mardi, novembre 19, 2019

AU CHILI, LA PAROLE CITOYENNE S’EST LIBÉRÉE


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DANS LES QUARTIERS, LES INITIATIVES CITOYENNES SE MULTIPLIENT.
PHOTO TOMAS MUNITA /NYT/REDUX-REA 
Reportage Alors que les marches et les rassemblements se poursuivent, notamment à Santiago et à Valparaiso, les réunions se multiplient à travers le pays pour structurer le mouvement. En particulier dans les universités, où le printemps chilien prend des allures de Mai 68.
Par Gilles Biassette (à Santiago, Chili)
À la Facso, la Faculté des sciences sociales de la prestigieuse Université du Chili, la « U », bâtiment moderne situé dans le quartier résidentiel de Nuñoa, à Santiago, les salles de classe sont désertes. Depuis le début du mouvement social qui a pris le pays par surprise il y a un mois, les étudiants sont dans la rue et la « U » – publique mais payante – est l’un des foyers de la contestation.

Pour ceux qui ne sont pas dehors, c’est désormais dans le hall que tout se passe. Ce matin, les étudiants sont invités à réfléchir ensemble aux suites à donner à la marche qui, le 25 octobre, a réu¬ni dans les rues de Santiago plus de 1,2 million d’habitants. Du jamais vu depuis le retour des civils au pouvoir dans cette capitale de 8 millions d’âmes.

Face à quelque 150 étudiants assis sur le sol, Bran Bernal Montiel, sociologue, précise les trois axes de réflexion : « Quelles sont les causes profondes de cette colère citoyenne ? » ; « Comment progresser sur le terrain de la justice sociale, et faut-il en passer par une assemblée constituante ? » ; « Quels types d’action mener pour atteindre les objectifs formulés par les citoyens et les mouvements sociaux ? ».

UN CABILDO DANS LES LOCAUX D'UN 
CLUB DE FOOT, AU STADE DE SANTIAGO. 
PHOTO WIL SANDS /FRACTURES/REDUX-REA 
Bientôt, des petits groupes de dix personnes se réuniront autour d’un « facilitateur », qui animera les débats et livrera, deux heures plus tard, un compte rendu des réflexions du groupe. « Ensuite, nous ferons une synthèse de tous ces éléments, nous verrons comment nous la diffuserons et comment nous continuerons d’avancer », explique Bran Bernal alors que les groupes commencent à se disperser et à s’installer ici et là.


L’heure est au débat


Depuis deux semaines, les réunions de ce type se multiplient à travers tout le pays. Dans les universités, mais aussi dans les municipalités, ou dans les quartiers, l’heure est au débat et les initiatives citoyennes foisonnent. À deux pas de la Facso, des affichettes sont apparues sur le boulevard, qui appellent « les voisins et voisines du secteur à participer à un espace de conversation et d’organisation territoriale au sujet des mobilisations en cours. Profitons de ce moment pour nous connaître et nous organiser ! ».

En Amérique latine, ces réunions ont un nom : ce sont des cabildos, terme hérité de la colonisation espagnole, quand les habitants étaient appelés à se réu¬nir dans des lieux publics pour traiter de questions urgentes. Aujourd’hui, ces cabildos tentent de structurer une mobilisation spontanée et dénuée aussi bien de leaders que de porte-parole.

Car si une plateforme appelée Mesa de Unidad Social – regroupement composé de plus d’une centaine d’organisations syndicales comme la CUT (Centrale unitaire des travailleurs du Chili), la plus grande confédération syndicale du pays, étudiantes comme la Fech, la Fédération des étudiants de l’Université du Chili, ou sociales comme Modatima (Mouvement pour la défense de l’accès à l’eau, la terre et la protection de l’environnement) – donne le ton et fournit aujourd’hui, via Internet, les axes de réflexion pour les cabildos, les initiatives sont locales.


Le Chili pays injuste


Ce matin, quand les facilitateurs rendent leurs conclusions à la Facso, les mêmes causes émergent – les inégalités sociales –, qui font du Chili un pays injuste, en particulier en matière d’accès à l’éducation, à la santé, à la retraite ou encore de droits des femmes.

Les années Pinochet ont vu l’instauration, sous l’autorité des militaires, et sans débat démocratique, d’un modèle économique néolibéral mis en œuvre par les Chicago Boys, jeunes diplômés de l’école de Chicago à laquelle appartenait Milton Friedman, prix Nobel d’économie en 1976 et farouche partisan du marché comme mode de régulation de tous les secteurs. L’université de Chicago avait signé un partenariat avec l’autre université prestigieuse du pays, l’Université pontificale catholique du Chili.

