jeudi, février 22, 2007

LES CHIFFRES DU « MIRACLE ÉCONOMIQUE » DE PINOCHET


Il n’y a pas photo; la pire distribution des richesses s’est effectuée durant les années 80 et la démocratie chilienne en a hérité. La droite continue de remercier le dictateur récemment disparu pour avoir « mis en ordre économiquement » le pays.
par Christian Palma


C’était la première moitié des années 80, une époque marquée par de fortes agitations. La dictature instaurée au Chili par Augusto Pinochet faisait des ravages non seulement par la violation systématique des droits humains, mais aussi à cause d’une profonde crise économique qui, à son apogée, a conduit le système financier à la faillite en 1982. De plus, elle a généré l’un des taux les plus élevés de chômage et de pauvreté dont le pays puisse se souvenir. À cette époque, Horacio O. avait 22 ans ; il était père de trois enfants et n’avait pas de vrai métier. Après avoir suivi seulement quelques cours au collège, il faisait partie des milliers de sans emploi et des 45% de pauvres qui pullulaient à travers le Chili à la recherche d’une opportunité.

« Ç’a été une mauvaise période, très mauvaise. Nous n’avions rien à mettre dans la marmite. Parfois, avec ma femme, on cuisinait des oignons et des patates qu’on avait récupérés dans les restes des marchés itinérants et on préparait une petite soupe pour les enfants. Quand j’apprenais qu’il y avait des postes à pourvoir dans les nombreuses constructions de bâtiments dans le "haut quartier", je me levais à 5 heures du matin, je m’arrosais le visage avec de l’eau glacée pour me réveiller dans le patio, et je partais en bicyclette. La moitié d’un pain avec de la margarine pour l’aller et l’autre moitié pour le retour. Parce que le retour, sans travail et la faim au ventre, était bien pire. Pendant une longue période, j’ai vécu ainsi, en me débrouillant pour manger. » Les paroles de Horacio, 24 ans après, semblent lointaines, inimaginables, presque d’un autre monde. Les derniers chiffres de la Commission Economique des Nations Unies pour l’Amérique Latine et les Caraïbes (CEPALC) indiquent que le Chili est l’un des pays de la région au taux de pauvreté le plus bas, avec 18% de la population dans cette situation. Il a même déjà atteint les objectifs du millénaire pour le développement de réduire de moitié la proportion de personnes en situation d’extrême pauvreté par rapport à 1990. L’indigence, si elle existe toujours, continue de décroître.

Horacio O. travaille aujourd’hui dans une boutique qu’il a ouverte dans son quartier, situé dans la populeuse et brave commune de La Pintana, dans la périphérie du grand Santiago. Les enfants sont grands maintenant et ils se débrouillent tout seuls. La peine pour l’aîné, Andrecito, mort lors d’un incident confus avec des carabiniers en 1987, s’est un peu apaisée avec la mort du dictateur. Ainsi, en vendant des choses de première nécessité, il réunit près de 500 dollars par mois, tout juste de quoi vivre pour lui et son épouse. Tout un luxe. En 1982, quand il mangeait du pain sec et buvait du thé passé quatre fois, il se mettait dans la poche, avec un peu de chance, 55 dollars au cours actuel. Et il travaillait à balayer les rues, à ramasser les poubelles des maisons paltonas de Providencia ou à nettoyer les toilettes du matin au soir « grâce » aux plans pour l’emploi d’urgence mis au point par l’appareil militaire. Les humiliants et tristement célèbres plans d’exploitation temporaire de Pinochet, connus comme le PEM et le POHJ.

« Remerciement », « il a mis le pays en ordre économiquement », « il a apporté l’équilibre et la sécurité ». Ce ne sont là que quelques-unes des phrases que l’on n’a cessé d’entendre depuis l’autre trottoir, celui des clinquants porte-billets de cuir des chefs d’entreprises millionnaires chiliens.

Cela a semblé étrange à certains et moins à d’autres (les plus vieux) que le dirigeant - récemment élu- de la Confédération de la Production et du Commerce (CPC), Alfredo Ovalle, pour sa première action publique, assiste aux funérailles du dictateur. De fait, le jour de la crémation de Pinochet, la corporation avait ses élections présidentielles. Sans honte aucune, ils ont avancé leur cérémonie d’une heure pour qu’ils «puissent arriver à l’heure » et rendre un dernier hommage à celui qui leur permit d’amasser une grande fortune. Justement, ceci fut un autre des objectifs que recherchait le système idéologique de Pinochet : créer un nouveau pouvoir économique privé, sans racines historiques, ce qui laissa la place à l’émergence de nouveaux groupes économiques, qui se construisirent sur la série de facilités créées pour la mise en place de sociétés financières.

« Cela me semble pour le moins discutable qu’il aille aux funérailles de Pinochet et qu’il dise ensuite qu’il veut s’asseoir et discuter avec les travailleurs », dit Arturo Martínez, président de la Centrale Unitaire des Travailleurs (CUT). Martínez fut relégué à Chañaral, au nord du Chili et, comme dirigeant, il a vécu personnellement la persécution et l’extermination totale des syndicats et des acquis obtenus durant des années de lutte syndicale.

L’économiste de la CEPAL, Ricardo French-Davis, est l’un des plus mieux placés pour examiner « l’héritage des Chicago Boys » [les économistes chiliens formés à l’école de Milton Friedman dans les années 1950-1960, ndlr]. Il a lui-même suivi son master et son doctorat dans cette école [l’Ecole de Chicago, ndlr], bien qu’il se soit toujours montré critique envers le modèle néolibéral. « Si on analyse la politique économique entre 1969 et 1970, où l’on se plaignait de la mauvaise distribution des richesses, cela s’est détérioré durant la première moitié du gouvernement de Pinochet et plus encore pendant le seconde moitié. S’il est vrai que pendant sa seconde période furent introduits des éléments pragmatiques, ce fut avec une tendance très régressive. La pire distribution des richesses en cinquante ans d’informations dont on dispose, cela a été durant les années 80, et cela nous en avons hérité dans la démocratie », explique-t-il.

Cela fait s’effondrer le mythe des succès économiques de Pinochet ?

Il y a un petit chiffre qui dit tout : la croissance moyenne durant ces 16 ans fut de 2,9%. Sous les gouvernements de Concertation [la Concertation des partis politiques pour la démocratie, ndlr], et malgré toutes les erreurs commises, elle fut de 5,6%. (...)

Une autre personne qui apporte des arguments pour faire tomber ce mythe est Ernesto Livacic, qui fut surintendant des Banques entre 1998 et 2000 : «La réforme financière, comme toutes celles entreprises par le gouvernement militaire, a été faite dans un contexte de grande idéologisation et sous une dictature, c’est-à-dire, sans opposition et sans une large discussion. Cela a conduit à l’excès ou à des solutions sur le papier, qui ne prenaient pas en considération des éléments de la réalité. En outre, la crise bancaire de 1982 ne peut être associée au gouvernement de Allende, il s’était passé 8 ans et tout était différent».

Des études récentes de la Chambre des députés disent qu’entre 1985 et 1989, l’État du Chili s’est défait de 30 entreprises, ce qui a signifié une perte d’un milliard de dollars. Par conséquent, cela a affaibli l’État et a permis aux grandes entreprises de continuer à croître.

Selon Orlando Caputo, économiste à l’Université du Chili, le terrorisme politique et économique des 4 derniers mois de 1973 - à partir du coup d’État du 11 septembre -, parvint à faire baisser la part des salaires dans le Produit Intérieur Brut (PIB) de 52% en 1972 à 37% en 1973. 15% qui équivalent à une diminution de 30% de la masse globale annuelle des salaires. De 1979 à 1989, la participation des salaires dans le PIB a poursuivi sa chute, alors que les profits ont augmenté. À la fin de la dictature, la part des salaires était descendue à 31 et 32% respectivement et les profits atteignaient 56%.

La participation des salaires dans le PIB baisse de 20% de 1972 à 1988-1989. Si l’on ajoute les parts des salaires qui ont été transférées aux profits des chefs d’entreprises pendant les années de la dictature, on en arrive à un chiffre si élevé qu’il équivaut à la valeur totale de toutes les entreprises chiliennes, à la valeur de toutes les maisons des quartiers résidentiels et à la valeur globale des hôtels et des maisons des nouvelles zones touristiques.

« C’est un modèle qui a échoué. Avec une vision idéologisée du fonctionnement des marchés, ils n’ont pas compris comment cela fonctionne et ils ont créé cette situation pré-cyclique pour renforcer le développement productif, mais avec beaucoup d’erreurs. C’est aussi ce qui est arrivé à Menem en Argentine et à Salinas au Mexique. Ce qui est intéressant, c’est de voir que plusieurs des réformes faites par l’Amérique latine en démocratie, à partir des années 90, sont assez similaires aux changements de 1973 à 1981 au Chili et les résultats sont visiblement mauvais. Durant ces 16 ans, l’Amérique latine a connu une croissance de 2,7% », conclut French-Davis.

Horacio O. prend tranquillement le thé dans son épicerie. À la télévision, achetée à crédit, il regarde les informations. Il rit. Aux funérailles sont présents les mêmes qui dépensaient des fortunes dans les restaurants où, il y a des années, il enlevait la merde des new rich chilensis. Aujourd’hui, avec sa femme, il est heureux. Il n’a de comptes à rendre à personne. « Pas même quand je mourrai, [...] », dit-il, en pesant un demi kilo de pain, qui n’est désormais plus dur.



Source : Página 12 (http://www.pagina12.com.ar/), 24 décembre 2006.
Traduction : Cynthia Benoist, pour le RISAL (http://www.risal.collectifs.net/)

GLOSSAIRE

Chicago Boys

Les Chicago Boys sont un groupe d’économistes chiliens qui ont conduit la politique économique de la dictature de Pinochet.
Ces économistes ont été pour la plupart formé au sein du département d’économie de l’Université de Chicago, d’où leur surnom.
Ils sont généralement associés à la théorie néoclassique des prix, au libre marché libertarien et au monétarisme ainsi qu’à une opposition au keynésianisme.

Commission économique de l’ ONU pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC)

Selon le dictionnaire des termes commerciaux du Système d’information sur le commerce extérieurde l’Organisation des Etats américains (OEA), « la Commission économique des Nations Unies pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) est l’une des cinq commissions régionales des Nations Unies. Elle a été fondée aux fins de contribution au développement économique de l’Amérique latine, de coordination des actions menant à cette fin et de renforcement des relations économiques entre les pays de la région et avec d’autres nations du monde. La promotion du développement social de la région est un élément qui a été ajouté par la suite au nombre de ses objectifs principaux. Membres (41) : Antigua-et-Barbuda, Argentine, Bahamas, Barbade, Belize, Bolivie, Brésil, Canada, Chili, Colombie, Costa Rica, Cuba, Dominique, Équateur, El Salvador, Espagne, États-Unis, France, Grenade, Guatemala, Guyana, Haïti, Honduras, Italie, Jamaïque, Mexique, Nicaragua, Panama, Paraguay, Pays-Bas, Pérou, Portugal, République dominicaine, Royaume-Uni, Saint-Kitts-et-Nevis, Sainte-Lucie, Saint-Vincent-et-les Grenadines, Suriname, Trinité-et-Tobago, Uruguay et Venezuela. Membres associés (7) : Anguilla, Antilles néerlandaises, Aruba, Îles Vierges britanniques, Îles Vierges des États-Unis, Montserrat et Puerto Rico ».

