"J'aurai des funérailles nationales, vous verrez. L'histoire fera de moi l'égal de Bolivar." Huit années durant, entre 1990 et 1998, bien qu'il eût quitté le pouvoir, Augusto Pinochet a cru en l'inéluctabilité de son triomphe. Son espoir n'était pas infondé à l'époque : régnant sans partage sur l'armée de terre, sénateur à vie, protégé de toute poursuite judiciaire par une loi d'amnistie établie sur mesure, Pinochet observait son successeur démocratiquement élu gouverner le Chili dans le cadre de la Constitution promulguée par les militaires.
Le général Pinochet paradait. Chaque matin, son cortège traversait Santiago, toutes sirènes hurlantes: trois Mercedes blindées aux vitres opaques, escortées par une théorie d'ambulances, de motards et de véhicules armés filaient à vive allure vers le centre pollué de la capitale chilienne, pour rejoindre les bureaux"secrets" de la rue Banderas.
Des bureaux où il nous avait reçus, sévèrement gardés, on pouvait voir le mur du fond coulisser pour laisser apparaître un ascenseur entouré de militaires assis devant des écrans de contrôle, comme dans un mauvais James Bond. A l'étage, le général s'affairait, dans un bureau orné de gravures napoléoniennes, entouré par sa garde rapprochée, des militaires à cape rouge et gris qui claquaient les talons à chaque fois que le vieux militaire passait d'une pièce à l'autre.
L'homme avait depuis longtemps abandonné les lunettes noires et la tenue vert- de-gris qui en avaient fait la caricature du dictateur latino-américain: vêtu d'un uniforme blanc brodé d'or, le regard étonnamment bleu, vif, petit, la voix fluette, presque féminine, il essayait de jouer le rôle de vieux grand-père –"el tata" comme disaient ses proches – qui lui avait été soufflé par ses conseillers en communication.
Un rôle de composition, visant à camoufler le traître en stratège, le tortionnaire en chef de guerre et le parvenu en aristocrate. Car Augusto Pinochet souffrait du complexe du"huaso", ce "paysan" que l'oligarchie chilienne méprise et pense pouvoir utiliser pour faire le sale boulot avant de le renvoyer dans ses quartiers. Né en 1915 à Valparaiso dans une famille plutôt modeste, il revendiquait des origines françaises et aimait exhiber une carte postale reçue au lendemain du coup d'État : une famille Pinochet, de Saint-Malo, le félicitait pour son accession au pouvoir. S'il était politiquement anticommuniste, Pinochet était aussi viscéralement animé d'un désir de revanche sociale : il se voyait comme un individu peu considéré dans une institution méprisée, l'armée de terre, dont la gauche se méfiait et la droite se moquait. C'est ainsi qu'il avait surpris tout son monde.
Salvador Allende l'avait nommé commandant en chef de l'armée de terre le 23 août 1973 parce qu'il lui faisait confiance – ils étaient tous deux francs-maçons, originaires de la même région – mais aussi parce que le président socialiste, médecin, grand bourgeois, n'imaginait pas que l'ambition puisse venir à ce militaire sans épaisseur. Il en était de même pour les principaux instigateurs du coup d'Etat, l'amiral Jose Toribio Merino, et le commandant en chef de l'armée de l'air, le général Gustavo Leigh. Après sa disgrâce, ce dernier racontait les difficultés qu'il avait eues à convaincre Pinochet de prendre part à la sédition.
L'avant-veille du coup, le futur dictateur lui avait dit : "Mais, Gustavo, tu n'y penses pas, c'est dangereux, cette histoire, on pourrait y laisser notre peau !" De même, jusqu'au matin du 11 septembre 1973, Salvador Allende ne voulut pas croire à la trahison : "Pobre Pinochet, pauvre Pinochet", répétait-il alors que, de son côté, le général hurlait aux autres putschistes : "Allende, on le met dans un avion avec sa famille, et boum ! on fait tomber l'avion." Dès le 12 septembre 1973, Augusto Pinochet commença un autre coup d'Etat, prenant l'ascendant sur les autres membres de la junte et mettant fin aux espérances de la droite oligarchique chilienne : "Ces messieurs voulaient reprendre le pouvoir, ils pensaient que je le leur rendrais. Je leur ai dit : se acabo ! c'est terminé." Fin 1974, grâce à sa maîtrise de l'appareil répressif et à l'utilisation généralisée de la terreur, son pouvoir personnel était désormais absolu.
Augusto Pinochet a fini par mourir assigné à résidence, en butte à de nombreuses plaintes judiciaires, lâché par son camp, semi-grabataire. La justice n'a pas eu le temps ou la possibilité de le juger, mais l'histoire, elle, l'a condamné. Une de ses victimes est désormais au pouvoir. Michelle Bachelet, la présidente socialiste du Chili, l'a déclaré : il n'y aura pas de funérailles nationales.
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Le Monde Interactif