CAPTURE D'ÉCRAN |
En 1990, après 17 ans de dictature, le général Augusto Pinochet est contraint de passer la main à un président élu démocratiquement. Il n’accepte néanmoins de le faire qu’en échange d’un accord tacite lui assurant l’impunité. Demeuré chef de l’armée et sénateur à vie, il bénéficiera de fait d’une immunité parlementaire et c’est lui-même qui a nommé la plupart des juges en exercice à ce moment.
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PHOTO L'HUMANITÉ |
Après quelques années de rémission, les efforts acharnés des familles des victimes et des disparus porte ses fruits. Le pouvoir judiciaire cherche à retrouver un minimum d’autonomie. Début 1998, Juan Guzmán Tapia, juge plutôt conservateur de la Cour d’appel de Santiago, accepte d’instruire les premières plaintes déposées contre l’ex-dictateur. Il l’inculpe pour « séquestre permanent » et « homicide qualifié » dans le cadre de l’affaire dite de la « Calle Conferencia », qui porte sur la disparition de plusieurs dirigeants du Parti communiste en 1976. Dans les mois qui suivent, plusieurs centaines de plaintes sont déposées, dans différentes affaires, contre Pinochet.
Le 16 octobre 1998, alors qu’il se trouve à Londres pour raisons médicales, le général Pinochet est placé en état d’arrestation à la requête des juges de la « Audiencia nacional » espagnole Manuel García Castellón et Baltazar Garzón, qui instruisent deux plaintes parallèles concernant des disparitions et des assassinats de citoyens espagnols, au Chili et en Argentine, à l’époque des régimes militaires. La Chambre des lords refusant de concéder l’immunité diplomatique au général, le président chilien Eduardo Frei et son gouvernement de centre gauche ne vont cesser de réclamer le rapatriement de l’ancien dictateur dans son pays. Ministre des affaires étrangères socialiste, José Miguel Insulza justifie cette insistance : « En Espagne, Augusto Pinochet n’aurait pas, en raison du contexte trop politisé, un procès serein », alors qu’au Chili il pourrait être « plus efficacement jugé [1] ». De son côté, qualifiant la détention de « cruelle » et d’« injuste », l’ex-première ministre britannique Margaret Thatcher accuse le juge Garzón d’« être conseillé par un groupe de marxistes[2] ».
Lorsque, en octobre 1999, la Cour suprême britannique ratifie l’extradition vers Santiago plutôt que vers Madrid, un discret « comité de crise » impliquant Washington (Bill Clinton), Londres (Tony Blair), Santiago (Eduardo Frei) et Madrid (José Maria Aznar) trouve une porte de sortie : un rapport de trois médecins britanniques désignés par le Royaume-Uni conclut à l’incapacité de Pinochet de comparaître en justice, en raison « de son délicat état de santé ». Le monde assiste donc, le 3 mars 2000, à une scène hors du commun : sur la piste de l’aéroport de Santiago du Chili, le « mourant », descendu de l’avion sur une chaise roulante, se lève avec vigueur pour saluer ses vieux camarades venus l’accueillir.
Quelques jours après ce retour, le juge Guzmán persiste et signe : refusant de se laisser abuser, il interroge l’ancien dictateur et décide de l’inculper pour les assassinats commis par la « Caravane de la mort», une escouade de militaires qui a parcouru le pays en exécutant une centaine d’opposants après le coup d’Etat de septembre 1973. Un général a révélé les tortures infligées aux victimes de cette opération : les membres du commando « leur arrachaient les yeux avec des couteaux de combat à lame courbe, ils leur brûlaient les mâchoires, les jambes [3]. »
On ne s’attaque pas impunément à l’ancien tyran. Les pressions sur le nouveau président, Ricardo Lagos, sont considérables. Si le pouvoir politique met fin aux poursuites judiciaires, les forces armées se déclarent « susceptibles d’accepter une réforme de la constitution » léguée par Pinochet. Plus ou moins discrètement et depuis des horizons divers, de la droite au Parti socialiste, les « conseils de modération » en direction de Guzman se multiplient. Des injonctions parfois… modérément modérées. Le 3 décembre 2000, des pinochetistes manifestent à Providencia, devant sa maison, le traitant de « honte nationale ». Début 2001, après l’avoir traité de « désaxé », Jacqueline, la fille cadette de Pinochet, demandera aux forces armées de faire preuve d’une « détermination plus énergique et forte » face aux poursuites dont son père est l’objet. Courageux, Guzman ne se laisse pas intimider. Mais sa sécurité doit être assurée en permanence par dix inspecteurs de la police judiciaire, qui constituent sa garde rapprochée.
Jamais Guzmán n’a perdu l’espoir de voir Pinochet jugé. Toutefois, après avoir soumis l’ancien dictateur à des expertises médicales, la Cour suprême décide le 1er juillet 2002 que l’ancien chef de l’État, censé souffrir de « démence sénile », ne peut plus être poursuivi. « J’aurais pu partager la décision de la Cour suprême, déclarera ultérieurement Guzman lors d’une interview, mais ayant vu Pinochet et étudié sérieusement les rapports médicaux, je ne pouvais qu’estimer qu’il avait des facultés mentales normales.»
Fort de cette certitude, il réussira à inculper à nouveau Pinochet en 2005 dans un autre dossier, celui de l’ « Opération Condor », un plan concerté qui a permis aux dictatures sud-américaines d’éliminer leurs opposants. La « justice » prononçant en septembre la relaxe de l’ex-dictateur, le magistrat échouera à aller plus loin.
Ayant pris sa retraite début mai 2005, après avoir dénoncé de nombreuses pressions, Guzman a raconté son parcours dans un ouvrage, Au bord du monde, les mémoires du juge de Pinochet [4]. En apprenant la triste nouvelle de son décès, le 22 janvier dernier, à Santiago, à l’âge de 81 ans, toute l’équipe de production d’un film documentaire qui lui fut consacré, Le Juge et le Général, a souhaité exprimer sa solidarité, son soutien et son affection à sa famille. « Juan Guzmán était un homme d’honneur, courageux et généreux. Nous estimons qu’il mérite une reconnaissance nationale. » A titre de contribution et d’hommage, dans l’espoir que son labeur soit amplement connu, et afin d’inciter l’ensemble des medias à mieux faire connaître « son engagement et sa droiture », cette équipe [5] propose le documentaire en libre accès.
LE JUGE ET LE GÉNÉRAL
Notes :
[1] Le Monde, Paris, 3 décembre 1998.
[2] El País, Madrid, 7 octobre 1999.
[3] Le Monde, 31 janvier 2001.
[4] Les Arènes, Paris, 2005.
[5] Elizabeth Farnsworth et Patricio Lanfranco (direction et réalisation), Maria Isabel Mordojovich et Jac Forton (traducteurs de la version française).
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