Concertation des partis politiques pour la démocratie

La Concertación de Partidos por la Democracia (CPD) est une coalition démocrate chrétienne et socialiste qui dirige le Chili depuis la fin de la dictature. Ladite CPD (ou Concertación) réunit d’abord 17 partis autour de Patricio Aylwin, démocrate-chrétien, du Partido Demócrata Cristiano (DC), qui remporta les élections de 1989. Eduardo Frei, du même parti, lui succéda en 1993, puis se fut le tour du président Ricardo Lagos, Partido Socialista de Chile (PS) et ancien ministre sous les précédents mandats, d’accéder à la présidence en 2000. Depuis mars 2006, C’est Michelle Bachelet préside le pays. La CPD est actuellement formée des organisations suivantes : le Parti socialiste du Chili, le Parti pour la démocratie (PPD), le Parti radical social démocrate, le Parti démocrate-chrétien.

Menem, Carlos

Carlos Menem, dirigeant péroniste, président de la République argentine de 1989 à 1999. Personnage haut en couleur, ses deux mandats se sont caractérisés par un mélange de truculence populiste et de néolibéralisme agressif. Sa politique de privatisations massives et de démantèlement du secteur public a été marquée par un degré de corruption sans précédent.

Produit Intérieur Brut (PIB)

Le Produit intérieur brut traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.

Salinas de Gortari, Carlos

Carlos Salinas de Gortari, président du Mexique de 1988 à 1994, membre du Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI).

dimanche, février 18, 2007

Ronnie Ramirez


Né en 1971 à Santiago du Chili, il émigre en Belgique à l'âge de quatre ans. Il étudie le cinéma à l'INSAS (section image). Opérateur puis chef opérateur sur des courts, longs métrages et documentaires. Après son premier film Les Fantômes de Victoria, tourné au nord du Chili, il réalise Palestine, ceux qui gardent la clé en 2003, dans le cadre d'une délégation artistique de solidarité en Palestine.

Les images du peuple

Du Mercredi 21/2/2007 au Jeudi 22/2/2007, à 19h00Marseille (13)Rencontre avec le cinéaste chilien Ronnie Ramirez et les membres fondateurs de Señal 3, télé libre (Télévision Populaire Alternative) du quartier de La Victoria à Santiago du Chili, Luis Lillo et Cristian Valdivia.

Projection du film documentaire « Un monde absent », de Ronnie Ramirez, et de vidéos produites par Señal 3 sur l'actualité chilienne.
En plus : une exposition de 30 photos de télé libres du Chili (dont une télé bilingue montée avec les indiens mapuche du Chili).
Dates & lieux :
Le 21 février à 19h Mille Bâbords : 61, rue Consolat 13001 MarseilleEntrée libreLe 22 février à 19h Polygone Etoilé : 1, rue Massabo 13002 MarseilleEntrée libre
Rendez vous sur les ondes :
Vendredi 23 février à 16hEmission Sudacas, Radio Galère 88.4 FM
Mercredi 28 février à 12h30Emission Nuestra America, Radio Zinzine 88.1 FM

mercredi, février 14, 2007

Windsurf - Chili

Déjà 10 jours que nous sommes au Chili, mais pour ce premier article, un petit retour en arrière s’impose…
Apres 20 heures d’avion et des escales à Zürich et Sao Paulo, nous posons enfin le pied au Chili... Première étape de notre voyage, Pichilemu, petite station balnéaire à environ 250 km de Santiago. L’arrivée sur Pichilemu nous fait vite oublier la chaleur étouffante de l’intérieur des terres et les 6 heures de bus à 50km/h de moyenne… Une vague de 2 mètres déroule parfaitement le long d’un banc de sable et les surfeurs encore à l’eau en cette fin de journée s’offrent des rides de plus de 500 mètres !!! Mais ce qui nous surprend le plus est de croiser tant de monde : Pichilemu est en effet en pleine effervescence, la plupart des chiliens étant en vacances d’été au mois de février, l’équivalent de notre mois d’août. La plage est bondée et les baigneurs ne sont pas refroidis par l’eau à 14 degrés... Et le soir, la ville s’anime au son du reggaeaton entre vendeurs d’empanadas de queso et de papas fritas : une version sud américaine de la Côte d’Azur en plein été !

Nos premiers jours sur place sont plus placés sous le signe du surf que du windsurf... Pas moins de trois vagues de classe mondiale dans un rayon de 10 km : Punta de Lobos, Infernillo et la Puntilla. Du surf d’une qualité extraordinaire donc mais aucun signe de vent.

Enfin, mercredi dernier, Windguru s’affole en annonçant 14 nœuds pour la fin d’après-midi... Mais la côte au nord de Pichelimu se révèle être un véritable accélérateur de vent ! Une fois sur le spot, navigation en 4.2 m² pour Tom et en 3.7 pour Caro. Evidemment, les vagues ne manquent pas, bienvenue dans le Pacifique !
Cinq windsurfers à l’eau dans un environnement sauvage entre les phoques et les pélicans, mais tout a un prix.... Une heure de piste pour arriver au spot, 4x4 obligatoire et surtout une vague rapide dans un vent fort et irrégulier…
Il nous reste désormais 3 mois pour nous habituer à notre nouveau terrain
de jeu !

Tom & Caro

lundi, février 12, 2007

Couplet sur Pinochet à Cadix


Pinochet inspire les humoristes "Le théâtre Falla de Cadix est l'un des rares lieux où l'on peut voir des hommes habillés comme Franco chanter une chanson à Pinochet." Le décor est planté par le quotidien espagnol El País, qui met un coup de projecteur sur le carnaval de Cadix, une manifestation culturelle d'une dizaine de jours durant laquelle se déroule notamment une compétition entre humoristes.

Chaque année, un thème spécifique est proposé aux différentes troupes ou acteurs qui montent sur les planches. "Dans le cadre d'un concours lancé par Amnesty International, qui espère que cette fête populaire aide également à ouvrir les consciences, certains artistes ont rempli leurs textes de réflexions sur les droits de l'homme. Cette année, le meilleur couplet sur Pinochet sera récompensé et la plupart des troupes qui participent à ce festival ont relevé le défi."

C'est pourquoi l'ancien dictateur chilien, décédé au mois de décembre 2006, vole la vedette à d'autres despotes ou autocrates dans la ville andalouse. La troupe Esto conmigo no pasaba (Avec moi, ça se serait pas passé comme ça) y est ainsi allé de sa petite prose, en se glissant dans le costume du défunt Franco. "Bienvenue dans l'enfer des dictateurs, commandant en chef du peuple chilien. Hitler et Mussolini t'attendaient. Tu endureras la joie permanente des hommes qui jouent de la guitare/ avec les mains de Victor Jara [chanteur chilien engagé exécuté tout de suite après le coup d'Etat]/ avec les âmes que tu as jetées à la mer." Un jury est chargé de départager les différents participants, et le nom du gagnant sera annoncé le 16 février.


jeudi, février 08, 2007

Photos de Gerhard Hüdepohl

PUMALÍN PARK

 PUMALÍN PARK, PHOTO FRANK ZELLER

Tout récemment, Douglas et Kris Tompkins, le couple de millionnaires américains, ont fait don au Chili et à l’Argentine de deux nouveaux parcs nationaux. Sur place, pourtant, nombreux sont ceux qui souhaitent les voir quitter les lieux...
Notre civilisation industrielle, qui nous incite de moins en moins à être en contact avec la nature, est porteuse d’une vision du monde qui réduit cette nature à un ensemble de ressources exclusivement économiques, voire esthétiques. La vision du monde des Tompkins est différente ; en partie, semble-t-il, parce que ces derniers voient la Terre comme une planète blessée.

Plusieurs choses peuvent expliquer cette réaction hostile : sentiments anti-américains, intérêts spécifiques locaux mais aussi positions culturellement divergentes sur la philanthropie écologique, une démarche qui consiste à acquérir des étendues sauvages pour en assurer la conservation. Selon les critiques locales, les Tompkins sont, avant tout, de riches ‘gringos’ qui, à l’instar d’autres étrangers illustres tels que Ted Turner, George Soros ou Silvester Stallone, se ruent sur les terres de Patagonie pour en tirer profit. Doug et Kris Tompkins ont déjà ouvert onze parcs naturels, d’une superficie totale de plus de 800000 hectares ; on les a pourtant traités d’espions américains, ils ont été frôlés par des jets de l’armée de l’air chilienne et ont même été menacés de mort.

Leur histoire illustre, certes, leurs réussites mais aussi les pièges d’une démarche qui consiste à acquérir, restaurer et sauvegarder des espaces naturels - un mouvement qui s’est développée progressivement et qui draine aujourd’hui plusieurs milliards de dollars. Pionniers de ce mouvement, les Tompkins ont appris - à leurs dépens - cette vieille leçon : à vouloir trop bien faire, on peut, parfois, s’attirer des ennuis.

Abordables et agréables

J’ai acheté mon premier terrain presque sans réfléchir. Il est vrai que cela ne coûtait rien et que le paysage était magnifique ”, raconte Doug Tompkins, un homme au teint hâlé et aux cheveux argentés, dans son loft spacieux de Puerto Montt, au sud du Chili, un lieu qui sert de QG local à son organisation. “ C’est à partir de ce moment-là que tout a commencé.

Doug Tompkins, créateur de la ligne North Face, la marque de vêtements et d’équipements de sport mondialement connue, a également été le co-fondateur de la ligne Esprit. Quant à son épouse, Kris Tompkins, elle a été longtemps à la tête de la compagnie Patagonia, le fabricant de vêtements pour activités de plein air. Amoureux de la nature depuis toujours, amateur de grimpe, de kayak en eaux vives, pilote, et, même, ex-skieur olympique, Doug Tompkins connaît bien les fjords déchiquetés du sud du Chili qu’il a visités à plusieurs reprises dans les années 1960 et dont il s’est, depuis, littéralement épris. C’est en 1989 que les Tompkins décident de tout laisser derrière eux : ils vendent les participations qu’il détiennent dans leurs entreprises respectives et quittent San Francisco pour s’installer dans cette région isolée du Chili où ils vivent actuellement et où ils adoptent un style de vie simple (sans électricité), en harmonie avec la nature.

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi ce lieu a enchanté les Tompkins. Les flancs des volcans aux sommets enneigés, couverts d’une forêt dense, plongent dans les eaux glacées, et l’ancienne forêt tropicale (qui reçoit 6000 mm de pluie par année), recouverte de son linceul de brume, abrite des alerce géants, des arbres qui avaient déjà mille ans à l’époque de Jésus-Christ...

