vendredi, décembre 01, 2006

LA CRIMINALISATION DE LA DEMANDE TERRITORIALE MAPUCHE


Ce premier pan du diptyque sur la situation des Mapuche [1] a été rédigé par Fabien Le Bonniec, doctorant en anthropologie (EHESS, Paris) en train de finir sa thèse sur «les processus de reconstruction de la territorialité Mapuche au Chili (1883-2004)».

Voilà quelques années déjà que l’on voit fleurir sur les murs des grands centres urbains du Chili et d’Argentine ainsi que de certaines capitales d’autres pays, des graffitis ayant pour consignes la libération des «prisonniers politiques mapuche». Régulièrement, les rues de Santiago et celles du chef-lieu de la région de l’Araucanie, Temuco, sont envahies par des centaines, voire des milliers, de manifestants armés de cornes et tambours traditionnels réclamant «terre, justice et liberté pour le peuple Mapuche!». Circule sur internet, en format mp3, la chanson du groupe de jeunes mapuche vivant à Santiago, Wechekeche ñi Trawun, scandant «Liberté pour les Mapuche en lutte»…

Dans un ouvrage collectif d’intellectuels mapuches, au titre provocateur de ¡…Escucha winka... ! [2] et publié par LOM, l’une des maisons d’édition les plus prestigieuses du Chili, Sergio Caniuqueo, historien, rappelle que «les prisons d’Angol et Traiguen, hier comme aujourd’hui, continuent à être les centres de concentration des prisonniers politiques mapuche». Où que l’on soit, il est difficile de ne pas entendre parler des Mapuche, peuple autochtone du cône sud de l’Amérique latine, dont certains dirigeants et membres de communautés sont emprisonnés dans les geôles du sud du Chili, depuis plusieurs années, pour avoir réclamé leurs «terres ancestrales».


Malgré un certain prestige obtenu au niveau international grâce à l’accession au pouvoir d’une «présidente socialiste» et surtout à ses résultats économiques enviés par les pays voisins, le Chili est convulsionné de part et d’autre par la contestation de différents secteurs de la population – étudiants, lycéens, mineurs, fonctionnaires – tandis que les indices d’inégalité sociale ne cessent d’augmenter. Confronté à la résurgence d’un mouvement autonomiste mapuche aux revendications non seulement foncières, mais également civiques, le Chili éprouve des difficultés à régler sa «dette historique» avec ses peuples originaires.


La plupart des pays qui ont connu ce type de situation d’émancipation postcoloniale sont passés par une étape de «judiciarisation» des demandes des peuples autochtones, consistant en quelque sorte en la réappropriation de l’arme du colonisateur par les colonisés : la loi. Ce processus de «judiciarisation» se caractérise en effet par l’utilisation, voire la réinvention, des différents dispositifs, instruments et stratégies juridiques de la part des autochtones pour obtenir leur droit : c’est ainsi que, par exemple, le Canada a dû restituer des terres aux descendants des Premières Nations qui avaient fait valoir devant les tribunaux nationaux et internationaux des traités signés entre la Couronne britannique et leurs ancêtres, il y a plus de deux siècles.


Dans le cas du Chili, on a pu observer ces dernières années une tendance inverse qui a consisté, en guise de réponse aux demandes indigènes croissantes, à leur nier tout droit politique et à «criminaliser» les différentes manifestations de protestation menées par les communautés et organisations mapuche. La force de la loi, placée sous la tutelle du sacro-saint État de droit, du maintien de l’ordre et du bon «fonctionnement des institutions», a ainsi été utilisée depuis le retour à la démocratie (1990) pour faire face à des demandes dont on s’aperçoit aujourd’hui qu’elles auraient mérité d’être prises au sérieux et traitées politiquement, car elles concernent non seulement les différents groupes autochtones, mais également le peuple chilien dans son ensemble.


