dimanche, août 29, 2021

LIVRE : LE NÉOLIBÉRALISME INCITE-T-IL À LA GUERRE CIVILE ?

 [ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ] 

PHOTO ANADOLU AGENCY VIA AFP

Livres / Le néolibéralisme orchestre-t-il depuis ses origines la guerre civile ? Dans « Le choix de la guerre civile » (Lux), un ambitieux essai collectif, le célèbre tandem Christian Laval et Pierre Dardot, épaulés par deux collègues, Haud Guéguen et Pierre Sauvêtre, tentent de soutenir cette thèse radicale.

Par Nidal Taibi 

COUVERTURE

Que le néolibéralisme ait recours à des méthodes violentes, autoritaires, et antidémocratiques, c’est un fait désormais solidement établi. Si ce pont aux ânes se faisait contester il y a quelques années encore, la brutalité de la répression des gilets jaunes en France, ou celle des manifestants chiliens contre la hausse du prix du ticket de métro par le président néolibéral Sebastian Piñera, en a récemment donné une démonstration qui crève – littéralement – les yeux.

Sur un plan théorique et intellectuel, les dernières années témoignent d’une prolifération de travaux universitaires qui étayent incontestablement ce constat. On pense notamment aux deux précieuses généalogies de Serge Audier (Le Colloque Lippmann. Aux origines du néolibéralisme) et de Barbara Stiegler (Il faut s’adapter), et à la remarquable étude de Grégoire Chamayou (La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire), récemment annexée par deux textes inédits de Carl Schmitt et de Hermann Heller (Du libéralisme autoritaire).

VIOLENCE DU MARCHÉ

Or malgré l’évidence du constat, demeure la question : ces pratiques violentes et autoritaires sont-elles de circonstance ou bien relèvent-elles de l’essence même des régimes néolibéraux ? Dit autrement, la violence néolibérale est-elle l’exception ou la norme ? Dans un ambitieux essai collectif, Le choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme, les sociologues Christian Laval et Pierre Sauvêtre, et les philosophes Pierre Dardot et Haud Guéguen, soutiennent audacieusement la seconde hypothèse.

À rebours de la grille d’analyse fort répandue qui considère les méthodes répressives de la « gouvernementalité » néolibérale comme le simple symptôme d’une « crise », les auteurs se proposent dans cette étude de démontrer que la véritable cohérence stratégique du néolibéralisme est « d’avoir simultanément recours à des formes constitutionnelles et à des formes directes de répression étatique ». Ils soutiennent ainsi que la violence néolibérale « se caractérise avant tout par une violence conservatrice de l’ordre du marché s’exerçant contre la démocratie et la société ».

Faire la démonstration d’une thèse si radicale est un exercice délicat et difficile. Pour y parvenir, les auteurs convoquent le concept de « guerre civile » – radicalement revisité et redéfini ici pour les besoins de la démonstration – pour en faire le fil d’Ariane d’une sinueuse épreuve démonstrative. En effet, d’entrée de jeu, Christian Laval et ses collègues du Groupe d’études sur le néolibéralisme et les alternatives neutralisent l’acception familière de la guerre civile, héritée de Hobbes, selon laquelle la guerre civile serait la résurgence de l’état de nature, une sorte de guerre de « chacun contre chacun ».

GUERRES DE L'OLIGARCHIE

Par « guerres civiles » du néolibéralisme, les auteurs entendent des guerres « totales », menées par l’oligarchie, aussi bien sur un plan social (libéralisation du marché du travail), ethnique (exclusion des étrangers de toute forme de citoyenneté), politique et juridique (criminalisation par la loi de toute résistance et toute contestation), culturel et moral (restriction des libertés individuelles).

Selon les auteurs, ces guerres sont précisément civiles en ceci que les États néolibéraux, menés par des oligarchies coalisées, arrivent à rallier à leur cause les classes moyennes acquises au néolibéralisme et une partie des classes populaires et moyennes « dont le ressentiment est capté par le nationalisme autoritaire », contre la partie de la population qui « se constitue en grande partie dans les mobilisations sociales contre l’offensive oligarchique » et reste attachée à une conception égalitaire et démocratique de la société.

LE CHILI DE PINOCHET, UN LABORATOIRE

Si l’évidence des faits incline à souscrire spontanément à ce tableau, on peut légitimement s’interroger sur le recours à un concept aussi puissant que celui de « guerre civile ». Bien que les auteurs se défendent que l’usage du concept de guerre civile soit « une exagération rhétorique », ce choix lexical relève sans doute davantage de la polémique intellectuelle avec l’extrême droite et certains commentateurs cathodiques acquis à sa cause – qui instrumentalise la formule à des fins idéologiques –, que de la stricte élaboration conceptuelle.

Mais cela n’enlève pas tout à l’acuité et l’intérêt de cet ouvrage. Armés d’une insolente connaissance des textes théoriques des pères du néolibéralisme (Carl Schmitt, Friedrich Hayek, Ludwig von Mises, ou encore Wilhelm Röpke), les auteurs révèlent brillamment la brutalité et la violence des fondements du projet néolibéral et, preuve empirique à l’appui, montrent comment le Chili du général Pinochet a servi de laboratoire à ce corpus théorique.

Du reste, le lecteur pourra légitimement objecter qu’il est difficile d’inscrire dans la même ligne de continuité des variants du néolibéralisme aussi différents que Trump, Macron, Bolsonaro, ou encore la chancelière allemande Angela Merkel. Le Groupe d’études anticipe cette objection et suggère que l’unité du néolibéralisme se trouve justement dans sa capacité à « imposer un ordre de marché par une "politique de la guerre civile" et sa variété historique comme les diverses "stratégies de guerre civile" associées à des ennemis toujours changeants (le socialisme, les syndicats, l’État social, les militants de la contre-culture, les femmes, les minorités, les précaires) par lesquelles il a tenté d’asseoir cet ordre dans des contextes historiques toujours spécifiques ». Le contexte de la crise sanitaire est une nouvelle démonstration de force. Par Nidal Taibi

* Christian Laval, Haud Guéguen, Pierre Dardot, Pierre Sauvêtre, Le choix de la guerre civile : Une autre histoire du néolibéralisme, Lux, 328 p., 20 euros.

SUR LE MÊME SUJET :