Mais l’alerce, une espèce autrefois commune, comme le séquoia de Californie, est, à l’heure actuelle, en voie de disparition. Or, pour Doug Tompkins, l’extinction des espèces représente la crise majeure pour l’avenir de la planète et de l’humanité, et le combat pour sauvegarder la biodiversité, “ le facteur dont dépend tout le reste ”, doit, selon lui, être au centre des préoccupations.

Au début des années 1990, D. Tompkins a donc créé la Foundation for Deep Ecology, une organisation à but non lucratif visant à promouvoir les idées du Norvégien Arne Naess, un philosophe qui s’oppose à tout ce qui est “ méga-technologie ” (soit aussi bien aux centrales nucléaires qu’aux postes de télévision ou aux turbines à vent) et en appelle à un démantèlement de la “ société techno-industrielle ”. (Tompkins, moins extrême, n’a banni ni les ordinateurs ni les petits avions qu’il utilise pour se déplacer entre le Chili et l’Argentine mais cette “ étreinte stratégique ” de la technologie reste au service de la mission particulière qu’il s’est donnée il y a quinze ans et qui consiste à préserver du mieux qu’il peut une nature vierge.)

Selon D. Tompkins, nous nous sommes éloignés de la nature. “ Nous imaginons que nous pouvons la mettre sous verre et vivre au-dessus d’elle. Nous avons placé l’intelligence humaine au-dessus de la sagesse de la nature ”, regrette-t-il. Pour le millionnaire activiste, tout autre acte charitable, comme le combat pour l’éradication de la pauvreté ou de l’analphabétisme ou la lutte contre le travail des enfants, est secondaire au regard de la sauvegarde de la biodiversité. “ Il ne peut y avoir de justice sociale sur une planète morte ”, rappelle-t-il, non sans ironie. D’où sa décision de joindre l’acte à la parole et d’acquérir le plus possible de terres sauvages, vierges et peuplées d’espèces de toutes sortes.


Doug Tompkins a commencé à s’intéresser à la protection de la nature en 1979, époque où il a créé Esprit Park, un parc de séquoias qu’il a installé au sommet d’un building de San Francisco. En 1990, il aidait la compagnie britannique Cat Survival à acquérir une forêt tropicale de plus de 4000 hectares à Misiones, en Argentine, connue aujourd’hui sous le nom d’El Piñalito Provincial Park. Mais c’est en 1992, avec l’achat d’un ranch à moitié abandonné de la province chilienne de Palena, que le couple a véritablement commencé à battre campagne et s’est mis à acquérir des terres dans le but de les préserver. Au cours des années, grâce à l’achat des parcelles de terrains environnant le ranch, appartenant à l’origine à des propriétaires pauvres ou absents, les Tomkins ont créé le Parque Pumalín, dont la taille équivaut, à l’heure actuelle, à celle de l’immense parc Yosemite. Ce parc, qui constitue le joyau de leur collection, leur a coûté plus de 30 millions de dollars.

Aujourd’hui, les Tompkins utilisent leurs propres fonds mais aussi ceux de donateurs pour acquérir de nouveaux terrains, situés des deux côtés des Andes, cela par le biais de leurs organisations, la Conservation Land Trust et Conservación Patagónica. Ils achètent notamment de vieilles fermes, dont ils arrachent les clôtures et autres structures fabriquées par l’homme afin que la faune et la flore puissent reprendre leurs droits, effaçant ainsi les méfaits occasionnés par la pratique agricole - et le surpâturage intense en particulier. Récemment, en Argentine, les Tompkins ont fait une donation de 1,7 millions de dollars à la Fondation Vida Silvestre Argentina afin que cette dernière puisse acquérir le domaine Monte Leon, situé près de Rio Gallegos, un terrain de 63000 hectares consacré à l’élevage de moutons. A son tour, ce groupe local en a fait don au Service national des parcs qui se trouvait être à court d’argent. Le parc de Monte Leon est aujourd’hui le premier parc national marin ; il abrite des éléphants de mer austraux et des pingouins Magellan.

Les Tompkins ont également acheté une partie des marécages d’Esteros del Iberá, situés dans la province subtropicale de Corrientes, au nord de l’Argentine, un territoire qui contient peut-être encore plus d’espèces que le Pantanal, le légendaire parc brésilien. 70% de ces 30000 hectares sont destinés à la conservation et à l’écotourisme, et le couple projette d’y réintroduire le fourmilier, le cerf de la pampa et même le jaguar.

A la mi-janvier 2005, Doug Tompkins s’est également associé au président chilien Ricardo Lagos pour inaugurer le parc national de Corcovado. Environ un tiers du territoire, soit quelque 85000 hectares, ont été offerts par les Tompkins ; le reste appartenait à l’État et à l’armée. Soulignons enfin que les Tompkins - bien que leur propriété de Pumalín, qui offre une belle vision d’ensemble des activités du couple, représente leur résidence principale - souhaitent, à la fin de leur vie, pouvoir faire don de ce domaine à l’État chilien.

Des ennuis au paradis

A priori, tout cela est plus que louable. Pourtant, durant de nombreuses années, la philanthropie écologique de Doug et Kris Tompkins ne leur a attiré que des ennuis et les a presque conduit à devenir des parias dans leur propre demeure.



DOUGLAS ET KRIS TOMPKINS À PUERTO MONTT. 

PHOTO FRANK ZELLERO DUGLAS
L’Eglise catholique, par exemple, avec le soutien de l’ancien président du Chili, Eduardo Frei, s’en est prise à maintes reprises au projet Pumalín. Selon elle, le couple avait expulsé des paysans de leurs terres et bloqué la circulation le long de la Carretera Austral, le cordon ombilical de la région, à la fois route carrossable et voie fluviale. Les Tompkins ont bien entendu nié ces accusations avec véhémence : “ La plupart des propriétaires étaient absents et ne demandaient qu’à vendre, s’est défendu Doug Tompkins. D’ailleurs, mettre la main sur certains d’entre eux nous a parfois pris beaucoup de temps. ”

Mais, dans une région où présence américaine a souvent été associée à “ coup d’État ” ou synonyme de soutien à des dictateurs de droite comme Augusto Pinochet, la haine à l’égard de “ l’étranger ” est tenace. Ainsi accusa-t-on les Tompkins, que ce soit par le biais des journaux ou celui d’Internet, et parfois sans craindre de friser le ridicule, d’avoir des intentions cachées et d’échafauder de sinistres complots - comme de vouloir remplacer le bétail local par des bisons américains, de s’accaparer le marché mondial du granit ou encore de vouloir instaurer un nouvel État sioniste !

“ Vous savez, il y a beaucoup de cinglés dans les rues, constate Tompkins. Ajoutez à cela une presse sensationnaliste et une pincée d’ultra-nationalisme... Certains ont même pensé que nous fomentions une véritable conspiration. Nous avons pris cela comme un jeu, sans même nous donner la peine de répondre au 90% d’entre eux, des farfelus dans la plupart des cas. Et puis, finalement, cela nous a fourni une plate-forme de discussion. Au fond, c’est comme si on nous tendait un micro ! ”

Tompkins évoque quelques uns de ces épisodes dans son rapport intitulé The Conservation Land Trust : les dix premières années. “ Le caractère inhabituel du type de projets que nous menons explique en grande partie l’opposition que l’on nous a manifestée. Une philosophie comme la nôtre ne fait pas partie de la culture chilienne. Les promoteurs, et surtout les politiciens désireux de ‘développer’ et d’exploiter les régions inhospitalières des fjords du sud du Chili étaient particulièrement opposés à notre projet - un projet de conservation et de développement touristique conçu pour préserver l’environnement. Il faut toutefois savoir que, dans n’importe quel pays, un projet d’envergure comme le nôtre susciterait l’opposition, que ce soit de la part des forces militaires ou de promoteurs chargés du développement d’infrastructures ou de l’extraction de ressources. Quand on ajoute à cela la touche de xénophobie et la désinformation inévitables qui entourent les projets controversés... ”

Avec le temps, et grâce à l’aspect éducatif de ses projets, l’attitude des Chiliens à l’égard de Tompkins a toutefois fini par se modifier, selon ce dernier. “ Aujourd’hui, beaucoup de gens viennent me remercier pour ce que j’ai fait. Sans ces projets, disent-ils, ils ne se seraient jamais souciés de préserver la région. ”
Le parc Pumalín draine aujourd’hui environ 10000 visiteurs par année, dont les 80% sont des Chiliens. Le parc, dont l’entrée est gratuite, est pourvu d’un camping et de bungalows de luxe à l’aspect rustique, d’un magasin d’artisanat et d’un restaurant qui offre des mets biologiques confectionnés à partir de produits cultivés dans les fermes du parc. Des sentiers de randonnée sillonnent la forêt, dont l’air est froid et humide, mais le 98% du territoire reste à l’état sauvage. A en croire les commentaires figurant dans le livre d’or, les visiteurs sont enchantés.

Si imiter est une forme de flatterie et de reconnaissance, alors on peut parler de réussite pour Doug Tompkins. La preuve : Sebastián Piñera, législateur et homme d’affaires chilien, qui vient d’acquérir une grande étendue de terre sur l’île de Chiloé toute proche, a sollicité les conseils des Tompkins quant à la meilleure façon de gérer sa réserve naturelle...

Les origines de la philanthropie écologique

Comme le souligne Tompkins, la philanthropie écologique n’a rien de nouveau. Le parc national chilien Torres del Paine, par exemple, connu dans le monde entier, a été créé en grande partie grâce à une donation de terrains effectuée par un propriétaire foncier italien. Aux États-Unis aussi, chaque parc national a été créé, du moins partiellement, grâce à un apport de fonds privés. Ainsi, “ durant la dépression, sans la contribution des écoliers de Knoxville et les 5 millions de dollars offerts par John D. Rockefeller Jr., le parc national des Great Smokey Mountains n’aurait jamais existé ”, relève Tom Butler, ex-rédacteur en chef du magazine Wild Earth, une publication aujourd’hui disparue, qui travaille actuellement sur un projet de livre pour D. Tompkins.

Le cas de Percival Baxter, gouverneur de l’État américain du Maine, est également exemplaire. Impuissant à convaincre les pouvoirs législatifs d’acquérir le Mont Katahdin (culminant à 1575 mètres d’altitude) pour en faire un espace public, Baxter a acquis par ses propres moyens (ce qui lui a pris 32 ans) environ 81000 hectares qu’il a transformés en parc : le Baxter State Park.