S’il est certain que l’appellation de «prisonniers politiques mapuche» est récente – l’apparition de cette dénomination datant, semble-t-il, de 1999 – la violence d’État envers les Mapuche, qu’elle soit symbolique ou physique, et leur emprisonnement arbitraire sont des phénomènes plus anciens. Il suffit de consulter la foisonnante littérature scientifique existant sur l’histoire du Chili et des Mapuche pour constater que la «question indigène» a souvent été abordée en termes de «problème» ou de «conflit», et traitée plus «par la force que par la raison» [3]. L’historien Gabriel Salazar, qui a reçu récemment le prix national d’histoire, résume très bien, dans une réflexion sur les «racines de la violence au Chili», cette relation ambiguë qui s’est instaurée dans les mentalités des chiliens :


L’armée «victorieuse» qui a vaincu les Péruviens par deux fois, qui n’a pas combattu les Argentins et qui a eu des difficultés avec les Espagnols, a été extrêmement «victorieuse» dans son effort pour, comme le disent les historiens classiques, «pacifier» l’Araucanie. Qu’est-ce que signifie «pacifier l’Araucanie» ? Expulser 80% de la population indigène vers le sud ou de l’autre côté de la Cordillère, leur prendre 85% de leurs terres et décimer la population dans des proportions qui n’ont jamais été calculées – car c’est le massacre le plus grand de l’histoire du Chili –, et aujourd’hui le problème mapuche est défini, pour le dire rapidement, comme policier ou même comme de sécurité intérieure. (…) Habituellement les relations avec les peuples indigènes dans ce pays ont été médiatisées par les guerres, et les guerres sont les évènements pratiques, catégoriques, brutaux, qui ont existé. (…) Toute la culture indigène, tout le passé indigène, toute l’identité ancestrale de cette terre, tout ce qui surgit de la culture de la terre nous l’avons situé de l’autre côté de la Frontera, la frontière guerrière du Bio-Bio. Nous ne l’avons pas intégré à notre mémoire comme une partie de notre identité. [4]


L’utilisation réitérée et arbitraire de la Loi antiterroriste – créée sous la dictature de Pinochet afin de réprimer la dissidence –, contre des membres et des dirigeants de communautés, en plein «retour à la démocratie», a permis à un grand nombre de Mapuche de prendre conscience du caractère politique de la violence à laquelle ils étaient soumis. S’il est certain que ce contexte répressif, de lutte contre le terrorisme, est lié à des conjonctures nationales, continentales voire internationales, on doit cependant constater que les Mapuche étaient qualifiés et jugés comme des terroristes avant septembre 2001, ce dernier événement n’ayant fait que renforcer l’impunité dont bénéficiait l’État chilien pour (mal)traiter ceux qu’il considérait comme des «terroristes».


Parmi les raisons de ce durcissement de la politique répressive de l’État chilien envers le mouvement autonomiste mapuche, il faut aussi tenir compte du fait que ce dernier a opéré depuis le début des années 90, et plus radicalement à partir de 1997, un virage considérable non seulement dans ses revendications, mais également dans ses modes d’actions, résolument plus agressifs. L’échec des politiques publiques et notamment le mépris et l’inapplicabilité de la Loi indigène, la relégation des Mapuche dans la couche la plus pauvre de la population chilienne, le scandale de la construction de la centrale hydroélectrique de Ralco en plein territoire mapuche-pehuenche [5] sont autant de motifs de contestation. C’est en agissant «là où ça fait mal» – c’est-à-dire, en s’attaquant aux exploitations des grandes entreprises forestières, aux grands domaines agricoles aux mains de riches propriétaires cumulant pouvoirs politiques et économiques ou encore aux grands projets promus par l’État chilien et des multinationales – et en ayant recours à des modes de mobilisations sensationnalistes que les Mapuche ont ainsi fait résurgence sur la scène publique et politique chilienne, non sans faire les frais de la violence d’État.


Un rapide décompte estime à plus de 350 personnes, principalement d’origine mapuche, le nombre d’arrestations lors des manifestations mapuche ces 5 dernières années, la plupart ayant été condamnées à des peines allant de la simple prison avec sursis, ou encore l’interdiction de participer à toute manifestation durant l’année pour des délits mineurs tels que «vol de terres» ou «désordre sur la voie publique», jusqu’à des emprisonnements fermes de 10 ans pour des accusations de «terrorisme». Dans ces différents cas, la Loi antiterroriste (18.234) et celle de sécurité intérieure de l’État (12.927) ont été invoquées une dizaine de fois [6].


La criminalisation passe aussi par la multiplication des interventions policières dans les communautés, se soldant par un grand nombre de blessés, d’enfants maltraités aujourd’hui encore traumatisés, et par la mort d’un jeune Mapuche, Alex Lemun, assassiné en toute impunité par la police chilienne en novembre 2002, lors d’une récupération pacifique de terres. Le phénomène de criminalisation ne s’arrête pas à ces opérations policières tout aussi spectaculaires qu’elles soient, mais se caractérise également par des opérations d’espionnage de dirigeants, d’infiltrations des organisations ainsi que de vols mystérieux d’ordinateurs dans leurs locaux. Cette nouvelle étape de la criminalisation a également été marquée par l’entrée en scène de groupes paramilitaires et de gardes forestiers, scénario que l’on pensait réservé à d’autres temps. Ces derniers sont soupçonnés aujourd’hui d’être les auteurs d’auto-attentats, afin de disqualifier et de faire accuser les dirigeants des communautés les moins dociles, tout en touchant l’argent de l’assurance des plantations incendiées.


