Reportage Depuis près d’un demi-siècle, Hilda et Elizabeth se battent pour obtenir justice dans la disparition d’un mari ou de frères victimes de la répression sous le régime d’Augusto Pinochet. Malgré trois décennies de démocratie, le sort de près de 1 200 victimes de la dictature reste toujours inconnu.
Gilles Biassette, envoyé spécial à Concepcion (Chili)
Pour Elizabeth et Hilda, c’est un geste habituel, une routine toujours un peu triste malgré les années qui défilent : comme à chaque fois qu’elles ont l’occasion de faire connaître leur quête, les deux femmes accrochent au revers de leur manteau des photos en noir et blanc surmontées de mots simples : « Où sont-ils ? »
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Elizabeth aide son amie à fixer le portrait de Carlos, jeune homme à jamais élégant en costume cravate, cheveux plaqués en arrière. En dessous du cliché, une date : 18 janvier 1975, jour de sa disparition, seize mois après le coup d’État du 11 septembre 1973. Depuis, Hilda n’a jamais cessé de le chercher. C’était son mari.
Un silence vieux de cinquante ans
Elizabeth, elle, a perdu deux de ses frères. Hector Ernaldo, le plus jeune, n’a plus donné de nouvelles depuis son arrestation au début du mois de novembre 1973, quelques semaines après la prise du pouvoir par la junte militaire. « Notre famille était connue, chez nous à Villarica, pour son engagement à gauche,raconte Elizabeth. Après le renversement de Salvador Allende, une famille allemande, des nazis arrivés après la guerre, a conduit les militaires jusque chez nous. » Hector Ernaldo a été embarqué, pour une destination inconnue.
Quant à l’aîné, Hector Heraldo, entré dans la clandestinité, il avait déjà filé, trouvant refuge en Argentine. Avant de tomber en 1977 dans les griffes du Condor, le plan de collaboration des dictatures sud-américaines contre les « subversifs ».
Pour fuir l’ambiance malsaine de Villarica, la famille d’Elizabeth a fini par s’installer dans la première grande ville au nord, Concepcion, sur la route qui file vers Santiago entre océan Pacifique et cordillère des Andes. Au sein de l’Agrupacion de Familiares de Detenidos Desaparecidos, qui rassemble les proches des disparus, sa mère a lutté pour savoir ce qu’il était advenu de ses fils, avec la seule aide de l’Église pour rompre cette solitude.
Elizabeth a fini par prendre la relève. « Dès 1978, les familles des disparus ont commencé à se retrouver chaque mercredi dans cette salle de l’archevêché de Concepcion », expliquent Hilda et Elizabeth. Une quête incessante pour arracher la moindre information. « Nous n’avons pas eu le temps de pleurer », lâche Hilda en hochant la tête.
Un vaste plan de recherche inédit lancé par l’État
Malgré le retour de la démocratie au début des années 1990, cette quête n’a jamais cessé. Longtemps soucieux de ne pas heurter les militaires – le dictateur Augusto Pinochet est resté commandant en chef de l’armée chilienne jusqu’en 1998 –, l’État est resté prudent, laissant s’instaurer un « pacte du silence » entre militaires aux mains sales.
Le temps passant, avocats et juges ont pu rentrer en action et épauler les familles, tandis que l’État restait largement spectateur. Sur les quelque 1 500 personnes disparues sous le régime d’Augusto Pinochet (1973-1990) – outre les 3 200 victimes du régime –, seules 307 dépouilles ont été retrouvées et identifiées.
Mais le vent serait-il enfin sur le point de tourner ? À l’occasion des 50 ans du coup d’État, le gouvernement de Gabriel Boric a annoncé un vaste plan de recherche financé par les deniers publics, un engagement inédit de la Moneda pour tenter de retrouver les absents. « La seule façon de construire un avenir plus libre et plus respectueux de la vie et de la dignité humaine est de connaître toute la vérité », a déclaré le président début septembre, en lançant cette initiative lors d’une cérémonie organisée aux abords du palais présidentiel.
Un manque de coopération des forces armées
Les familles ont été associées à l’élaboration du plan, Hilda et Elizabeth ont rencontré les autorités. Et quelques jours avant l’anniversaire du coup d’État, c’est à Concepcion que s’est rendu le ministre de la justice et des droits de l’homme, Luis Cordero, pour évoquer ce tournant peut-être décisif. « La région a beaucoup souffert de la répression, explique Edgardo Carabantes, professeur d’histoire à l’université de La Serena. C’était une région marquée à gauche. Le Mouvement de la gauche révolutionnaire, le MIR, ennemi juré des militaires, est né à l’université de Concepcion. »
En novembre 1971, Fidel Castro, en visite au Chili, avait fait escale dans cette université pour rencontrer les étudiants, et ceux du MIR en particulier. Au sud de Concepcion, les villes de Coronel et de Lota étaient, elles, des hauts lieux de l’industrie minière et des syndicats. En 1971, Salvador Allende s’était rendu à Lota pour annoncer la nationalisation de l’entreprise minière.
Le plan présenté par le gouvernement vise à reconstituer la trajectoire des victimes, après leur détention et leur disparition. Qui les a arrêtés ? Ou les a-t-on conduits ? Jusqu’à présent, le principal obstacle à la recherche des disparus a été le manque de coopération des forces armées. Les associations des familles les accusent de détenir toutes les informations mais de refuser de les donner au nom d’un « pacte de silence ».
L’espoir d’en finir avec le « pacte de silence »
Certains veulent espérer que les langues se délieront, notamment à l’approche de la mort des acteurs, disposés à soulager leur conscience. D’autres comptent sur le gouvernement pour rompre le silence. Ou pour faire sauter un verrou : le secret qui entoure le rapport Valech, consacré aux quelque 40 000 personnes torturées sous Pinochet.
Publié en 2004, il ne comporte que les noms des victimes. Leurs témoignages, avec les noms, les dates, avaient été placés sous scellés pour cinquante ans. Le gouvernement de Gabriel Boric, qui s’était incliné le jour de son investiture devant la statue de Salvador Allende, le président socialiste renversé le 11 septembre 1973, réfléchit à haute voix à la meilleure manière d’en finir avec cette confidentialité – avec l’accord des victimes.
« Le gouvernement peut faire beaucoup de choses, assure Hilda. À Concepcion, par exemple, des ossements ont été retrouvés il y a vingt ans. Ils sont chez le légiste, mais aucune demande n’a été formulée par la justice. » Mais pour elle comme pour Elizabeth, le temps presse. Le mercredi après-midi, de moins en moins de personnes sont réunies autour de la table, au premier étage de l’archevêché de Concepcion.
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CAPTURE D'ÉCRAN |
Plus d’un tiers des Chiliens ont un avis favorable sur le coup d’État
Selon une enquête de l’institut Cerc-Mori réalisée en mars, 36 % des Chiliens voient d’un bon œil le coup d’État. Ils estiment qu’il a « libéré le Chili du marxisme ». Ce taux d’approbation est le plus élevé en vingt-huit ans de sondages, à égalité avec l’année 2000.
Pour de nombreux Chiliens, le pays doit à Augusto Pinochet des années de prospérité et de stabilité en appliquant le modèle économique néolibéral de privatisations, inspiré de la théorie américaine des « Chicago Boys ».
Toujours selon cette enquête, 42 % des Chiliens considèrent que le coup d’État a « détruit la démocratie », 22 % étant indécis.
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