Selon Tom Butler, la philanthropie écologique a presque toujours suscité la méfiance et l’hostilité locales. Ainsi, quand, dans les années 1920, Rockefeller a acheté pour 1,4 millions de dollars quelques 14000 hectares de terres à des propriétaires de ranch ruinés du Wyoming, un territoire situé dans la vallée de Jackson Hole, au pied de la chaîne du Teton, plusieurs propriétaires des ranchs avoisinants ainsi que des hommes d’affaires locaux ont craint que cela ne nuise à l’économie et à la fiscalité locales. “ Le conflit que cet achat a déclenché et qui a duré jusqu’à la constitution du parc national du Grand Teton a été l’un des plus difficiles dans l’histoire de la protection de la nature ”, raconte Tom Butler. “ Pour les politiciens locaux, Rockefeller n’était qu’un riche individu de la côte Est qui complotait avec le Service des parcs pour leur rafler leurs terres. ”

En 1929, le Congrès opte donc pour un parc national de petite taille, qui ne comprend que les montagnes, les opposants au parc refusant que celui-ci ne gagne la vallée. Lassé de devoir assumer des coûts liés à des terres qu’il avait espéré pouvoir céder au Service national des parcs, Rockefeller écrivit finalement une lettre au Président Franklin Delano Roosevelt dans laquelle il lui fait part de son désarroi et de sa résignation à vendre sa propriété à tout acheteur susceptible de la lui acheter. Roosevelt réagit et classe le site, Jackson Hole compris, monument national. Les choses se calment enfin et, en 1950, alors que la région est devenue la ‘Mecque’ des touristes, le président Harry Truman vote un projet de loi visant à réunir le parc d’origine de 1929 avec le monument national du Grand Teton de 1943 et crée le parc national du Grand Teton, dont la surface est aujourd’hui de 126000 hectares.

Protection de la nature et fonds privés

Depuis les années 1990, le fait d’utiliser des fonds privés pour sauvegarder des territoires naturels est à nouveau en vogue et des organismes comme Conservation International ou Nature Conservancy sont devenus des acteurs particulièrement importants et influents dans le domaine de l’environnement. C’est notamment au cours de la période grisante du boom ‘high-tech’ américain qu’une nouvelle espèce d’entrepreneurs philanthropes est apparue, des entrepreneurs relativement jeunes et originaires de la côte Ouest, qui n’ont pas hésité à remettre en cause le pouvoir d’achat relativement important et bien établi de la côte Est.

En 2001, Gordon Moore, le co-fondateur d’Intel, a ainsi fait don d’une somme de 261 millions de dollars à Conservation International pour la découverte et l’acquisition de “ lieux phares ” de la biodiversité, “ urgences environnementales de notre planète ”, selon lui. La même année, la Fondation Gordon and Betty Moore finançait le projet Los Amigos, au Pérou, dans le cadre duquel l’Association pour la préservation de l’Amazonie concluait un accord avec le gouvernement péruvien sur une « concession de protection » à long terme, renouvelable de manière permanente. Cet accord protège une étendue de forêt vierge et pluvieuse de 138000 hectares, située dans la vallée de la rivière Madre de Dios, un territoire qui constitue une sorte de _ couloir ’ biologique reliant le parc national Manu, la région du monde la plus riche, peut-être, en biodiversité, à la réserve de Tambopata et à d’autres jungles de la Bolivie voisine.

D’autres étendues sauvages ont été acquises dans la région par des privés, notamment grâce à la Wildlife Conservation Society (WCS) qui gère le zoo du Bronx et est active dans 53 nations d’Afrique, d’Asie et des Amériques. Le philanthrope new-yorkais Michael Steinhardt, par exemple, a récemment acheté les deux îles situées les plus à l’ouest des Falkland pour en faire don à la WCS, rappelle Bill Conway, l’écologiste qui se trouve à la tête de l’organisation. Selon B. Conway, qui a contribué à mettre sur pied plus d’une dizaine de réserves en Amérique du Sud, grâce à Steinhardt, “ les îles ont été rendues à leurs propriétaires légitimes ”, soit à des milliers de pingouins ainsi qu’à la plus grande population d’albatros à sourcils noirs jamais recensée dans le monde.


En septembre 2004, c’est la banque d’investissement Goldman Sachs qui fait don au WCS d’un nouveau territoire, de la taille de l’État de Rhode-Island ; un terrain situé en Terre de Feu, à l’extrémité du Chili, une région sauvage et battue par le vent. La banque était devenue propriétaire de ces 275000 hectares, situés dans la partie accidentée de l’extrême sud du pays, en 2002, par le biais de l’acquisition routinière d’un portefeuille d’emprunts (emprunts dont l’un s’est révélé, par la suite, être garanti par le territoire en question).

D’après Tom Butler, “ la résurgence de la philanthropie écologique constitue l’événement le plus marquant et le plus intéressant de ces dix dernières années dans le domaine de la protection de la nature. Alors que l’influence d’organisations comme le Sierra Club ou Greenpeace a diminué, il y a eu une explosion des fiducies foncières, et ce sont des organismes comme Nature Conservancy qui sont aujourd’hui les véritables poids lourds du mouvement écologique. Acquérir un site pour le sauvegarder est plus simple et prend bien moins de temps que de tenter de changer les mentalités.

Il y a quelques mois, un membre de la filière de Chicago de Nature Conservancy visitait le parc de Pumalín en compagnie de son fils adolescent avec qui il faisait du kayak dans la région. Il a bien voulu nous parler de l’approche préconisée par cette imposante mais discrète ONG, qui garde profil bas et n’est motivée que par les résultats qu’elle obtient.

“ Notre approche se base sur des données scientifiques, notre attitude est pragmatique et nous ne faisons pas dans le sentiment ”, explique Harry Drucker, un gestionnaire immobilier qui travaille bénévolement (à plein temps) pour l’organisation et qui a participé à des projets de protection de la nature au Mexique, en Chine et au Brésil. “ Sauvegarder la biodiversité est notre préoccupation principale. Notre mission : "protéger les plantes, les animaux et les communautés naturelles qui représentent la diversité de la vie sur notre planète en préservant les terres et l’eau nécessaires à leur survie". Cela signifie que nous n’hésitons pas, si nécessaire, à acheter une terre marécageuse sans attraits, pour autant que cela serve notre cause. Nous travaillons avec des méthodes différentes, chacune se devant d’être la plus adaptée à un projet particulier, et collaborons aussi bien avec les services publics qu’avec des entreprises privées. Pour protéger une terre ou créer une zone tampon autour d’une étendue sauvage, il nous arrive même de payer des gens pour les convaincre de partir. Bien sûr, tout cela n’est pas très romantique... mais ça marche ! ”

Depuis 1951, Nature Conservancy a déjà contribué à sauvegarder près de 47 millions d’hectares de terres de par le monde. Le maître mot de l’organisation est la discrétion. “ Il y a beaucoup de choses que nous avons réalisées mais dont vous ne verrez pas trace sur notre site ”, ajoute Harry Drucker. Bien qu’il soutienne l’action de Greenpeace et apprécie le travail politique effectué par les militants, selon lui, “ il y a des choses que nous faisons que Greenpeace ne pourra jamais faire. ”

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Même son de cloche chez le Dr. John Terborgh, professeur à l’université de Duke, qui pense que la philanthropie écologique doit venir seconder, et non pas remplacer, les campagnes traditionnelles en faveur de la protection de la nature. “ Dans un pays comme les États-Unis, où le gouvernement ne prend pas, d’office, l’initiative d’élaborer un programme de sauvegarde de la biodiversité, les deux approches sont nécessaires, souligne John Terborgh, dans une interview réalisée par e-mail. Les actions basées sur un plaidoyer peuvent être efficaces quand il s’agit de protéger de larges zones désertiques appartenant à l’État, mais la méthode a moins de chances de réussir lorsqu’il s’agit de terrains privés car les gouvernements ne sont pas prêts à payer pour en faire l’acquisition. Les deux approches sont donc complémentaires et toutes deux à promouvoir ”, ajoute-t-il. “ A l’heure actuelle, le défi majeur lié à l’acquisition et à la sauvegarde de terres sauvages est de pouvoir s’assurer que ces terres resteront protégées à long terme, précise Bill Conway, de la WCS. Le problème posé par les donations individuelles privées réside dans la mise en place de dispositions légales assurant que les terres resteront protégées, même après le décès du donateur. Nous ne pouvons pas nous permettre que de vastes étendues sauvages dépendent de l’état des artères coronaires de quelqu’un ! ”.

“ Les frontières d’un parc national ne sont respectées que tant que la volonté politique mise en œuvre pour le sauvegarder l’est aussi ”, ajoute B. Conway, faisant référence au conflit qui s’est récemment déclaré au sujet des îles Galapagos et qui oppose actuellement les pêcheurs de requins aux autorités responsables des parcs naturels. “ Si l’on ne parvient même pas à protéger les îles Galapagos, alors, c’est que nous avons un sérieux problème. 10 voire 11% des terres de la planète sont officiellement protégées, certes, mais uniquement sur papier. ”

Les fiducies foncières et les magnats de l’écologie

La philanthropie écologique est une tendance bien américaine. Aux États-Unis, dans les années 1990, on comptait 1400 fiducies foncières. D’après la Land Trust Alliance (LTA), à elles seules, ces sociétés privées à but non lucratif ont permis la sauvegarde de 26 millions d’hectares (espaces verts et terres sauvages). Selon Tom Butler, “ cela a contribué à la démocratisation de l’investissement privé dans le domaine de la conservation des territoires naturels. Aujourd’hui, plus besoin d’être un Rockefeller pour contribuer à l’achat et à la sauvegarde de terres. ”

Les fiducies foncières procèdent à l’acquisition de terres cultivées, de régions boisées et d’espaces verts urbains ; elles acceptent les donations sous forme de terrains, ce qui est déductible des impôts, mais aussi les servitudes de conservation (qui garantissent juridiquement qu’une région ne sera pas exploitée). Grâce aux servitudes (souvent léguées par testament), plus de 10 millions d’hectares ont été sauvegardés entre 1990 et 2000.

Selon la LTA, les fiducies foncières américaines contribuent, aujourd’hui, à la sauvegarde de quelques 200000 hectares par année. Mais c’est une course contre la montre. Jusqu’à quatre fois cette surface de territoires américains est, en effet, exploitée chaque année par des promoteurs. “ A ce rythme, prévient la LTA, il nous reste à peine 20 ans pour sauver les paysages que nous chérissons le plus avant qu’ils ne soient perdus à jamais. ”

Aussi, quelques environnementalistes fortunés préfèrent-ils prendre eux-mêmes les choses en main plutôt que de compter sur les rouages souvent trop bureaucratiques des fiducies foncières. Selon Tom Butler, “ cela offre au donateur la possibilité de faire preuve d’un certain esprit d’entreprise. Pour un individu qui a les moyens et qui a l’habitude de faire des affaires rapidement, c’est une manière plus directe et plus immédiatement gratifiante d’accomplir quelque chose dans le domaine de la protection de la nature. ”

M. C. Davis, un entrepreneur du sud des États-Unis, fait partie de ces mécènes audacieux. Il y a quelques années, il a acheté un terrain d’environ 16000 hectares (40000 acres) près de la plage Santa Rosa, située dans la partie méridionale de la Floride, pour un montant de 50 millions de dollars ; il s’agit d’ailleurs, à l’heure actuelle, de la plus grande zone privée protégée à l’est du Mississippi. Surnommé la Nokuse Plantation (Nokuse signifie “ ours noir ” pour les Indiens d’Amérique), ce terrain avait été consacré à l’agriculture et à l’exploitation forestière ; l’objectif de M.C. Davis est de réhabiliter l’écosystème d’origine, composé notamment de pins des marais et de graminées.