Enfin, la criminalisation de la demande territoriale mapuche peut être plus subtile en s’en prenant non seulement aux dirigeants mapuche et à leurs familles mais aussi à tous ceux susceptibles de les soutenir : un avocat a vu son téléphone mis sur écoute, tandis qu’une autre a été accusée d’avoir été trop favorisé par les personnes qu’elle défendait… Quant au programme de Droit indigène de l’Université de la Frontera de Temuco, il a dû abandonner l’un de ses axes de recherche concernant l’étude de la question de la criminalisation territoriale mapuche [7], sur demande de la direction de l’université soucieuse de ne pas contrarier ses principaux bailleurs de fonds, constitués notamment d’entreprises forestières.


Différents rapports d’organismes internationaux de protection des droits humains et des peuples autochtones (Amnesty International, la Fédération internationale des Droits de l’Homme, le rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme et des libertés fondamentales des populations autochtones à l’ONU, Human Rights Watch…) ont fait part de leurs préoccupations face à la situation, obligeant le gouvernement de Ricardo Lagos (2001-2005) puis de Michelle Bachelet à prendre des mesures favorisant les peuples indigènes au Chili.


C’est ainsi qu’un vaste programme de «développement intégral», financé par un prêt contracté auprès de la Banque interaméricaine de développement (BID), a été mis en œuvre au sein de plus de 700 communautés indigènes au Chili, sans pourtant régler les demandes territoriales et politiques, principales sources des conflits actuels. Les dirigeants les plus réticents vis-à-vis de cette politique paternaliste sont souvent ceux qui ont été accusés et emprisonnés, produisant une division symbolique entre le «bon indien» consommateur des politiques de gouvernamentalité néolibérales promues par l’État et les organismes internationaux, et le «mauvais indien», le terroriste, délinquant, mettant en péril non seulement l’État de droit mais également le développement économique de tout le pays. C’est sur la base d’un tel discours fictionnel que le gouvernement chilien a pu depuis une dizaine d’années criminaliser la lutte du peuple mapuche en séparant les bons des mauvais, distribuant les bons points aux plus coopératifs et punissant les plus récalcitrants. Un article publié récemment dans El Mercurio, repris crédulement et traduit en français dans Le petit Journal [8], répète une fois de plus le même refrain et fait planer l’ombre du terrorisme rural sur le sud du pays – menace intérieure provoquée par une minorité, les «mauvais Mapuche», au détriment de la majorité, les «bons Mapuche» –, en parlant d’une «poignée de terroristes encagoulés qui prétend agir au nom de tous».


Face à une contestation de plus en plus grande de la part des Mapuche, mais aussi des Chiliens et de la communauté internationale, le gouvernement chilien actuel a dû cependant faire quelques concessions, en reconnaissant par exemple l’irrationalité de l’application de Loi antiterroriste envers des dirigeants mapuche, sans pourtant assurer l’annulation des condamnations de ceux qui en ont été victimes et dont les peines de prison ferme ont été alourdies de cinq à dix ans.


On croyait pourtant, à la suite d’une grève de la faim de 65 jours entreprise par quatre prisonniers politiques mapuche durant les mois de mars et avril 2006, que cette situation pourrait s’améliorer. Le gouvernement ainsi que différents parlementaires des partis de la Concertation pour la Démocratie, actuellement au pouvoir, s’étaient engagés à faire voter en urgence des réformes légales favorisant la libération rapide des personnes condamnées à des peines antiterroristes. Au bout de plusieurs mois de débats parlementaires, le cynisme reprit le dessus et lorsque le projet de loi pouvant aboutir à la libération des prisonniers politiques mapuche fut présenté devant le parlement chilien, ce sont les mêmes parlementaires qui s’étaient pourtant engagés quelques mois plus tôt à soutenir l’initiative, qui s’y opposèrent.


