vendredi, mars 01, 2024

LA VIE IMAGINAIRE DU VÉNÉZUÉLA SOUS JUAN GUAIDO : « UTILISER LA FICTION POUR RÉTABLIR UNE PARTIE DE LA RÉALITÉ », RACONTE MAURICE LEMOINE

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« JUANITO LA VERMINE, ROI DU VENEZUELA »,
 LE TEMPS DES CERISES, 801 PAGES, 28 EUROS.

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L'HUMANITÉ

Entretien / La vie imaginaire du Venezuela sous Juan Guaido : «Utiliser la fiction pour rétablir une partie de la réalité », raconte Maurice Lemoine / L’action se déroule dans un pays imaginaire, qui ne l’est pas : celui de l’autoproclamé président Juan Guaido, alias « Juanito la vermine ». Dans son dernier ouvrage, le spécialiste de l’Amérique latine Maurice Lemoine nous replonge dans les méandres de la révolution bolivarienne. Entretien.

par Luis Reygada

JUAN GUAIDO S'ADRESSE À SES
PARTISANS LORS D'UNE MANIFESTATION
CONTRE  LE GOUVERNEMENT À CARACAS,
 LE 10 MARS 2020.
PHOTO RAFAEL HERNANDEZ  

13 min

Dans son dernier « docu-roman », la prétendue fiction rattrape la réalité pour offrir un éclairage aussi incisif que précis des manœuvres réalisées par Washington pour mettre à genoux la Révolution bolivarienne. Grand spécialiste de l’Amérique latine, l’ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique Maurice Lemoine nous replonge dans les entrailles de « l’affaire » de l’auto-proclamé président Juan Guaido, avec un récit documenté à la manière d’un journal de bord des péripéties de la vie politique vénézuélienne, entre Caracas, Washington et Bogota. Un ouvrage nécessaire pour mieux appréhender les enjeux de la crise politique, économique et sociale qui frappe le Venezuela depuis maintenant une décennie, mais aussi les évènements à venir, à quelques mois des prochaines élections présidentielles. Entretien avec l’auteur de Juanito la vermine, roi du Venezuela

LE JOURNALISTE ET ÉCRIVAIN
 MAURICE LEMOINE LE
8 NOVEMBRE 2019,
À PARIS, FRANCE. 
PHOTO THIERRY NECTOUX 


Maurice Lemoine

Journaliste spécialiste de l’Amérique latine, ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique.






Vingt-cinq ans de révolution bolivarienne au Venezuela, et peu de pays ont subi de couverture médiatique aussi biaisée de la part des médias occidentaux dominants. Pourquoi avoir choisi d’utiliser la fiction pour raconter « l’épisode Juan Guaido » ?

Précisément parce que, s’agissant du Venezuela, j’ai tellement le sentiment d’avoir affaire à de la fiction lorsque je lis la presse écrite ou me connecte sur la radio – y compris, hélas, de service public – ou la télé, que je me suis dit : si ceux qui prétendent faire de l’information ne produisent que de la fiction, pourquoi ne pas utiliser cette technique pour rétablir la réalité, ou en tout cas de larges pans de la vérité ? Évidemment, on peut trouver très prétentieux ou arrogant, voire suspect ou même complotiste, qu’un journaliste, faisant le grand numéro du « seul contre tous », prétende « rétablir la vérité ». Sauf que, à bien y regarder, je ne suis pas si seul qu’il y paraît !

Quand le lobby du lavage de cerveaux martèle en permanence que des millions d’exilés ont fui le Venezuela à cause des politiques dévastatrices de Maduro, ce n’est pas moi, mais le président colombien Gustavo Petro qui affirme, le 18 février dernier : « Ce qui a provoqué une migration de millions de Vénézuéliens s’appelle le blocus économique (imposé par les États-Unis) et le gouvernement colombien (de l’ex-président d’extrême-droite Iván Duque) a contribué à sa réalisation. C’est devenu un véritable boomerang. Ils ont bloqué la vente internationale du pétrole et c’est de cela que vivait la société vénézuélienne. L’appauvrissement immédiat a engendré la migration. »

Bref, tout cela pour dire que les notions d’information et de fiction sont finalement très relatives… À partir de là, s’est posée la question : comment raconter à un public curieux, mais non spécialiste, la déstabilisation qu’a connue la République bolivarienne ? Il ne lira sans doute pas un strict essai. D’où le choix du roman permettant un plaisir de lecture plus grand et même des éclats de rire en découvrant les bouffonneries d’un « Juanito » ressemblant à 99,9 % à celles bien réelles du dénommé Juan Guaido.

Dans votre roman, le « Grand Fuck You » – locataire de la Maison blanche, qui ressemble à s’y méprendre à un certain Donald Trump – paraît prêt à tout pour déloger le président « Nicolás Moro ». Ne doit-on pas à l’ex-président républicain l’honnêteté de n’avoir pas occulté les intentions impérialistes de son pays, alors que la politique étrangère américaine, dirigée par les démocrates, se veut beaucoup plus « subtile » ?