“ 40000 acres, bien sûr, ce n’est pas énorme ”, reconnaît M. C. Davis dans une interview accordée au magazine EcoFlorida (la réserve naturelle occupe aujourd’hui environ 53000 acres ou 21000 hectares) “ mais l’avantage est que ce territoire permet de rassembler les quelques 400000 hectares de zones protégées situées alentour. C’est pour cela que j’ai choisi cette région en particulier. ” Sorte de couloir protégé pour la faune et la flore, le terrain reliera en effet une base de l’armée de l’air qui abrite 60 ours noirs, une espèce menacée, au Northwest Florida Water Management District situé le long de la rivière Choctawhatchee.

Interrogé sur le succès des efforts qui pourraient être fournis à l’avenir dans le domaine de la conservation de territoires par le biais de donations privées, M. C. Davis nous fait part de la réflexion suivante : “ Je pense que les démarches de ce type vont se multiplier... et je souhaite que cela prenne les mêmes proportions que celles prises par la question de l’éducation dans les années 1920 et 1930, suite à l’initiative de plusieurs hommes d’affaires qui avaient décidé de réinvestir leur fortune dans des institutions éducatives. J’espère vraiment qu’il en sera de même dans le domaine de la conservation et la sauvegarde de territoires. ”

Roxanne Quimby est une autre de ces “ éco-philanthropes ” américains. Comme beaucoup, elle s’est montrée particulièrement active au cours de ces dernières années. C’est elle, notamment, qui a fondé Burt’s Bees, une entreprise qui a vu le jour dans sa cuisine avant de prendre de l’ampleur et de devenir une société rapportant actuellement près de 50 millions de dollars par année dans le domaine des produits de soins respectueux de l’environnement. Il y a quelques années, Roxanne Quimby a vendu, pour 175 millions de dollars, 80% des parts de sa société à AEA Investors, une société de gestion de portefeuilles new-yorkaise, etautilisé cet argent pour acheter des espaces sauvages. Elle se trouve aujourd’hui en deuxième position dans le classement des propriétaires fonciers de l’État du Maine et dispose d’approximativement 16000 hectares de terrain. R. Quimby prévoit de faire donation de ce territoire afin de contribuer à la création du parc national Maine Woods, un parc qui pourrait un jour couvrir quelques 1,3 million d’hectares du Great North Woods et abriter le loup de l’Est (ou loup du Canada), le lynx du Canada et le saumon d’Atlantique.

Hors du continent américain, toutefois, la démarche consistant à investir des fonds pour sauvegarder la nature séduit peu d’adeptes. Tom Butler a consacré une année entière à se renseigner à ce sujet et en a conclu qu’il n’existait de projets semblables ni en Afrique ni en Asie. Il incrimine notamment, dans beaucoup de pays, le manque de stabilité politique et, souvent, l’absence de lois foncières dignes de ce nom.

John Terborgh, du Centre Duke pour la conservationdes espèces tropicales, renchérit : “ L’achat de terrains n’est tout simplement pas une opération facile dans certaines régions. Dans plusieurs pays dits du ‘tiers-monde’, en effet, les droits de propriété sont, au mieux, fragiles. Par ailleurs, toujours dans ces pays, les espaces naturels demeurent la propriété quasi-exclusive de l’État. Il n’est pas imaginable d’accéder à la propriété privée ”. Une autre difficulté réside dans le fait que “ la plupart des philanthropes du monde occidental n’ont qu’une connaissance ou une expérience limitée des pays du tiers-monde ; aussi, au vu de l’instabilité sociale ou institutionnelle qui y règne, ils préfèrent ne pas s’y investir à long terme. Peu d’individus, dans le monde, s’installent, comme l’ont fait Doug et Kris Tompkins, dans la région qu’ils veulent sauvegarder et parviennent à s’intégrer à la scène locale sociale et politique. »

A l’heure actuelle, d’après Terborgh, devenir propriétaire de terrains à protéger ne représente une alternative séduisante que dans les pays émergents, au revenu moyen, comme le Chili et l’Argentine, le Costa Rica, le Mexique ou certaines régions du Brésil. “ Bien sûr, nous souhaitons que de plus en plus de pays viennent progressivement grossir ces rangs ”, conclut-il.

Ruée vers la Patagonie

Dans le Cône sud de l’Amérique du Sud, là où vivent Doug et Kris Tompkins, se trouve également Ted Turner, le fameux magnat de l’industrie des médias et le propriétaire terrien le plus puissant des États-Unis. Il y détient 600000 hectares de terrains, la plupart situés sur le versant est des Rocheuses, qu’il exploite à des fins tout à la fois environnementales et commerciales en y installant, par exemple, des fermes destinées à l’élevage de bisons.

Ce milliardaire originaire d’Atlanta a notamment mis sur pied la Fondation Turner pour les espèces menacées, qui, depuis 1997, met tout en œuvre pour faire face à la crise d’extinction des espèces, “ l’un des problèmes les plus pressants auxquels l’humanité est confrontée ”. La fondation travaille sur divers projets, en Argentine et au Mexique mais aussi aux États-Unis. Comme beaucoup d’autres, Turner a déclenché des polémiques. En Argentine, où il possède aujourd’hui quelque 32000 hectares de terres sur lesquelles se trouve son ranch La Primavera (situé près de la rivière Traful, un cours d’eau riche en truites) et qui abritent le cerf des Andes, une espèce menacée, les habitants de Bariloche (une ville de vacances se trouvant à proximité) ont à plusieurs reprises barricadé la route qui mène à l’aéroport où se trouvent les jets privés des étrangers fortunés. Dans la presse locale, les invectives à l’égard de “ ces étrangers qui raflent les terres de Patagonie ” ont été fréquentes.

Il est vrai qu’à l’heure actuelle, plus de 300 étrangers ont déjà pris possession de territoires situés dans les environs de Bariloche ainsi que dans les steppes patagoniennes du sud du pays, des paysages balayés par le vent et rendus célèbres par les récits de Paul Theroux et de Bruce Chatwin. Une succession d’événement a déclenché cette série d’achats en masse. Après des décennies de surpâturage et suite à une baisse du prix de la laine sur le marché international, un certain nombre d’éleveurs de moutons ont d’abord été contraints de quitter leurs terres. Puis, dans les années 90, le président argentin Carlos Menem a mis fin aux restrictions sur la propriété étrangère, ouvrant ainsi la porte aux acheteurs étrangers. Cette “ liquidation ” de terres a pris toute son ampleur en 2002, époque où le pays a connu une grave crise économique et où le prix du terrain a terriblement baissé (le prix de vente à l’hectare était de 250 dollars). Sur la liste des célébrités qui possèdent des avoirs en Patagonie, on trouve les acteurs Sharon Stone et Christophe Lambert mais aussi le financier et philanthrope George Soros.

En Argentine, les grands propriétaires terriens sont Luciano et Carlo Benetton, les géants italiens de la mode ; à eux seuls, ils possèdent cinq estancias et, au total, plus de 800000 hectares. Bien qu’en ce qui les concerne, leurs élevages de moutons visent davantage à fournir à leurs entreprises de la laine de mérinos qu’à sauver la planète, ces designers millionnaires ont également été confrontés à l’opposition locale. En 2004, notamment, un douloureux conflit qui avait éclaté entre les Benetton et les Indiens Mapuche locaux au sujet des terres s’est transformé en scandale international. Toute une campagne, menée par des activistes sous le nom de “ United Colors of Land Grab ”, s’en est d’ailleurs prise farouchement aux Benetton.

« Luciano aurait dû mieux gérer cette affaire », déclare Tompkins qui connaît bien les Benetton, de même que Turner et d’autres de ses illustres voisins. Tomkins souhaiterait bien évidemment que ces derniers, eux aussi, rendent leurs terres à la nature afin qu’elle puisse y reprendre ses droits, et consacrent leur vie à sauver la planète.

Rivière Vodudahue, Pumalín Park.

Photo : G. Hüedepohl, http://www.atacamaphoto.com/

Brossant de lui-même le portrait d’un « pessimiste qui y croit », Tompkins pense que si beaucoup de combats pour l’environnement ont déjà été gagnés, la guerre elle-même est en train d’être perdue. “ Les tactiques en matière de protection de la nature sont toujours fonction d’une méthodologie visant à parer au plus pressé, a-t-il écrit un jour. On fait ce qu’on peut ”. Il tient malgré tout à poursuivre le travail qu’il a commencé. “ Notre passage sur cette terre est bref - que pouvons-nous faire d’autre ? ”, conclut-il.

Assis dans son bureau de Puerto Montt, il s’arrête un instant et évoque une idée qui semble l’enchanter : “ Et si les 10000 personnes les plus riches du monde faisaient comme moi ? Des personnalités comme Bill Gates, Warren Buffet, le Sultan de Brunei ou les princes saoudiens... s’ils s’y mettaient tous, ils pourraient changer le monde. Ce serait tout simplement incroyable. ”

Un projet dont ces derniers pourraient s’inspirer est le Bosque Eterno de los Niños, un projet privé au Costa Rica qui concerne un territoire de 22000 hectares bordant la Réserve biologique de la forêt brumeuse de Monteverde. La “ Forêt brumeuse des enfants ” a été créée grâce à des donations d’enfants du monde entier qui ont rassemblé des boîtes de conserve pour les recycler, organisé des ventes de pâtisserie ou demandé à leur parents de leur donner de l’argent pour leur anniversaire afin qu’ils puissent acheter, chacun, un hectare de forêt tropicale pour un montant de 250 dollars l’hectare.

Cette belle aventure avait commencé en 1987, suite aux interrogations d’un écolier de neuf ans d’une petite école primaire de la campagne suédoise... Aujourd’hui, la Forêt brumeuse est la plus grande réserve privée d’Amérique centrale.

Frank Zeller est un journaliste spécialisé dans les questions qui touchent à la nature et à l’écologie. Il a vécu et effectué des reportages en Europe, en Amérique et dans la région d’Asie-Pacifique et habite actuellement à Hong Kong.

mardi, février 06, 2007

LE JARDIN DE LA VILLA GRIMALDI À SANTIAGO DU CHILI

Le jardin des supplices
La Villa Grimaldi est une propriété datant de la conquête espagnole, ayant appartenu à quelques unes des familles patriciennes du Chili, jusqu’à la date de 1974 où elle devint un des lieux de torture de la DINA (une de ces officines de la police politique dont l’entière responsabilité revient à Pinochet). Les magnifiques jardins, ses 5000 rosiers situés en contrebas de la Cordillère des Andes, arrosés par un torrent alimentant la piscine, la fontaine, les miroirs d’eau et le réservoir, furent aménagés, ainsi que la villa et ses dépendance, pour recevoir les différentes unités de « renseignement » de la dictature. La tour, une des fabriques du jardin, devint le lieu de détention de ceux qui subissaient les tortures les plus terribles ( la parilla : le prisonnier est placé allongé sur un lit métallique, excellent conducteur d’électricité, le « sous-marin humide », cuve emplie d’une eau fétide dans laquelle on l’immergeait, le parking où des automobiles servaient à l’écarteler, etc). Ceux qui y étaient enfermés étaient destinés à disparaître à tout jamais, probablement jetés d’un avion au large de Valparaiso. Cette caserne avait comme particularité de loger plusieurs femmes, anciennes militantes du MIR ou du PS, qui, à la suite de ces tortures, avaient été « retournées », et qui, sous le contrôle de la DINA, étaient chargées en ville de repérer leurs anciens compagnons de lutte. La plus célèbre, la « flaca Alejandra » connut son heure de gloire à Santiago puisqu’elle fit des aveux publics. Quand la junte perdit le pouvoir, elle tenta de faire le vide, d’effacer toutes traces des crimes et de se débarrasser de cet encombrant témoignage. Elle chargea une société immobilière de transformer l’endroit en zone de lotissements. Les travaux de démolition commencèrent, mais la population de la commune de Penalolen, aidée d’associations de défense des droits de l’homme, obtint en 1996 qu’un mémorial établi dans le parc fut institué, ainsi qu’un mur de noms pour tous ceux qui y disparurent ou furent détenus, ainsi qu’un centre de documentation.