Suivant les recommandations de Milton Friedman, la santé, les retraites, les services publics furent privatisés par les Chicago Boys entourant le général Pinochet. Et quand la démocratie a repris ses droits, en 1990, le modèle économique imposé par les militaires n’a été amendé qu’à la marge : la coalition de centre gauche qui a gouverné de 1990 à 2018, hormis le premier mandat de Sebastian Piñera de 2010 à 2014, n’a pas touché aux structures fondamentales d’un système pourtant très décrié. Tel était le prix à payer pour une transition réussie en matière de démocratisation et de lutte contre la pauvreté.


Une université très chère


L’Université du Chili est un exemple frappant de ce modèle radical. Pour étudier dans cet établissement public historique, fondé en 1842, il en coûte plusieurs milliers d’euros par an. Et, loi du marché oblige, toutes les filières ne se valent pas : se former à la médecine à la « U » coûte environ 7 500 € par an – la médecine est privée au Chili, donc bien rémunérée –, trois fois plus que les cours de philosophie ou de littérature, moins « rentables ».

Or si le Chili a connu un fort développement économique depuis 1990, ces sommes restent importantes : selon l’Institut national des statistiques (INE), le salaire net moyen est d’environ 700 € par mois. Et, toujours selon l’INE, la moitié des Chiliens gagnent moins de 480 € par mois. « Nous sommes des privilégiés, et c’est à nous de faire en sorte que les choses changent dans ce pays, lance Alejandro, l’un des facilitateurs. Oui à l’éducation gratuite pour tous ! »

« Avant la dictature, l’université était gratuite, mais n’y accédait qu’une élite, rappelle Alvaro Reyes, directeur de l’école d’agronomie de l’université Santo Tomas, une faculté privée fondée dans les années 1980. Du temps de Pinochet, l’éducation supérieure a été élargie, avec la création d’établissements privés, et les études supérieures sont devenues payantes, même dans le public. »

Quand Ricardo Lagos, premier président socialiste depuis Salvador Allende, est arrivé au pouvoir en 2000, il a mis en place un prêt pour permettre aux moins fortunés d’étudier, dans le privé ou le public, prêt avalisé par l’État mais contracté auprès des banques privées. « Ce mécanisme a permis d’augmenter de manière très importante le nombre des étudiants, une étape nécessaire compte tenu du fort développement économique du pays », poursuit Alvaro Reyes.


Un système à bout de souffle


Par rapport au système antérieur, c’était un progrès : en dix ans, le nombre des étudiants a doublé, permettant à de nouvelles classes moyennes d’émerger. Mais aujourd’hui, le système est à bout de souffle : ces études, chères, ne permettent plus de gagner les salaires que les entreprises proposaient, hier, à la minorité diplômée… Quand les diplômés doivent commencer à rembourser, en général deux ans après avoir fini leurs études, ils sont à la peine.

« Mais l’éducation gratuite ne suffira pas. C’est tout le modèle économique hérité de Pinochet qu’il faut réformer. Et pour le réformer en profondeur, il faut une nouvelle constitution ! », conclut Alejandro, applaudi par ses camarades.

La Constitution actuellement en vigueur date de la dictature – elle a été adoptée en 1980 –, et depuis le début du mouvement beaucoup de manifestants voient en elle le carcan qui engonce le Chili dans un système qui compte parmi les plus inégalitaires de la planète.

Un message que le palais présidentiel semble avoir reçu : le gouvernement s’est dit prêt, le 10 novembre, à « ouvrir la voie à une nouvelle Constitution ». Le ministre de l’intérieur, Gonzalo Blumel, a évoqué « une large participation de la population, puis (qu’)il y aurait en second lieu un référendum de ratification ». Les débats citoyens ne font que commencer en ce printemps chilien.

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Changer de Constitution… mais comment ?
Plusieurs voies sont possibles pour remplacer la Constitution chilienne, héritée de la dictature du général Augusto Pinochet (1973-1990).

La première, que privilégie le gouvernement de Sebastian Pinera, consiste à confier cette tâche aux élus. Il reviendrait au Congrès de proposer le nouveau texte – après des débats permettant aux citoyens de s’exprimer, assurent les autorités, mais selon des modalités encore à définir. Ce nouveau texte serait ensuite validé par un référendum.

La seconde voie est plus ambitieuse : il s’agit d’élire une assemblée constituante, pour permettre un débat beaucoup plus large et ouvert au sein de l’ensemble de la société chilienne. C’est cette piste que demandent les manifestants, ainsi que les partis d’opposition. Elle aurait l’avantage, aux yeux de ceux qui la proposent, d’offrir une légitimité plus grande au nouveau texte.