jeudi, mai 30, 2024

L’IMAGINAIRE « GORE » DE JAVIER MILEI

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CARLOS ALONSO. – « MANOS ANÓNIMAS (MAINS ANONYMES) », 1976-2019
/ © CARLOS ALONSO - MUSEO NACIONAL DE BELLAS ARTES, BUENOS AIRES
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DIPLOMATIQUE
L’imaginaire « gore » de Javier Milei / M. Javier Milei a peu de sympathie pour la culture, ses institutions, ses subventions — un secteur parasite, un milieu progressiste… Même si elle s’appuie sur des chiffres, son offensive n’est pas fondamentalement dictée par des choix économiques, mais par une vision politique. Un messianisme obsessionnellement « antirouge » le conduit à brandir sa tronçonneuse.

par Alan Pauls 

« Masochisme 2024 pour tous et à toutes »
Vœux de nouvelle année de Sergio Langer

Dès sa prise de fonction en tant que président de la nation, le 11 décembre dernier, M. Javier Milei a montré quel était son véritable voire son unique projet dans le domaine de la culture : la liquider. Sa première décision fut de réduire le ministère à un secrétariat et d’en confier la direction à un producteur de théâtre privé. La seconde fut d’envoyer au Congrès une loi éléphantesque connue sous le nom de Ley de Bases (ou Ley Ómnibus, en raison de ses 664 articles) dont le chapitre 3, consacré aux questions culturelles, proposait de dégraisser, de démanteler et, dans certains cas, d’éliminer quelques institutions parmi les plus dynamiques et les plus fécondes : l’Institut national du cinéma et des arts audiovisuels (Incaa) — qu’on peut rapprocher du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) français —, dont il comptait supprimer deux des sources autonomes de financement ; le Fonds national des arts (FNA) et l’Institut national du théâtre (INT), qu’il suggérait tout simplement de fermer ; le réseau des 1 800 bibliothèques publiques, dont il voulait interrompre le modeste programme de services à tarifs préférentiels. Le plan de coupes n’épargnait pas non plus le monde de l’édition, puisqu’il annonçait l’abrogation de la loi sur le prix du livre, inspirée de la loi Lang, qui empêche les grandes librairies de pratiquer des rabais déséquilibrant le marché et nuisant aux librairies indépendantes.

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« Voyons Milei, quand commenceras-tu
à payer des droits d'auteur ?»
DESSIN SERGIO LANGER

La loi, rejetée début janvier, est revenue à la Chambre des députés en mai avec quatre cents articles en moins, sans le ­chapitre 3 et avec une tiède modification de l’un de ses points les plus critiques : la possibilité pour l’exécutif de légiférer par décret, sans passer par le Congrès, dans de multiples domaines au nom de l’« état d’urgence » s’appliquerait désormais à un nombre réduit de sujets et pour une durée limitée d’un an au lieu de deux, à rebours de ce que le projet initial prévoyait. En adoptant la nouvelle loi, le Congrès donnerait à M. Milei tout pouvoir pour mettre en œuvre sans opposition son programme de démantèlement de la culture contenu dans l’ex-chapitre 3, une opération déjà engagée par le président. Au cours de ses trois premiers mois au pouvoir, ce dernier a déjà supprimé Télam, la principale agence de presse d’Amérique latine, et envisage maintenant d’en finir avec la télévision et la radio publiques. Il a nommé à la présidence de l’Incaa un expert financier sans lien avec l’industrie cinématographique, dont les premières décisions ont été de licencier une centaine d’employés, de supprimer des départements-clés (promotion, exploitation et audience, supervision de l’activité audiovisuelle), de fermer les portes de l’Institut pendant quatre-vingt-dix jours au nom d’une « réorganisation administrative » ainsi que celles du cinéma Gaumont, la seule salle de Buenos Aires exclusivement consacrée à la diffusion du cinéma argentin. En bref, il s’agit de paralyser complètement l’industrie cinématographique.