Le parc, structuré par une double allée en forme de croix, avec au centre le « patio désiré », a retrouvé ses roseraies, ses bassins, ses bananiers, son essentielle tranquillité propice à la méditation. La villa a été détruite. Des cellules et des lieux de torture ne subsistent que le dessin géométrique en briques de l’infrastructure sur un fond de gazon : un damier dont les carrés sont comme autant de cadres pour une scène précise. En effet, au milieu de chaque carré horizontal, un joli encadrement ovale de mosaïques roses ou violettes entoure un cartel indiquant l’ancienne spécialité du lieu. Ici, on écartelait avec des automobiles, là on faisait griller par l’électricité. L’Enfer s’est glissé au coeur du Paradis.

Le jardin devrait être complété par des statues. Les Chiliens sont friands de statues. L’avenue centrale de Santiago, l’Alameda, qui traverse toute la ville et passe devant le palais présidentiel - la Moneda - où s’est suicidé Allende, est ponctuée régulièrement des statues des héros qui ont forgé l’identité du pays, contre les Indiens Mapuches, contre les Espagnols, etc. Les démocrates, de retour au pouvoir, pensent clore la page de la dictature en érigeant une statue à la gloire d’Allende.

Il en serait donc de même pour les disparus, ceux dont précisément on ignore la fin. Il y a là, très certainement, non pas seulement une erreur politique, mais une faute s’agissant de la nature de l’époque, l’époque de la disparition. On ne peut pas, pour les disparus, ériger de statues, parce que nous avons changé d’époque.

En effet, la culture cesse d’être esthétique comme elle le reste majoritairement en Occident
[1] . L’art à l’époque de la disparition, qui s’expose à Santiago ou à Buenos Aires par exemple, n’appartient plus à la catégorie du sublime esthétique comme pouvait le faire l’abstraction d’un B.Newman ou d’un Rothko. Face à une politique négationniste et anti-existentialiste qui exige des parents de victimes de prouver que leurs enfants ont existé, alors que pour les organes de l’Etat il n’y a que des sans-traces, l’art revient à l’image en incorporant des traces, des empreintes, de disparus. C’est le retour politique à une technique analogique qu’on croyait en voie de disparition : la photographie. Parce que pour qu’il y ait une photo, il a bien fallu qu’une existence réfléchisse un rayon lumineux et que ce dernier impressionne une pellicule photo-sensible. Les artistes chiliens comme Dittborn, Altamirano ou E.Diaz intègrent des photos (des sérigraphies, des photocopies numérisées, etc) dans leurs oeuvres, rejoignant en cela le pop art d’un Rauschenberg.

L’art selon le régime de la disparition projette au contraire l’intention du côté du spectateur ou plutôt du témoin indirect. La scène des origines est aussi peu précise que la silhouette tracée sur le sol par les services de police après l’enlèvement d’un cadavre. Les témoins, toujours trop tardifs, n’ont pas été ceux d’un assassinat ou d’un accident : mais d’une trace imparfaite, qui ne singularise aucun corps particulier. Cela est seulement tangible : à la fin de la dictature du Processus argentin ( auto-proclamation qui aurait justifié pour Arendt le qualificatif de totalitarisme) qui fit 80 000 victimes (assassinats et disparitions), les artistes de Buenos Aires commencèrent à recouvrir la Place de Mai, puis les murs des villes de trente-milles silhouettes découpées à partir d’autant de corps de témoins indirects. Ce qui est premier, ce n’est donc pas le geste du dessin autour du corps aimé, mais qui va partir comme dans la légende de Débutade, ou le dévoilement dans l’apparaître de ce qui était jusqu’alors celé (le christianisme ne faisant déjà pas de l’image un signe, une sémiologie, mais un mode ontologique), ce qui est premier du fait de l’anéantissement de la scène politique et de ses agissants, c’est le recours à la « salle des spectateurs » face à la scène du politique désormais désertée, « habitée » seulement encore par des milliers de silhouettes blanches tracées sur les murs ou le sol. Manifestement, cet art sous le régime de la disparition n’appartient à aucune forme antérieure de la destination artistique. Et même si les artistes latino-américains, dans bien des cas, tenteront de christianiser le thème, il n’en restera pas moins une différence fondamentale avec le christianisme : sauf dans le fantasme, il n’y a pas de résurrection de disparus.

Il y a deux différences fondamentales par rapport à l’esthétique européenne de l’après-Shoah : d’une part l’impossibilité de la poésie selon Adorno après Auschwitz est de fait contournée, parce que la poésie et l’art ont été immédiatement mis au service de la résistance à la politique d’effacement systématique des traces. Faut-il rappeler l’activisme des « brigades » de peintres au Chili par exemple, couvrant de fresques protestataires les murs des villes précisément parce que les médias étaient tenus par dictature ? Et on verra qu’il s’agit davantage qu’une attitude protestataire. D’autre part, la proximité des thèmes chrétiens a contribué à réactualiser de fait l’esthétique lazaréenne d’un Jean Cayrol scénariste des premiers films d’Alain Resnais (Nuit et Brouillard, Muriel), même si à lire ce dernier
[2] le lazaréen apparaît bien plus être un survivant par hasard que par nécessité démonstrative, théologique. Un détritus plus qu’un existant.

Qu’advient-il maintenant à ces formes artistiques à l’épreuve de la politique de la disparition ? C’est très probablement un nouveau partage du sensible qui s’instaure dans la mesure où le socle du régime « représentatif » des arts (Rancière) - la mimésis - est radicalement invalidé, car l’agissant de la Poétique d’Aristote a disparu. La poésie ne peut plus imiter et énoncer ce qui aurait pu se passer (la vraisemblance) à partir de l’action du héros dans la mesure où il n’y a pas eu de scène s’ouvrant au monde commun sur laquelle un événement (de l’ordre d’un acte guerrier, d’une belle prise de parole à l’Assemblée, etc.) a pu avoir lieu. On n’est plus dans le cas de figure où l’aède grec enchaîne sur la part d’invisibilité pour l’agissant de chaque action qui lui est pourtant propre. C’est que le partage du visible et de l’invisible est remanié. Les disparus, ces hommes et ces femmes ni morts ni vivants, ne sont pas non plus des absents pour lesquels pourraient s’élever malgré tout des porte-parole, qui les entraîneraient vers un monde à venir. Il n’y aura pas d’avant-garde susceptible de parler au nom des victimes et de proposer au monde une tâche à la hauteur de l’époque. Car la salle que l’on pourrait opposer à la scène a elle aussi été atteinte par la politique de disparition: si « nous » pouvons encore trouver des témoins, si « nous-mêmes » pouvons bien nous constituer comme témoins, très indirects, ce ne sera plus d’une scène, celle de la politique classique. Ce qui entraîne une autre posture de « l’intellectuel » et de « l’artiste » et une autre tâche : savoir, comme le demande Jean Cayrol reconnaître les survivants, les « lazaréens », qui sont au milieu de nous, dans les interstices.

Ce qui suppose apprendre à les identifier. C’est pour cette raison que Cayrol proposait tout juste après la seconde guerre une anthropologie et une esthétique lazaréennes. Le grand personnage du régime représentatif des arts (le héros) a disparu, il n’y a pas eu de témoins pour ses derniers moments censés donner sens à son existence toute dédiée à l’exposition de soi sur la place publique. Le secret a englouti le disparu : il n’y a pas de site où proclamer sa différence. Il en va de même pour le perpétrateur qui n’agit pas au grand jour en proclamant son nom et en exhibant son visage, voire en proclamant sa politique.

L’époque des génocides et des guerres anti-subversives qui ont dominé la « guerre froide », jusqu’à l’épuration ethnique aujourd’hui, ne se revendique ni d’Athènes ni de Rome, mais plutôt de Sparte ou de Venise : deux cités « avalant » les rebelles. Comme personnages du drame, ne subsistent que les survivants et les témoins, ce qui entraîne un nouveau partage entre l’histoire qui devrait être (d’Aristote à l’istoria au sens d’Alberti) et l’histoire empirique qui a été, entre fiction et archive ou document. Si le régime esthétique des arts avait brouillé les repères entre fiction et document, la fiction s’approchant davantage du vrai que le document, les arts à l’époque de la disparition sont déjà contraints d’apporter des preuves de l’existence, sous la forme du reportage mi-réel mi-fictif par exemple, à la recherche de celui qui, du fait même de sa disparition, ne peut apparaître comme héros
[3] . Fin de l’héroïsme et de l’épopée. Mais aussi, dans les arts plastiques, fin du formalisme greenbergien. Ce seront plutôt des arts du témoignage, de l’archive fictionnée, que du testament ou de l’expérimentation. Des arts où, pour reprendre l’opposition benjaminienne développée dans L’Oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. entre valeur de culte et valeur d’exposition, l’exposition et la reproduction auront à prendre en charge le culte, c’est-à-dire le secret de la disparition. Par prendre en charge, il faut entendre non pas une relève dialectique, mais une résistance sur fond de conflit irréductible entre deux mondes, celui du secret, du sacrifice, de l’initiatique et celui de l’exposition toujours publique. Même si Benjamin ordonne historiquement ces mondes, des arts de la magie où même le savoir-faire de l’artisan doit être tenu secret, de même que l’idole produite ou son lieu d’installation, au cinéma, lequel expose sur l’écran des hommes ordinaires qui ont choisi de s’exposer à la caméra au lieu de rester soumis au regard hiérarchique, il n’en reste pas moins que les deux mondes s’interpénètrent constamment et résistent l’un à l’autre. C’est pour cette raison que Benjamin opposera l’usage soviétique du cinéma : la politique de l’exposition du travail, à l’usage nazi : le choix du secret ethnique à travers le cinéma. Comme l’écrivait Kracauer dans son célèbre essai sur le cinéma expressionniste allemand [4] : faire de la masse, grâce au cinéma, une belle oeuvre d’art total, et on pourrait ajouter : produire un peuple réuni esthétiquement dans le secret de ce qui ne se partage pas, le sang.

