samedi, décembre 10, 2022

L'IMPOSSIBLE RÉGULATION DES MULTINATIONALES

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1972 : le Président du Chili, Salvador Allende met en garde les Etats contre la puissance des multinationales. Ce pouvoir n'a fait que croître depuis, tout comme leur impunité. Un texte est en discussion à l'ONU depuis 2014 pour les obliger à respecter les droits humains. Pas gagné !
«L'impossible régulation des multinationales»  LA BULLE ÉCONOMIQUE

France Culture

"nous sommes face une confrontation directe, États ". Salvador Allende. Le discours en entier à l'écrit ici.

C'est le Président chilien qui parle. Salvador Allende, le 4 décembre 1972 lors de la 26e assemblée générale de l'ONU. Ici pour entendre ce discours en entier.

Élu démocratiquement deux ans plus tôt, le Président socialiste sera renversé par un coup d'État moins d'un an après ce discours... prophétique. "Les grandes firmes transnationales portent atteinte aux véritables intérêts des pays en développement et leur action dominatrice et incontrôlée s'exerce également dans les pays industrialisés où elles sont implantées" poursuit Salvador Allende.

50 ans après que ces mots furent prononcés, le pouvoir de celles qu'on nomme aujourd'hui les multinationales n'a fait que prospérer, mais elles ne sont toujours pas sujet de droit. Contrairement aux États, qui sont tenus par le droit international, les multinationales, en tant qu'entité mondiale opérant dans tous les pays, ne sont pas responsables juridiquement.

Elles le sont, localement, mais la maison mère est rarement inquiétée pour des atteintes à l'environnement ou aux droits humains qu'une filiale ou un sous-traitant agissant sous ses ordres aurait causé.

Mettre un terme à cette impunité, c'est la mission que s'est fixée un groupe de travail créée en 2014 au Conseil des droits de l'Homme de l'ONU. Cinq pays sont à l'initiative de ce groupe, l'Afrique du Sud, la Bolivie, Cuba, le Vénézuéla et l'Equateur.

Chaque année, dans un silence médiatique quasi total, ce groupe de travail intitulé "Open-ended intergovernmental working group on transnational corporations and other business enterprises with respect to human rights" se réunit. En octobre dernier, c'était sa 8e réunion, à Genève.

Un sujet essentiel boudé par les USA et l'UE

Ce groupe est dit open-ended, tout le monde est libre d'y participer. La France le fait depuis le début, en tant qu'observatrice, les États Unis l'ont en revanche ignoré pendant plusieurs années, avant de le rejoindre il y a deux ans. Vos travaux sont capitaux, reconnaît la représentante américaine, mais : "Nous continuons de croire qu'une approche moins prescriptive aurait plus de chance d'obtenir l'assentiment des États et d'autres parties prenantes clés".

Moins prescriptive, cela veut dire moins contraignante, or l'objet de ce groupe de travail, sa raison d'être pour utiliser un mot à la mode, c'est justement de passer des recommandations à la contrainte, des prescriptions, des codes de bonnes conduites, des principes directeurs.... du droit mou en somme, pléthorique sur ce sujet, à la loi dure, la dura lex.

Ce pas, la France l'a franchi en 2017, un mois avant les élections présidentielles. La loi sur le devoir de vigilance rend possible l'assignation en justice des entreprises qui ne mettent pas tout en œuvre pour prévenir les dommages que pourraient causer leurs activités, celle de leur filiale ou de leur sous-traitant.

Total pour ses activités en Ouganda, EDF au Mexique, Casino en Amazonie, Suez au Chili. Une dizaine d'affaires sont en cours. Toutes concernent des entreprises françaises...

L'an dernier, la Commission européenne a proposé d'étendre ces principes de vigilances à tous les pays de l'UE. Les discussions sont en cours, et les ONG s'inquiètent que le gouvernement français ne manœuvre en coulisse pour affaiblir le texte européen, et ainsi affaiblir la portée de la loi française si pionnière, ce que Bercy dément vigoureusement. Ici un article de Mediapart à ce sujet.

À Genève, l'Union Européenne a comme les États-Unis seulement prononcé un propos liminaire, sans s'impliquer dans les négociations, car elle n'a pas de mandat des États pour négocier, dit-elle, et est en train d'élaborer son propre texte. En résumé, ni l'Union Européenne, ni les États-Unis ne sont intéressés pour participer au "Groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée sur les sociétés transnationales et autres entreprises commerciales en ce qui concerne les droits de l'homme".

Aussi discrètement qu'elle avait commencé, la huitième réunion de ce groupe de travail sur les multinationales s'est achevée sur un relatif échec, deux textes discutés en parallèle, et la promesse d'avancer d'ici la 9e session.

Il y a 50 ans, l'Assemblée générale de l'ONU avait applaudi Salvador Allende pendant une longue minute. Depuis ce discours, les multinationales sont passées de 7 000 à plus de 100 000 estime-t-on, 900 000 avec leurs filiales.

Mais le changement le plus déterminant est qualitatif : celles qui dominent aujourd'hui les États n'existaient pas du temps d'Allende.

Gafam en occident, BATX en Asie, la puissance de ces empires numériques semble sans limite.

Dominer les États puis les remplacer ?

Non seulement les États, même les plus forts, États Unis en tête, en dépendent pour leur fonctionnement, du stockage de leurs données à leur besoin de renseignement, mais ils peinent à aligner autant de milliards que ces géants privés dans ce qui façonne déjà le monde d'aujourd'hui et celui de demain : le big data, le cloud, l'intelligence artificielle, sans oublier toutes les infrastructures.

Pour certaines de ces plateformes, dominer les États est un acquis, l'étape d'après, accélérée par le Covid 19, c'est de grignoter leurs prérogatives, et pourquoi pas même de les remplacer.

Google et Amazon se positionnent sur la santé et l'éducation, Facebook a voulu un temps quasi-battre monnaie numérique. Preuve que les États eux-mêmes prennent ça au sérieux, le Danemark a créé en 2017 un poste d'ambassadeur auprès des Gafa.

En 2017, le PDG de Facebook Mark Zuckerberg a très clairement exposé ses ambitions dans un texte intitulé "Construire une communauté globale". Le texte ici. Une analyse "La tentation hégémonique de Mark Zuckerberg et de Facebook" par Gérard Wormser, ici.

"Dans des temps comme les nôtres, la chose la plus importante que nous puissions faire chez Facebook, c’est de développer l’infrastructure sociale pour donner aux gens le pouvoir de construire une communauté globale effective pour nous tous [that works for all of us]. Dans la dernière décennie, Facebook s’est employé à connecter des amis et des familles. Sur cette base fondatrice, notre prochain objectif sera de développer l’infrastructure sociale pour les communautés – pour nous soutenir, pour veiller à notre sécurité, pour nous informer, pour l’engagement civique et pour l’inclusion de tous" écrit Mark Zuckerberg.

Que peut un groupe de travail méprisé par les États les plus puissants face à de telles velléités ? S'il tient bon, il y aura tout lieu de longuement applaudir sa ténacité !

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