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La tronçonneuse et le progressisme

DESSIN SERGIO LANGER

La culture n’est pas un domaine fréquemment évoqué par M. Milei. Elle ne participe au pays ultralibéral dont rêve le président que comme un fardeau superflu, un nid de gaspillage, d’irresponsabilité et de corruption politique, ce qui vaut d’ailleurs, selon les dires de M. Milei, pour tout organisme public. Pour un obsédé de l’équilibre budgétaire, de la réduction des dépenses et de l’arrêt définitif d’émission monétaire par la Banque centrale, la culture ne peut être qu’un problème, et un problème intensément exaspérant. Selon M. Milei, elle exige de l’argent qu’elle ne rend pas toujours, ou au mauvais moment, sous des formes qui ne sont pas immédiatement comptables, ce qui entrave l’évaluation des bénéfices qu’elle génère et complique sa position par rapport au marché, le seul dieu devant lequel M. Milei accepte de s’agenouiller. Bien qu’elle représente 2,4 % du produit intérieur brut (PIB) national, elle se prête mal à la formule, assurément rudimentaire, par laquelle le président résume habituellement le secret d’un marché performant : « Un produit de qualité au meilleur prix possible ».

Il y a quelques semaines, lors d’une des rares occasions où il a accepté de s’exprimer sur un sujet culturel, M. Milei se demandait : « Pourquoi l’argent public devrait-il financer des films que personne ne voit ? » L’argument n’est pas nouveau, c’est le leitmotiv avec lequel ses discours de campagne ont tenté de séduire un électorat brutalement appauvri en le confrontant aux présumés responsables de sa misère : les élites, joker diabolique propre à désigner tout « attracteur de haine », de la classe politique (ce que M. Milei appelle « la caste ») aux cinéastes qui, précisément, ne produiraient pas « des produits de qualité au meilleur prix » (mais qui, de Lucrecia Martel à Martín Rejtman, en passant par Rodrigo Moreno, Santiago Mitre, Laura Citarella ou Mariano Llinás, réalisent les films qui ont rendu célèbre le cinéma argentin ces trente dernières années), en passant par les enseignants qui font grève et abandonnent les enfants sans classe, les chercheurs qui reçoivent des subventions pour travailler sur des sujets qui n’intéressent personne, etc.

L’argument est fallacieux, bien sûr, entre autres parce que les films que M. Milei méprise et accuse d’appauvrir les Argentins ne sont pas réalisés avec l’argent des contribuables ou des subventions de l’État, mais avec les sources spécifiques de financement qui alimentent l’Incaa — entité indépendante depuis plus d’un quart de siècle —, celles précisément que la Ley voudrait abolir. Il en va de même pour le FNA, qui, bien que sans financement de l’État, est accusé d’être une institution parasite. En d’autres termes : l’argument est fallacieux parce qu’il présente comme un truisme, comme la simple évidence d’un bilan chiffré (rapport asymétrique entre recettes et dépenses, entre investissement et rentabilité, etc.), ce qui est en fait une décision d’ordre politique.

Car le problème que représente la culture pour M. Milei n’est pas économique : il est fondamentalement politique. (Et tout ce qui suivra désormais sur la culture peut s’appliquer à l’éducation publique, autre monstre satanique que M. Milei tente de mettre à genoux à sa manière, en lui attribuant le même budget en 2024 qu’en 2023, comme si les 350 % d’inflation annuelle n’étaient qu’un mirage.) Globalement, le milieu culturel argentin est ce que l’on pourrait appeler « progressiste », un adjectif vague, parfois ambigu, mais qui désigne néanmoins un consensus plus ou moins solide autour de certains principes, valeurs, conquêtes, points de non-retour, qui, en quarante ans d’absence de coups d’État militaires, ont fini par devenir une sorte de sédiment démocratique partagé. Reste à savoir — question critique s’il en est — quel pourcentage des 56 % d’électeurs de M. Milei jugeait hier essentiel ce sédiment et pourquoi ils ont décidé d’y renoncer, et pourquoi ceux qui en faisaient une bannière politique n’ont pas trouvé l’écho nécessaire pour gagner. Pourtant, en janvier, lorsque le monde de la culture est descendu dans la rue pour dénoncer le plan Milei, occuper les bâtiments du FNA et de l’Incaa, organiser des manifestations de protestation, se rendre en masse dans les médias afin d’y faire la lumière sur la relation réelle entre culture et argent public, c’était pour défendre ses intérêts spécifiques, certes, mais aussi au nom de ce consensus qui, au moins jusqu’à l’arrivée de M. Milei au pouvoir, fonctionnait pratiquement comme un synonyme de la coexistence démocratique elle-même…