Or le secret est un mode spécial d’invisibilité. A la différence des grandes esthétiques phénoménologiques, qu’on ne peut ici analyser, le disparaître dont il sera question n’est pas un mode de l’apparaître. On l’a dit, ce secret est anti-politique : il s’agit bien de détruire la scène du monde commun. D’en finir politiquement, c’est-à-dire policièrement et militairement, avec le politique. On refuse radicalement et définitivement aux « subversifs » le « partage du sensible » (Rancière). La police de la Polis tente de prendre une revanche sans reste. Pour qui travaille alors la police, sinon pour rétablir dans ses droits le secret qui est au cœur des sociétés secrètes modernes ? L’idéal archaïsant d’une société du secret
[5] , iniatique et hyper-hiérarchisée au dépens de l’exposition publique, de tous devant tous. Ce fut l’ordre SS tentant de s’instaurer au cœur du processus nazi, avec en contrepartie la politique NN (Nacht und Nebel, Nuit et Brouillard) qui servit de modèle aux actions anti-subversives au Chili, en Argentine ( Noche y Niebla,Nescio Nomen, No Name), et d’une manière générale dans toute l’Amérique du Sud et qui depuis lors se répand dans le reste du monde (Algérie, Russie, Maroc, Rwanda, etc). La politique du secret conduite par les perpétrateurs (effacer les corps, effacer les lieux du crime, les dispositifs, les ordres donnés, la chaîne hiérarchique) invente une autre manière de traiter le corps de l’ennemi [6] . On ne laissera pas derrière soi, après la bataille, de corps ennemis surtout atrocement mutilés. D’ailleurs, il n’y aura pas de bataille, mais des opérations secrètes, comme avec la Mafia, dans l’ombre de ce qui ne veut pas apparaître comme une guerre civile.

D’autant plus que, dans les cas de génocide, il n’y aura même pas de guerre, mais le traitement le plus administratif qui soit, dans « l’idéal » sans faire couler de sang, des « hommes en trop », c’est-à-dire de ceux qui, inaptes, pour des raisons diverses, à la « mobilisation totale », dont la nécessité fut proclamée la première fois par Jünger au coeur de la bataille des tranchées de la Première guerre mondiale
[7] . La politique de la disparition devint inévitable dès que Jünger affirma que la mobilisation totale d’un peuple ne pouvait s’effectuer que si un type (une Gestalt, au sens typographique) s’imprimait sur une masse amorphe et sans destination : la figure du Travailleur ne pouvant qu’effacer l’im-mobilisable. Puisqu’on était rentré dans l’ère de l’impression (mais toujours sous le régime « représentatif » de la mimésis) seule une image impressionnée (un index) pouvait, a contrario, sauvegarder le souvenir des inutiles : la photo.

La politique du secret se retrouve partagée par les familiers des victimes, lesquels, même s’ils ont les soupçons les plus atroces concernant le sort de leurs proches, préfèrent ne pas imaginer le pire, et dans un acte de dénégation de plus en plus solitaire au cours des années, en arrivent, comme les Mères de la Place de mai de Buenos Aires, à revendiquer la réapparition en vie ! ( « Vous nous les avez pris vivants. Réapparition en vie ! »). Ce qui put conduire, comme en témoigne Tununa Mercado, à censurer les témoignages de survivants apportant la preuve de la réalité des « transferts » (l’exécution, suivie de l’effacement du corps par immersion dans le Rio de la Plata, dans le Pacifique au large de Valparaiso pour le Chili, par crémation, par ensevelissement dans des fosses communes). L’art à l’époque de la disparition peut se laisser envahir par cette dénégation, faire disparaître la disparition (L’Avventura d’Antonioni), ou au contraire lutter contre. Ce qui revient à affirmer un savoir, celui de l’irréductibilité d’une existence, dans sa singularité.

Les formes de l’art pourront ou bien traiter de la disparition comme d’un objet central (ou périphérique), d’un événement, ou bien être comme contaminées par la disparition, sans peut-être même jamais l’aborder de front. D’un côté, on aura par exemples des films de facture parfaitement académique (hollywoodienne) comme Missing de Costa Gavras ou L’histoire officielle de l’Argentin Luiz Puenzo (1985), des films sur la disparition, de l’autre, des films de la disparition : une atteinte à la fiction cinématographique comme si la pulsion de mort ruinait la capacité de synthèse du logos, du récit. Ce qui est fondamental dans le cinéma d’Antonioni (Le Cri, Blow up, etc) ou dans le cinéma littéraire de Resnais (Muriel écrit par Cayrol, Je t’aime, je t’aime par Jacques Sternberg) ou La jetée de Chris Marker. Ce qui disparaît peut être beaucoup plus qu’une singularité, mais un être en commun dans sa quasi-totalité : la population d’Okinawa lors de la bataille du Pacifique (Level five de Chris Marker) et le concepteur du war game.

La question centrale pourrait être celle du mode d’apparaître de l’événement de la disparition : le visible est d’entrée de jeu invalidé. Même s’il y a eu quelques témoins de l’action des commandos, ceux-là se taisent. Ceux qui parleront seront plutôt des survivants des lieux d’engloutissement : les derniers témoins. Notons à ce propos, que les dictatures d’après la Seconde Guerre ont réussi à contourner le danger que représentait l’exposition à l’opinion internationale de camps de concentration, et que les lieux secrets utilisés pour « l’aplanissement » étaient parfaitement anodins : écoles, centres sportifs, clubs, dépôts ferroviaires, etc.

A l’ère de la mondialisation de l’information, des bureaux administratifs peuvent suffire comme dans la nouvelle de Cortazar La deuxième fois (in : Façons de perdre). Il ne faudra donc pas caractériser le XXème siècle par les camps, mais par ce qui s’y pratiquait : la disparition.

L’événement qu’est la disparition, comme tout événement, se conjugue au futur antérieur : il aura été. Son mode, c’est l’après-coup. Quand il a eu lieu, je n’y était pas; quand je est advenu, il n’était plus là. Le je se constitue sur les traces de ce qui a été au moment où le je ne pouvait pas encore l’inscrire. L’aventure (plus ou moins accomplie) du je réside dans l’écriture (plus ou moins réussie) des traces laissées par l’événement. L’événement a, quand il est survenu au je, été un immémorial. Le je n’est rien d’autre que cette longue inscription (jamais achevée, toujours différée, ce qu’on appelle sa constitution mémorielle). Dans le cas de la disparition, il n’y aura pas d’inscription. L’immémorial restera intact. Ce n’est pas quelque chose qui demandera beaucoup plus de temps pour faire trace. C’est un événement absolu : sans enchaînement possible. Une phrase-événement qui ne présente aucun monde, que le Léthé a totalement absorbé. Et pourtant, toujours une phrase. C’est donc tout le contraire d’un événement pour le genre de discours chrétien : on ne peut pas aimer ce sur quoi on ne peut pas enchaîner. Ce n’est pas un apparaître, ce n’est pas divin. Ce n’est pas un miracle. Paradoxe d’un événement qui n’apparaît pas, qui ne se donne pas, que rien ne donne, qui ne se présente pas, qui n’est pas un présent. Qui n’a jamais eu lieu, même s’il a eu un lieu. Comme la justice doit produire un corps à la suite d’une demande d’habeas corpus (littéralement : que tu aies le corps), sans conclure, elle s’empresse de conclure au non-lieu. De classer l’affaire. Impunité évidente des perpétrateurs. Les familiers doivent faire la preuve que le disparu a bien existé, contre tous les organes de l’Etat qui objectent et doutent. Or, dans le droit classique l’Etat était le garant de l’existence, l’ultime protecteur.

Quand les voisins avaient le courage de pénétrer dans l’appartement où il avait vécu il y avait peu un couple et ses enfants, ce qui s’offrait à la vue, c’était le spectacle d’une désolation provoquée par l’arrachement des personnes et le pillage de tous les biens de valeur : le plasticien argentin Marcelo Brodsky a reconstitué le « trésor » des militaires ( El Panol, La Caverne d’Ali Baba) en regroupant dans un local sombre des objets des années 7O, télévision, appareils électro-ménagers, vélos, disques, photos intimes, livres, etc, en un vaste bazar digne de l’exposition du Centre G.Pompidou, les Années cinquantes.

Ou le Chilien Hernan Parada qui en 1978 réinstalla dans une exposition collective l’appartement, avec tous les objets, de son frère disparu. Cet art entourera les objets devenus reliques d’un soin particulier. On peut reconsidérer à partir de là tous les artistes qui ont institué de vrais ou faux reliquaires, à la suite ou non du surréalisme (Spoerri, Boltanski).

Il y a néanmoins chez le familier la tentative souvent réitérée, presque obsessionnelle, non pas tellement de revenir sur les lieux, qui ne sont plus marqués dorénavant qu’en creux, comme ces anciens champs de bataille où ne subsistent aucune ruine, de ressaisir circulairement le moment du rapt, ou ce qu’on peut en imaginer. Les tentatives pseudo-scientifiques concernant celui qu’on lance dans le passé pour accrocher le moment fatidique, dans La Jetée de Chris Marker ou Je t’aime, je t’aime d’Alain Resnais, sont autant de trajectoires circulaires de plus en plus précises, jusqu’à ce que le je coïncide avec l’événement passé bien qu’ininscrit : non vu. Ce qui, dans l’un et l’autre cas, entraîne sa mort. La disparition est une mort non dialectisable : ça ne peut être un moment _ négatif _ de l’existence du je, qu’il pourrait néanmoins relever. La Gorgone ne peut être regardée de face : il n’y aura donc que des témoins indirects. C’est souvent ce qu’apprirent à leurs dépens les familiers de disparus : partis à la recheche d’un proche, de prison en prison, ils n’en revinrent pas. Témoignage et disparition sont incompatibles.

On peut caractériser la disparition en reprenant la question classique de l’établissement de la réalité du référent d’une phrase de savoir (une cognitive). Pour que d’un référent, on puisse affirmer qu’il existe physiquement, encore faut-il conjoindre : une phrase correcte sur les plans logiques et syntaxiques (ayant donc une signification), un réseau actualisé de noms propres, de dates, de noms de lieu ( untel, à telle date, dans tel lieu) constituant un monde historique possible, et des déictiques permettant de viser comme avec une lunette astronomique le référent dont il est question (ici, devant, derrière, maintenant, hier, demain, je, tu, il, etc), constituant le champ de perception qu’analyse la phénoménologie. Ce n’est qu’à ces conditions que l’énoncé cognitif peut me mettre, moi son destinataire, en position de témoin, d’être destiné par là-même à aller vérifier qu’il y a bien un référent sous l’objectif de la phrase. La disparition physique prive d’emploi les déictiques. La phrase ne peut plus énoncer un savoir mais une rumeur. La rumeur est le genre de discours généré par la disparition et le fonds d’un art à l’époque de la disparition. Ce sera la « substance » du rêve collectif des portraits du chilien Altamirano.