C’est exact ! N’oublions pas que c’est un décret signé par Barack Obama en mars 2015, faisant du Venezuela une « menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique étrangère des États-Unis », qui a ouvert la porte aux plus de neuf cents sanctions illégales imposées à ce pays par l’administration Trump. Lequel « Grand Fuck You », avec ses comparses Mike Benz, John Colton, Mike Napolitano et Elliott – pardon : Mike Pence, John Bolton, Mike Pompeo et Elliott Abrams – n’a cessé d’annoncer : « Toutes les options sont sur la table. » S’il ne fait plus mention de l’hypothèse militaire, et mis à part un très léger assouplissement concernant les sanctions relatives aux hydrocarbures – la guerre en Ukraine rendant indispensable le retour du pétrole vénézuélien sur le marché, –  Sleepy Joe – pardon, Joe Biden – n’a strictement rien changé de la politique de Washington.

Malgré l’échec de Guaido, parti avec ses raquettes de tennis se mettre à l’abri à Miami, Maison-Blanche et Département d’État continuent à reconnaître et financer une « Assemblée nationale » vénézuélienne élue en 2015, majoritairement d’opposition, mais qui, au terme d’élections boycottées par la droite putschiste, n’existe plus depuis décembre 2020 !

Washington menace par ailleurs de durcir à nouveau les mesures coercitives unilatérales si l’organisation de la prochaine élection présidentielle, et surtout son résultat, dans ce pays souverain qu’est le Venezuela, ne lui conviennent pas. Un détail de l’Histoire : qu’il s’agisse du relativement présentable Biden (qu’elle adore) ou du caricatural Trump (qu’elle prétend détester), l’Union européenne s’aligne aveuglément.

Dans votre essai Venezuela : Chronique d’une déstabilisation (Le Temps des Cerises, 2019) vous reveniez sur les tentatives de « révolution de couleur » organisées par l’opposition de droite vénézuélienne, en 2014 et 2017. Elles eurent pour conséquence un déchaînement de violence, causant plus de 150 morts (1) et servant notamment de prétexte au président Obama pour imposer un premier bloc de sanctions, qui « ne visaient pas la population ou l’économie vénézuélienne ». Comment s’insère le personnage de Juan Guaido dans la stratégie nord-américaine ?

Le « Juanito » de mon roman est une marionnette. Juan Guaido, son modèle, aussi. Il s’autoproclame « président intérimaire » du Venezuela après que, la veille, le vice-président des États-Unis en personne, Mike Pence, a appelé l’opposition vénézuélienne à descendre massivement dans la rue.

Fondamentalement, trois objectifs ont été assignés à Guaido, au nom de sa supposée légitimité, reconnue par la « communauté internationale » que les États-Unis, l’UE et les supplétifs de la droite latino-américaine, c’est-à-dire une petite soixantaine de pays. D’abord, fracturer les Forces armées vénézuéliennes et faire en sorte que, se retournant contre Maduro, elles le renversent. Aussi, en appelant aux « sanctions » et en les justifiant, créer une crise économique telle que les programmes sociaux vont s’effondrer, entraînant le gros de la population à se retourner elle aussi contre le pouvoir chaviste. Enfin, légitimer une intervention militaire étrangère, au nom de la « responsabilité de protéger » – si chère aux défenseurs réels et/ou supposés des droits humains. De ces trois objectifs, un seul a été atteint : la mise à genoux du pays par l’asphyxie de son économie. Pour le reste, Guaido et ses commanditaires ont sous-estimé la formidable capacité de résistance de Maduro et la dignité du peuple qui, malgré les difficultés, le soutient contre vents et marées.

On voit effectivement à travers votre roman l’importance de cet élément souvent passé sous silence à l’heure de parler de la terrible crise économique qui frappe le Venezuela : la féroce volonté de Washington de mettre à genoux l’économie de ce pays. Avec des manœuvres qui renvoient à l’époque du Chili de Salvador Allende.

Élémentaire, mon cher Nixon ! Au Chili de l’époque : le cuivre. Au Venezuela, actuellement : le pétrole, l’or et bien plus. À Santiago, un président socialiste, Salvador Allende qui, s’il revenait aujourd’hui, serait immédiatement qualifié de « populiste » par nombre de ceux-là mêmes qui, le 11 septembre dernier, l’ont célébré à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa disparition.

Unité populaire des années 1970, révolution bolivarienne chère à Hugo Chávez et à son disciple Maduro : une féroce déstabilisation économique permet d’affirmer, à destination de l’intérieur, mais également de l’étranger, « le socialisme c’est la pénurie ». Tentatives d’assassinat réussie du commandant en chef de l’armée chilienne, le général René Schneider, le 4 septembre 1970, et ratée de Nicolás Maduro, à l’aide de drones, le 4 août 2018. Intervention des multinationales : l’International Telephone and Telegraph (ITT) contre l’expérience socialiste de l’époque ; ExxonMobil qui jette de l’huile sur le feu d’un conflit territorial historique entre le Venezuela et le Guyana.