C’est cette relation de synonymie que M. Milei ne tolère pas, qu’il cherche à éroder et à briser par l’asphyxie économique et juridique, l’indifférence ou l’hostilité politique, les accusations mensongères. Sa vice-présidente, en ce sens, est encore plus radicale : fille de militaires, Mme Victoria Villarruel est arrivée au pouvoir de manière presque plus abrupte que M. Milei, sur la base de la négation du terrorisme d’État et du soutien aux militaires génocidaires envoyés en prison par la justice. En quarante ans de démocratie, personne n’était allé aussi loin. La politique de mémoire et des droits humains — le fameux « Nunca más » (1), pilier fondamental du consensus où « progressiste » signifie « démocratique » — a toujours eu ses nuances, ses tensions et ses divergences internes, mais personne n’avait jamais osé la réécrire, depuis le sommet du pouvoir, avec les instruments du révisionnisme négationniste. C’est là — bien plus que dans ses politiques d’ajustement, inscrites dans l’héritage de celles de la dictature de 1976 et des gouvernements de Carlos Menem et de M. Domingo Cavallo dans les années 1990 — la véritable originalité du gouvernement de M. Milei ; c’est là le front, culturel, sur lequel il a décidé de se battre. Jusqu’à présent, même les gouvernements de droite comme celui de M. Mauricio Macri, président de 2015 à 2019, explicitement alignés sur les politiques néolibérales, avaient pris la précaution de ne pas s’engager sur ce terrain. M. Milei, lui, s’attaque à tout : la lecture progressiste des années 1970 et de la dictature, les droits humains, l’éducation publique, la conscience environnementale, la loi sur l’avortement et le mariage pour tous, l’Institut national contre la discrimination, la xénophobie et le racisme (Inadi) et le Secrétariat de la femme (qui sera fermé), jusqu’au langage inclusif (qui vient d’être interdit dans l’administration sous prétexte qu’il « endoctrine » et « détruit les valeurs de la société »), un sujet polémique, mais dont l’interdiction s’inscrit dans un contexte d’obsession antimarxiste stupéfiant.

C’est pourquoi la tronçonneuse, em­blème de la campagne électorale de M. Milei, est plus qu’un symbole audacieux et idéal pour promouvoir le style ultralibéral en mode forcené du président dans le contexte bourdonnant des réseaux sociaux. La tronçonneuse est l’emblème « gore » du retranchement, de l’élagage, de la réduction, de l’ajustement économique (« Éliminer tout ce qui ne génère pas de bénéfices pour tous les Argentins », résumait il y a quelques semaines le porte-parole présidentiel). Mais elle illustre aussi la soif fanatique qui anime la croisade idéologico-culturelle de M. Milei, dont les cibles sont nommées dans le discours du président selon une rhétorique que l’Argentine n’avait pas entendue depuis la junte du général Jorge Rafael Videla (1976-1983). La tronçonneuse, implacable avec les caisses de l’État, le sera aussi avec les « zurdos » et le « zurdaje », des termes méprisants désignant les gens de gauche avec lesquels M. Milei et son entourage résument l’identité politique de l’ensemble ennemi — où se côtoient communistes, péronistes, populistes, socialistes, étatistes, syndicalistes, libéraux « mous », partisans de l’État-providence, keynésiens, sociaux-chrétiens, « lesbomarxistes », féministes, militants LGBTQIA+, ceux pour le droit à l’avortement, ceux des mouvements sociaux, etc. En d’autres termes, tout ce qui ne constitue pas l’anarcho-capitalisme dont M. Milei, à en juger par son discours au Forum économique mondial (FEM) de Davos, le 17 janvier — consacré à reprocher aux puissants de ce monde de ne pas faire leur devoir comme il faut (« L’Occident est en danger ! ») —, serait le représentant le plus abouti, le seul, en tout cas, à être à la hauteur du défi posé par l’époque : vaincre le chiffon rouge. Il est difficile de dire s’il y parviendra ; peut-être contribuera-t-il seulement à le ressusciter…