Autre preuve de cynisme de la part des gouvernants chiliens, tandis qu’ils appelaient à ne plus appliquer la Loi antiterroriste à l’encontre des militants mapuche, répondant ainsi à la demande des différents organismes de droits humains qui réclamaient des procès justes, les arrestations et les violences policières ont continué dans les communautés, mais cette fois-ci sous le prétexte de la poursuite judiciaire de voleurs de bétail, de récoltes ou de terrains… Dans le cas de la Loi antiterroriste comme de la loi commune, les procédures légales cachent mal l’incapacité du gouvernement chilien à répondre aux attentes du mouvement mapuche, dont il cherche à étouffer les revendications territoriales et politiques en stigmatisant et divisant le monde social indigène.
Alors que la voix des Mapuche a commencé à se faire entendre un peu partout à l’intérieur et à l’extérieur du pays, Michelle Bachelet, ne voulant pas entacher le prestige dont elle bénéficiait au niveau international, s’est empressée d’annoncer ces derniers mois de nouvelles initiatives en faveur du respect des droits des peuples indigènes [9], repositionnant du même coup le Chili dans les traités, accords et législations internationales se référant à cette problématique.


Mais quid des promesses de campagne présidentielle où la candidate Bachelet s’était engagée à ne plus appliquer la Loi antiterroriste contre des dirigeants mapuche, à faire cesser la criminalisation de leurs revendications et à obtenir des réductions de peine pour ceux qui avaient déjà été condamnés ? Depuis sa prise de fonctions, Michelle Bachelet a fait preuve de très peu d’originalité en matière de politique indigène ; elle s’est placée en stricte continuatrice de l’œuvre de son prédécesseur, Ricardo Lagos, quitte à payer les pots cassés comme c’est le cas aujourd’hui.
Fonctionnaires des institutions indigénistes relevés de leurs fonctions [10], scandales de corruptions, maintien de nombreux conflits dans les communautés, faisant parfois l’objet de violences, cuisant revers de l’échec parlementaire de la réforme de la Loi antiterroriste – qui devait permettre la libération prochaine de 8 personnes condamnées pour «terrorisme»–, après la suspension de la grève de la faim : autant de signaux qui révélent les limites des «politiques indigènes» mises en place depuis le retour à la démocratie, et laissent malheureusement présager la pérennisation des conflits avec leur lot de violences et d’injustices.


Cette conjoncture complexe met bien en évidence qu’il faudra plus que des prisons, des promesses et des bonnes intentions pour résoudre un conflit historique et civique soulevant la question importante de la place des peuples autochtones dans les Nations qui les ont colonisées. C’est à cette question que les peuples chilien et mapuche devront aussi essayer de répondre à la lumière d’autres expériences internationales mais surtout en innovant – en réussissant à fonder une citoyenneté de destin à caractère non-excluant, assurant le bien être et le respect de l’identité de chacun dans un pays multiculturel : le Chili.

Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latineNotes[1] Les Mapuche rejettent l’usage pluriel du mot mapuche, qu’ils considèrent comme un substantif collectif.[2] Est winka celui qui n’est pas mapuche.[3] «Par la raison ou par la force» est la devise du Chili figurant sur le blason des Armes de la République.[4] Salazar, Gabriel, 1999, “Raíces Históricas de la violencia en Chile”, Revista de Psicología, vol. VIII, n°2, p. 21.[5] Les Pehuenche sont une autre ethnie vivant elle aussi dans la région de l’Araucanie, au sud du Chili.[6] Le recours à ces lois spéciales, outre le fait qu’elles alourdissent les peines, restreint les droits des accusés tout en offrant à l’accusation différents privilèges telle que la possibilité d’utiliser des témoins anonymes.[7] Pourtant, les avocats de ce programme de droit indigène avaient pris la précaution de montrer une certaine distance avec le sujet, en n’assurant par principe aucune défense d’inculpés et en refusant d’employer la terminologie «prisonniers politiques mapuche», préférant la formule plus consensuelle et redondante de «personnes mapuches arrêtées dans le cadre du conflit territorial mapuche».[8] http://www.lepetitjournal.com:80/content/view/9899/1221/.[9] Michelle Bachelet s’est ainsi engagée ces derniers mois à obtenir une reconnaissance constitutionnelle des peuples autochtones, à ratifier la convention 169 de l’Organisation internationales du travail, à modifier la Loi antiterroriste et à voter en faveur du projet de Déclaration sur les droits des peuples autochtones aux Nations unies.[10] Le directeur de la Corporation nationale de développement indigène (CONADI), l’instance publique indigéniste, a été remplacé à deux reprises cette année, entraînant chaque fois une restructuration de la direction de cette institution.