On pourrait multiplier les rapprochements. Somme toute, il n’existe que deux différences, mais de taille. Un : au Chili, l’impérialisme et les putschistes locaux ont pu compter sur un général, Augusto Pinochet ; au Venezuela, ils ne l’ont pas trouvé. Deux : il existait dans les années 1970 une gauche française capable de se montrer solidaire et de ne pas « lâcher » les latinos agressés par l’impérialisme. Sur le Venezuela actuel, mais aussi les autres pays en rupture de la région – on l’a vu en particulier lors du coup d’État de 2019 contre Evo Morales, en Bolivie –, la gauche hexagonale, éparpillée façon puzzle, a été presque totalement chloroformée.

Combien de temps vous a-t-il fallu pour écrire ce roman et quelle a été votre méthode ? Sa lecture laisse parfois penser à un journal de bord des péripéties de la vie politique vénézuélienne, entre Caracas, Washington et Bogotá…

Dix-huit mois d’écriture précédés d’un gros paquet d’années de travail de journaliste (j’étais déjà présent à Caracas pour Le Monde diplomatique lors du coup d’État contre Chávez en avril 2002). Reportages sur le terrain, interviews de protagonistes, suivi quotidien de la situation (aussi bien au Venezuela que dans les pays environnants), recherche documentaire – nécessaire par exemple pour décrire le Bureau ovale (où, pour une raison qui m’échappe, je n’ai jamais été invité !), lors d’une réunion entre le « Grand Fuck You » et ses collaborateurs.

Un seul impératif : demeurer au plus près de la réalité. Et raconter ce qui ne l‘a pas été par mes estimés confrères : la « bataille des ponts », formidable épopée du petit peuple chaviste lors de l’« opération humanitaire » bidon organisée depuis Cúcuta, en Colombie ; le retournement par la CIA du chef des services de renseignements vénézuélien et le coup d’État avorté qui a suivi ; l’Opération Gédéon, cette tentative d’invasion menée depuis la Colombie, sous le commandement de mercenaires étasuniens, pour « capturer, arrêter ou éliminer » Maduro, avec l’aval et la signature de Guaido ; l’histoire de ce « contrat » de type mafieux de 212 millions de dollars, révélé aux États-Unis, y compris par CNN, mais occulté en France par le monde parallèle de nos médias.

Sans oublier les sombres histoires de corruption, de billets verts, d’intrigues et de trahisons révélés par l’opposition elle-même, toujours en train de se déchirer pour s’approprier le magot – même pas besoin d’enquêter ! En d’autres termes : la vie du Venezuela a été un tel roman, ces dernières années, que je n’ai absolument pas eu besoin d’imagination. Tous les propos politiques que je fais tenir à mes personnages – Le Grand Fuck You, Léo Poldo, Ramón Allapo, Henrique Caprisky, Luis Mugro, Maricori Laloca, etc. – ont été réellement prononcés par les individus réels dont je me suis inspiré – Trump, les dirigeants de la droite vénézuélienne Leopoldo López, Henry Ramos Allup et Henrique Capriles Radonski, Luis Almagro (secrétaire général de l’OEA), l’extrémiste María Corina Machado. Quant à mon « Nicolás Moro », je n’hésite pas à prétendre qu’il ressemble pas mal à Maduro.

Au final, que restera-t-il du non-passage de Juan Guaido à la tête du Venezuela ? Quelle analyse peut-on en faire vis-à-vis des gouvernements (parmi lesquels celui de la France), et des journalistes, qui ont cru ou voulu voir en lui le chef d’État intérimaire ?

Que reste-t-il ? Un triomphe du réel sur le virtuel. Le président légitime du Venezuela est toujours en place : il s’appelle Nicolás Maduro. C’est lui que reconnaît la communauté internationale – la vraie. Mais il demeure aussi beaucoup de souffrance : la déstabilisation du pays a très profondément affecté la population, plongeant des pans entiers de la société dans la pauvreté.

Il s’est agi d’une « guerre hybride », d’ailleurs nullement terminée, d’une politique criminelle menée avec la complicité aveugle, conformiste ou imbécile du pouvoir médiatique et de dirigeants européens incapables de s’affranchir de Washington.

Au nom de la « démocratie et des droits humains », une alliance improbable avec le pire de l’extrême droite américaine soi-disant détestée – de Trump au colombien Iván Duque et au brésilien Jair Bolsonaro, en passant évidemment par Guaido et les siens. Si je peux me permettre : dans mon bouquin, le président français « Manu Micron » et son ambassadeur au Venezuela « Romain Laval » constituent des exemples édifiants, pour ne pas dire comiques, de cette aberration.

« JUANITO LA VERMINE, ROI DU VENEZUELA »,
 LE TEMPS DES CERISES, 801 PAGES, 28 EUROS.

(1) Rappelons ici qu’une partie importante des victimes, contrairement à ce qui a été avancé dans nombre de médias, ne fut pas à déplorer du côté des manifestants. ↩︎

Les mots-clés associés à cet article

États-Unis, Juan Guaido, Maurice Lemoine, Venezuela


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