S’il existe une « culture Milei » — partagée par tous ses partisans, des adolescents acnéiques célébrant les crises de colère du président sur TikTok aux pénalistes catholiques arborant des patronymes patriciens et des costumes sur mesure, en passant par les PDG lassés des réglementations et les nostalgiques de l’ordre, de la poigne de fer, des femmes à la maison et des murs sans graffitis politiques —, voilà ce que serait son ADN : le messianisme anticommuniste.

Une sorte de fureur biblique

Une sorte de fureur maccarthyste aveugle, biblique (« La victoire ne dépend pas du nombre de soldats mais des forces du ciel », cite souvent M. Milei dans ses discours), hater (de « haine ») à cent pour cent, qui voit des agents du « collectivisme » dans tous les coins et dénonce la main noire du spectre rouge dans toute objection à son credo, à ses méthodes, à son idéal pour le pays. En ce sens, en choisissant la tronçonneuse (et l’imaginaire slasher, bien représenté par le film Massacre à…) comme icône fétiche de sa campagne, M. Milei rejoignait l’esprit, le Zeitgeist anticommuniste américain des années 1950, qui choisissait un autre registre de la série B, la science-fiction trash, pour métaphoriser la menace rouge sous la forme de blobs, de body snatchers et de toutes sortes d’extraterrestres terrifiants (2). Mais les années 1950 américaines étaient fondamentalement paranoïaques ; leurs scénarios, écrits au passif, parlaient d’être envahis, possédés, conquis. Depuis l’entrée en fonction de M. Milei, le Zeitgeist argentin, lui, est sadique. Il exalte la brutalité, ne croit pas à la médiation, abhorre les accords et les négociations. Il parle le langage élémentaire — parfois militaire, parfois médical — des solutions impitoyables et finales : couper, amputer, abattre, exterminer, extirper. Et il se justifie en invoquant une mission suprême : refonder le pays à partir de zéro, en imaginant l’avenir, certes, mais un avenir qui ressemble beaucoup au XIXème siècle, quand l’Argentine était heureuse parce qu’elle fournissait le monde en céréales, parce qu’elle était gouvernée par des gentlemen trilingues, qu’elle n’avait pas encore été inondée d’immigrants, qu’elle liquidait les Indiens à coups de Remington et ne soupçonnait même pas la décadence qu’allait lui réserver le XXème siècle, le siècle rouge, le siècle de l’État, du suffrage universel et des droits sociaux. Car il y a bien une « utopie Milei », mais c’est une utopie rétro, régressive, coulée dans le moule d’un pays réservé à certains et pour ceux-là uniquement, c’est-à-dire la plus proche d’une dystopie que le monde contemporain puisse produire.

Alan Pauls

Écrivain argentin, auteur de La Moitié fantôme (2023), Histoire de larmes (2009), La Vie pieds nus (2007), Le Facteur Borges (2006), Le Passé (2005), tous publiés chez Christian Bourgois.

Notes :

(1) Cette expression, « Jamais plus », est le titre du rapport final de la Commission nationale sur la disparition des personnes (Conadep, 1984).

(2) NDLR : Le mot blob vient du titre du film américain d’horreur et de science-fiction (1958) de Chuck Russell dans lequel un extraterrestre géant et gluant sème la terreur dans une ville de Pennsylvanie. Les body snatchers font notamment référence aux entités (« chasseurs de corps ») qui se substituent à l’humanité. 

État Service public Néolibéralisme Identité culturelle Argentine

   

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GAZ . 1940. HUILE SUR TOILE,
D'
EDOUARD HOPPER.
FONDS MME SIMON GUGGENHEIM

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