jeudi, janvier 11, 2007

JEAN-PIERRE VERNANT EST MORT À 93 ANS

Redécouvreur de la Grèce antique, le philosophe est mort mardi à 93 ans.

C'était un guerrier grec. D'aucuns l'ont certes vu en orateur et en savant, certains en militant politique, en pétitionnaire et en manifestant, infatigable marcheur de la gauche ­ d'autres, même, en conducteur téméraire et parfois inconscient de voitures branlantes, sillonnant allégrement, sans souci des bordures, les ruelles de Belle-Ile, en marin-pêcheur ou en cuistot, assaisonnant quelque bar avec autant de science que d'amour. Mais c'était un guerrier grec. Grec par l'esprit, tout entier possédé des mythes, de la culture, des religions hellénistiques. Guerrier par la volonté, par cette force qui le faisait se mettre en colère, gronder, s'insurger contre la moindre injustice. Il était dur et tendre, raffiné et gouailleur, on l'imaginait ne parler que des dialectes de l'Attique, habiter de hautes sphères, et il l'était la simplicité même, parlant d'Ulysse ou d'Athéna comme on parle autour d'un apéritif de la pluie et du beau temps, de football ou du petit qui grandit. Guerrier grec: monsieur le professeur Vernant, détenteur de la chaire d'études comparées des religions antiques au Collège de France, «colonel Berthier», chef des Forces françaises de l'intérieur (FFI) de Toulouse et de Haute Garonne, puis de toute la région du Sud-Ouest. Protecteur de la liberté, chercheur de la vérité.

De la philosophie à la Résistance

Entre sa vie de militant politique et sa vie de chercheur, Vernant n'a jamais dressé de murs: il n'a fait que nourrir l'une par l'autre, traquant la politique qui est dans le mythe et dénichant les mythes que fait naître la politique, recherchant dans les mondes passés des Lumières pour le monde présent, tentant de rassembler le maximum de vérité pour pouvoir dresser des fortifications autour de la liberté. Ces dernières années, souvent frappé par des deuils, il s'était quelque peu mis en retrait. Il était là comme une invisible présence, une conscience, certes pas un modèle ­ il en eût ri ­ mais une exigence morale: ne pas considérer que tout se vaut, ne pas baisser la tête, ne pas accepter qu'on touche à ce qui fait la dignité de l'homme, faire que jamais l'optimisme de la volonté ne soit anéanti par le pessimisme de l'intelligence. Et, de fait, Jean-Pierre Vernant a rendu plus intelligents non seulement des générations d'étudiants mais tous ceux qui, un jour, ont ouvert l'un de ses livres. De son oeuvre, tous s'accordent à dire qu'elle a fait «redécouvrir la Grèce». Et il n'est pas un seul secteur des sciences humaines et de la philosophie qui n'ait intégré ce que Vernant a dit du mythe, du passage du mythe au discours rationnel, de la naissance de la cité démocratique, de la religion comme univers mental avec son outillage symbolique et sa logique propre, des interpénétrations du social et du religieux.
Jean-Pierre Vernant est né le 4 janvier 1914, à Provins, en Seine-et-Marne. Son grand-père dirigeait un journal républicain et anticlérical, le Briard. Il ne connaît pas son père, agrégé de philosophie, qui héritera du Briard et, engagé comme 2e classe dans l'infanterie, sera tué lors de la Première Guerre mondiale. Il perd aussi sa mère très jeune. Il fait toutes ses études secondaires au lycée Carnot, et sa «prépa» à Louis-le-Grand. Il étudie la philosophie à la Sorbonne, et est reçu premier à l'agrégation, en 1937 ­ comme son frère Jacques, deux ans plus tôt. Les années passées au Quartier latin sont à la fois les années d'intense fréquentation de Platon, de Diderot et de Spinoza, et, déjà, des années de lutte antifasciste, au sein des Jeunesses communistes. Mobilisé, il reste dans l'armée jusqu'à la débâcle. Depuis le 30 novembre 1939, il est marié à Lida Nahimovitch. L'arrivée de Pétain ôte tous ses doutes sur la nécessité du combat. Il se lance avec son frère ­ ils sont alors à Narbonne ­ dans l'impression, la distribution et l'affichage de ses premiers papillons: «Vive l'Angleterre tant que vive la France» ou «Le mot d'ordre de l'Internationale fasciste: traîtres de tous les pays, unissez-vous.» Son entrée dans la clandestinité se fait par l'intermédiaire de son frère Jacques, qui était à Clermont-Ferrand avec Jean Cavaillès. Quelque temps après, Lucie et Raymond Aubrac prennent contact avec lui et lui demandent d'assumer la responsabilité des groupes paramilitaires du mouvement Libération pour la Haute-Garonne. «Il ne me semblait pas qu'il y avait coupure entre ma façon de penser philosophiquement et mon engagement politique. Une notion aussi essentielle à la philosophie que celle de philia ­ l'amitié ­, n'est pas étrangère à ce qui se passait dans les réseaux de Résistance! Nous avions des raisons politiques de nous battre, et des raisons vitales: ma femme était juive, comme beaucoup de camarades. Mais ce qui était essentiel aussi, c'était le groupe lui-même, la manière dont se créent les canaux de communication, les noyaux d'affection, les complicités, la camaraderie, la confiance, le dévouement réciproque ; la manière dont "quelque chose" circule pour créer une communauté. Les Grecs représentaient cela sous la forme d'un daimôn ailé, qui va de l'un à l'autre. Encore aujourd'hui je les appelle mes copains», déclarait-il à Libération en septembre1996.