Car dans le cas de la rumeur, malgré le réseau de noms propres permettant du fait de leur rigidité une possible présentation, cette dernière n’est pas réalisée, actualisée, faute de déictiques. Défaut fondamental de témoins, même si le « on dit » se targue toujours d’un témoin dont on tient l’histoire, ou d’un témoin qu’il serait toujours possible, dit-on, de retrouver. Ce qui est sûr, c’est que je ne suis jamais mis, ni ne mets autrui, dans la position d’avoir à témoigner, c’est-à-dire à vérifier, si à l’énoncé correspond bien un référent. Dans le cas de la rumeur, quand on ne sait ni qui parle, ni à qui, l’univers que la phrase était presque sur le point de comporter est déréalisé. C’est le cas des récits lazaréens de Blanchot, dont la littérature est une littérature de rumeur.

C’est pour cette raison que les esthétiques théoriques phénoménologiques sont invalidées, faute de déictiques, de corps perçu et percevant. Même celle, plus psychanalytique de J.F.Lyotard (Que peindre ?, Anamnèse du visible I & 2) dans la mesure où dans l’hypothèse d’un art dont le régime serait la disparition, et à rebours de l’analyse de Lyotard, rien n’a pu arriver à un corps d’enfant percevant sans inscrire subjectivement ce qu’il percevait. L’immémorial créé par la disparition n’est pas dans le visible/invisible
[8] . L’immémorial corrompt les procédures de l’art selon le régime de l’esthétique. On assiste au retour, dans les arts plastiques, des tendances les plus lourdes du régime représentatif. Tous les tropes de la comparaison son utilisés : personnification, métaphore, métonymie, synecdoque.

C’est que chaque photo fonctionne comme un quasi-nom propre. Un texte de Tununa Mercado (Réapparitions : L’époque de la disparition. Esthétique et politique, Paris, 2000) confirme que ce qui est au centre de cette esthétique, qui est aussi une politique, c’est une réécriture des noms. D’une part, on l’a dit, une photo c’est comme un désignateur rigide, un quasi déictique dirait Kripke (La logique des noms propres), d’autre part, à la différence d’un portrait peint, comme l’a fait remarquer Benjamin
[9] , une photo est en attente de son nom, d’une identification définitive. La photo, qu’on annonçait défunte, du fait de la numérisation des images, retrouve ici une vitalité toute politique. Mais la photo redoublée et confirmée par le nom : un régime non plus « représentatif » ou « esthétique » de l’art, mais nominal.

La photo prouve la présence, mais au passé. Confortée et stabilisée par un nom propre, elle donne à cette trace de lumière qu’elle nous retransmet du passé, le statut d’une existence qu’elle contribue à sauver. C’est la photo qui relève les vaincus de l’histoire (Benjamin), ceux pour lesquels on n’édifiera pas de monument. Le XIXème siècle a été celui de la monumentalisation de l’histoire et il a inventé la photo. Mais c’est la photo qui a tué le monument (peut-être en le photographiant : Maxime Du Camp en Egypte et Flaubert, grâce à cela, libéré, découvrant la beauté banale d’un mur ou d’un ciel ) et mis en crise la sculpture. La photo a démonumentalisé la sculpture, l’a dégagée du régime représentatif de l’art et l’a livrée au régime esthétique. A tel point que lorsque reviendra, du fait de la guerre de masse, un énorme marché pour la sculpture, c’est une technique de reproduction industrielle qui s’imposera, c’est-à-dire une technique en son fond plus photographique que traditionnelle (le moulage, le métal coulé, etc) : celle des monuments aux morts. Et s’imposera l’anonymat là où auparavant on aurait cherché à imiter des traits et des actes. La guerre de masse (les tranchées) et l’engloutissement de centaine de milliers d’hommes ont rendu possible et pensable la politique de la disparition et découragé la mimésis.

Dans son usage politique, la photo, celle du disparu portée sur la poitrine par un familier, Place de Mai, brandie ou portée discrètement au revers de la veste par les députés anti-pinochétiste en plein Parlement, une reproduction de reproduction, comme une photocopie, alors le flou s’accentue à chaque tirage. Et la preuve d’une existence - qu’une existence même physique avait été là pour que la photo soit - tend à passer à l’état fantômal, c’est-à-dire à rejoindre le statut des morts sans sépulture. C’est toute l’ambiguïté (voulue ?, non assumée ?) d’une oeuvre comme celle de Boltanski. A trop jouer du flou, à la différence de la peinture de Richter, on généralise l’état fantomatique dans lequel le politique a sombré du fait de la politique de disparition. Boltanski n’apporte que son label (sa griffe, sa marque) à la disparition. Art constatif (on est entouré de fantômes, comme le dit le héros du film La Sentinelle de Desplechins : on vit sur des milliards de morts, on n’a plus de respect pour les morts) et non de résistance.

Entendons-nous : il ne s’agit pas de réédifier pour les disparus une bonne figure (une Gestalt comme chez Jünger dans Le Travailleur) qui serait finalement un monument. Il y a à cela de nombreuses raisons. On voit bien que les totalitarismes avaient grand besoin de monumentaliser leurs héros (et ce qu’affirmait Jünger, c’était bien un totalitarisme de la techno-science - le « travail » comme type s’imprimant, laissant son empreinte), non pas seulement parce que les totalitarismes appartenaient à l’époque de la technique (la stèle, l’installation de ce qui s’expose étant pour Heidegger la caractérisation de la technique comme époque de l’Etre, de même que la provocation de la nature (phusis)
[10] ). Pour le dire autrement, « l’art » totalitaire relevait du régime « représentatif » de l’art, mais à une époque où ce dernier n’avait plus aucune légitimité, trop déstabilisé qu’il était par le régime « esthétique » de l’art. Dès lors, cette statuaire monumentale, cette architecture de la compacité [11] , du fait de leur incapacité même à supporter le vide (le lieu qu’une architecture génère, le vide qu’elle enveloppe, le vide qui la perce) entrèrent immédiatement en ruines. D’autant plus qu’elles avaient été conçues en fonction de leur état final de ruines, de ruines signalant la présence éternelle d’un empire. La ruine étant leur projet, leur destination, il fallait donc commencer à les réaliser comme ruine avant toute édification [12] .

Le point de départ de l’art selon le régime du nom, ce n’est pas la ruine qu’on espère mais la cendre qui envahit tout. D’un disparu ne demeure qu’une poussière de photons venant faire se lever sur une plaque photo-sensible des cristaux. Tout oppose l’érection d’une statue, le dispositif qu’on installe, la stèle, à la photo couplée au nom
[13] . Car sculpter, créer, c’est toujours par la destruction, faire venir la préséance de la souveraineté à prendre figure. Au contraire, la photo, dans le registre nominal, n’enregistre que le plus banal, le plus impuissant, le plus faible. Il suffit d’assister à la confrontation, sur l’avenue centrale de Santiago du Chili, l’Alameda, de l’immobile défilé des statues de héros militaires avec celui, mobile, des photos de disparus portées par des familiers, pour comprendre que ce ne sont pas seulement deux techniques artistiques qui se font face, mais deux manières d’enseigner, de mettre en signes, le politique.Mais en même temps, l’identification aux enfants disparus n’est pas totale : le registre de référence n’est plus politique et militaire (lutte armée), mais juridique. Celui des droits de l’homme.

Là où Cl. Lefort pouvait encore, dans un texte célèbre
[14] contre l’interprétation marxienne de la déclaration des droits de l’homme [15] , tenter de réintégrer ces droits dans l’horizon de la démocratie politique, il devient de plus en plus évident, crime après crime, génocide après génocide, que ce n’est plus « l’homme » , totalement indéterminé, qui énonce des droits nouveaux au sujet des hommes, ni un Autre ou un dieu, mais la masse de ceux qui ont disparu sans laisser de traces. Chez Lefort, l’énonciateur devait, en quelque sorte, proférer tout nouveau droit d’un lieu vide en n’ayant lui-même aucune détermination (ni homme, ni femme, ni adulte, ni enfant, ni normal, ni handicapé, etc). Depuis Nuremberg, il en va tout autrement : le foyer d’où l’on énonce ce droit politique et international (par exemple ce qui fonde l’action du juge espagnol Garzon, ou le futur tribunal pénal international) se dessine négativement, à partir de l’immémorial. Parlant au nom des disparus, des torturés, des violées, « on » circonscrit en creux, une autre humanité. Autant dire qu’on légifère au nom de l’immémorial, du sans-sépulture. Mais paradoxalement, ce sans-trace est moins abstrait, moins formellement vide que l’énonciateur classique des droits de l’homme : il est beaucoup plus soumis à l’histoire des hommes. C’est pour cette raison que les lois que se donnent aujourd’hui les tribunaux internationaux sont plus hétéronomes qu’autonomes : on y est plus dans l’ordre de la dette (voire du complexe « devoir de mémoire ») que de l’égalité. Ainsi la déclaration universelle de 1948 met-elle davantage l’accent sur une nouvelle positivité : le fait qu’il y a des appartenances collectives, ethniques, religieuses ou politiques, et que cela constitue l’humanité en droit selon un principe du différend. Car ces appartenances sont incomparables. Les hommes de l’après-guerre payaient ainsi leur dette à ceux qui avaient été exterminés au nom de leur appartenance. Le paradoxe est désormais celui-ci : l’effectivité et le discours de la mondialisation vont de pair avec une reconnaissance juridique de ce que l’humanité est constituée d’appartenances collectives irréductibles. Pour toutes ces raisons, il ne faut pas ériger de statues aux disparus, au coeur infernal du jardin de la villa Grimaldi à Santiago. Mais un simple mur de noms.


[1] Cf.notre L’Homme de verre, Paris,1998.

[2] Ici notre commentaire sur De la mort à la vie ; Jean Cayrol, une esthétique du disparaître.

[3] cf.Missing de Cl.Ollier. Le photographe recherché au Canada s’enfonce dans la montagne gelée. Il était réputé pour la qualité de ses photos où un détail était significatif (le punctum barthésien). Ses pisteurs ne le retrouveront que sous la forme d’un halo de lumière, dont l’aura persiste au coeur du crépuscule.

[4] De Caligari à Hitler. Une histoire du cinéma allemand, 1919-1933, Paris-Lausanne, 1973.

[5] Que l’on retrouve chez Baudrillard, par exemple dans son texte contre Beaubourg.

[6] A.Brossat : Le corps de l’ennemi, Paris, 1998.

[7] Le Boqueteau 125. Editions du Porte Glaive. Paris, 1987.

[8] notre : J-F.Lyotard : une esthétique du disparaître. Actes du colloque en hommage à J.F.Lyotard, organisé par le Collège international de philosophie, 1999. A paraître aux PUF, Paris, 2OOO.

[9] Petite histoire de la photographie

[10] (Ph.Lacoue Labarthe : Typographie, in Mimésis des articulations, 1975)

[11] Miguel Abensour : De la compacité. Architectures et régimes totalitaires. Sens et Tonka, 1997.

[12] Speer : Au coeur du troisième Reich, 1971, pp. 80-82.

[13] Il y aurait à reprendre ici chez Heidegger la question centrale pour l’art de la statue. Cf. D.Payot. La statue de Heidegger. Art, vérité, souveraineté, 1998.

[14] L’invention démocratique, 1981.
[15] La question juive.