Une entrée fracassante

Après la guerre, il adhère au PCF (qu'il a quitté une première fois en 1937), et, entre 1946 et 1948, devient «journaliste» et tient la page de politique étrangère d' Action. Avec le Parti, ses rapports sont assez tempétueux. Vernant est terrorisé parce qu'était alors la «section idéologique» du Parti (où il est qualifié de «termite»), supporte mal le centralisme démocratique et l'absence de liberté de parole. Dès 1956, il fera partie de l'«opposition interne», puis quitte le Parti, auquel il appartient ensuite de nouveau, jusqu'en 1970. Il enseigne la philosophie: d'abord à Toulouse puis à Paris, au lycée Jacques-Decour. Chercheur au CNRS entre 1948 et 1957, il continue son engagement politique, contre la guerre d'Indochine, puis contre la guerre d'Algérie. En 1964, il fonde le Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes (Centre Louis-Gernet), qu'il dirigera jusqu'en 1985. A partir de1957, il est aussi directeur d'études à l'Ecole pratique des hautes études. En 1975, il est élu au

Collège de France.

Son entrée sur la scène intellectuelle, fracassante, se fait en 1962, date de publication (PUF) des Origines de la pensée grecque. Vernant sait évidemment ce qu'il doit à Claude Lévi-Strauss et à Georges Dumézil, mais l'apport de ce livre ­ puis de Mythe et pensée chez les Grecs, de Mythe et société en Grèce ancienne, de ceux qu'il écrira avec Pierre Vidal-Naquet ( Mythe et tragédie en Grèce ancienne ou la Grèce ancienne, en trois volumes) et Marcel Detienne (les Ruses de l'intelligence. La métis des Grecs) ­ est vraiment nouveau.

Les légendes et les mythes grecs cassés

Jean-Pierre Vernant veut comprendre comment était historiquement apparue en Grèce la pensée rationnelle. Mais, faisant sien l'héritage de Louis Gernet, helléniste, spécialiste du droit grec et sociologue, ami intime de Marcel Mauss, et d'Ignace Meyerson, fondateur de la psychologie historique dont l'influence sera décisive, il casse les schémas habituels des études de la Grèce ancienne, de ses «mythes et légendes», et, pour expliquer le passage du mythe à la raison ­ qui est consubstantiel à l'invention de la démocratie ­, il ignore volontairement la frontière entre textes littéraires, juridiques, philosophiques, économiques... afin de saisir un «système global» seul capable de laisser voir les formes et les degrés d'imbrication du religieux, du social, du mental, et de ne pas séparer la «pensée grecque» du cadre historique et social qui l'a vu naître, c'est-à-dire la cité-Etat, caractérisée par la libre discussion et la gestion «en assemblée» du pouvoir. C'est donc tout le «monde grec» que Vernant va peu à peu reconstruire, sa «mentalité», ses arts, ses façons de voir, d'aimer, d'imaginer, de travailler, en montrant que la première sagesse a été une réflexion politique et morale, qui a fixé les fondements d'un nouvel ordre humain, capable de substituer au pouvoir absolu du monarque, des nobles ou des puissants, une loi égalitaire, commune à tous, l'organisation d'une cité où chaque citoyen est tour à tour ou «en alternance», soumis et dominant.

L'oeuvre est trop large pour être résumée. Mais elle a frappé les esprits parce que, peut-être pour la première fois, elle attestait la façon dont le passé est un véritable miroir des temps actuels. Qu'est-ce qui, en effet, a marqué les grandes lignes de l'évolution qui, de la monarchie mycéenne, a conduit au déclin du mythe, à l'émergence de la rationalité et à la cité démocratique? L'apparition d'un type de pensée étranger à la religion, de l'idée d'un ordre cosmique ne reposant plus, comme dans les théogonies traditionnelles, sur la puissance d'un dieu souverain, mais sur des lois immanentes à l'univers, naturelles, de l'avènement d'une cité qui ne traduit pas seulement des transformations économiques ou politiques, mais implique un changement de mentalité, la découverte d'un autre horizon intellectuel, d'un autre espace social, centré sur l' agora, sur la place publique... Que signifie aujourd'hui le «retour du religieux» ou la «crise de la démocratie»? On ne sait pas où l'on irait si on ignorait d'où on venait. Le regard du «guerrier grec» éclaire l'avenir. On ne saurait dès lors songer à dire adieu à Jean-Pierre Vernant.

France Culture rediffusera dimanche 14 janvier, de 16 h à 22 h, les dialogues de Jean-Pierre Vernant avec Jacques Le Goff, François Hartog, Lucie Aubrac, Pierre Vidal-Naquet, Jacques Lacarrière et Jean Bollack.
Par Robert MAGGIORI


Jean-Pierre Vernant : le sens de la vie
par François Busnel Dans Lire, décembre 2004 / janvier 2005