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PHOTO LÉON OVERWEEL
Le Maurice Lemoine Nouveau est arrivé ! /Un « kasting » d’enfer ! En prévision du second tour de l’élection présidentielle chilienne du 19 décembre 2021, le candidat José Antonio Kast avait réuni autour de lui une impressionnante équipe de seconds rôles : José María Aznar, Leopoldo López, Mario Vargas Llosa ! L’un, Aznar, ancien président du gouvernement espagnol (1996-2004), administrateur de NewsCorp (dirigé par le milliardaire Rupert Murdoch) et président de la Fondation pour l’analyse et les études sociales (FAES), un think tank néolibéral situé sur le flanc droit du Parti populaire. L’autre, López, dirigeant extrémiste de l’opposition pseudo-démocratique vénézuélienne, « réfugié » dans le quartier le plus chic de Madrid, le « barrio » Salamanca, avec la bénédiction du gouvernement socialiste de Pedro Sánchez. Le dernier, Vargas Llosa, péruvien devenu marquis espagnol, prix Nobel de littérature, président de l’ultraconservatrice Fondation internationale pour la liberté (FIL) et membre, depuis peu, de… l'Académie française [1]. Tous trois, Aznar et Vargas Llosa par visioconférence, López sur place, au siège du Parti républicain à Santiago, se sont donc démenés pour appeler à voter Kast, opposé au « dangereux » candidat de centre-gauche Gabriel Boric. Catholique conservateur défendant un programme économique ultra-libéral, opposé à l’avortement et au mariage pour tous, Kast est un admirateur revendiqué du chef de l’Etat brésilien Jair Bolsonaro, de l’ex-président américain Donald Trump, mais aussi de l’ancien dictateur Augusto Pinochet. Plusieurs récentes victoires de la gauche ayant affecté son confort intellectuel, Vargas Llosa attendait beaucoup de ce scrutin et ne manqua pas de le faire savoir aux Chiliens : « Si le Chili parvient à inverser cette tendance, cela changera les choses en Amérique latine, ce sera très important pour le centre et les libéraux. Vous avez donc une responsabilité énorme ! »
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PHOTO L'HUMANITÉ |
Quelque temps auparavant, le même Vargas Llosa était déjà monté au front en appuyant au Pérou son ex-ennemie jurée Keiko Fujimori, la fille de l’ex-dictateur Alberto Fujimori. Dans La República du 12 juin, il put ainsi livrer l’une des plus belles pages de sa carrière politico-littéraire en imaginant le candidat de gauche Pedro Castillo, un syndicaliste enseignant, arrivé au pouvoir et gouvernant « …un pays dévasté par la censure, l’incompétence économique, sans entreprises privées ni investissements étrangers, appauvri par des bureaucrates désinformés et serviles et une police politique qui étouffe quotidiennement des conspirations fantastiques, créant ainsi une dictature plus féroce et sanguinaire que toutes celles que le pays a connues au cours de son histoire ».
« LE BISOU » DESSIN MECHAIN DOROTEO |
La vie est parfois injuste, même pour les génies : malgré l’ardent soutien du marquis, Kast, comme Fujimori avant lui, a été battu. Un malheur n’arrivant jamais seul, d’aucuns ont publiquement dénoncé la connivence désormais avérée de ce Prix Nobel de la Peste, qu’on savait déjà ultralibéral, avec l’extrême-droite. Un collectif d’universitaires a même vigoureusement protesté en demandant dans quelles conditions cet écrivain réactionnaire, qui n’a jamais rédigé une ligne dans la langue de Molière, a été élu sociétaire de l’Académie française, qui plus est à un âge (85 ans) plus élevé que ne l’autorisent les statuts.
Fort heureusement, c’est dans les moments difficiles que l’on peut compter ses véritables amis. « Donc, pour être académicien, il faut avoir été un soutien de Castro, de Chávez ou des héritiers [de la guérilla péruvienne] du Sentier lumineux, a finement tweeté l’ancien premier ministre « socialiste » français (et ex-futur maire de Barcelone) Manuel Valls. Ces chercheurs pourraient se prononcer d’abord sur les qualités littéraires de Mario Vargas Llosa au lieu de lui faire un procès indigne. » Par pure étourderie, Valls n’a pas évoqué le « digne » protégé du marquis Vargas Llosa, le chilien José Antonio Kast, pas plus qu’il n’a terminé son message par un vibrant « Vive Pinochet »!
DESSIN RAINER HACHFELD |
À partir de la fin du XXème siècle et pendant une quinzaine d’années, les gouvernements progressistes de plusieurs pays du continent – Cuba, Venezuela, Brésil, Argentine, Bolivie, Chili, Paraguay, Uruguay, Equateur, Nicaragua, Honduras, Salvador –, ont, à des degrés divers, certains en pointe, d’autres plus en retrait, exploré des voies alternatives de développement, tout en mettant en œuvre, souvent avec succès, des politiques post-néolibérales. Parallèlement, ces gouvernements favorisaient l’intégration régionale et desserraient l’étreinte des États-Unis en créant des organismes aussi divers que l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), l’Union des nations sud-américaines (Unasur) et la Communauté des États latino-américains et caraïbes (Celac). A partir de 2012, la poursuite de ces embellies politiques, économiques et sociales a été entravée sous les effets d’une rétractation de l’économie mondiale – pertes du pouvoir par la voie démocratique en Argentine (2015), au Chili (2018), au Salvador (2019), en Uruguay (2020),– mais aussi sous la pression d’agressions internes et externes exprimée sous la forme de coups d’État – Paraguay (2012), Brésil (2016), Bolivie (2019) –, de trahison – Equateur (2017) [2] – ou de déstabilisations – Venezuela (2013-2021), Nicaragua (2018), sans parler de Cuba (1960-2021 !!!).
Ces reculs ont bien sûr ravi Vargas Llosa. Dans un autre registre, portée par toute une confrérie d’«universitaires de studios » (radiophoniques et télévisés), la notion de « fin de cycle » est devenue un lieu commun pour caractériser cette évolution. Restait à en déterminer les causes. Les tentatives d’explications et d’analyse des situations concrètes, des difficultés rencontrées, des obstacles à surmonter, des contradictions à résoudre, et aussi des erreurs commises, car il y en a eu, ont très vite été remplacées par une manichéenne mise en accusation : au-delà de quelques avancées initiales, ces gauches de gouvernement auraient misérablement échoué, responsables (au choix ou en bloc) de « saccage des biens communs », « dérives autoritaires », « caudillisme », « hyper-présidentialisme », conception centralisatrice de l’État », « assistanat », « politiques de distribution plutôt que de transformation », « productivisme conservateur », « extractivisme forcené », « marginalisation des mouvements sociaux », « division des secteurs organisés », etc…
COUVERTURE « FIN DE PARTIE ? AMÉRIQUE LATINE » |
En conséquence, ce bilan sans appel, cette décennie perdue devraient amener, en particulier la gauche européenne, à désavouer et à renier cette génération de gouvernants et dirigeants latinos. C’est que, prédatrice, répressive, la « restauration conservatrice » dont « ils » sont « responsables » du fait de leurs politiques erronées semble s’installer pour un temps indéterminé, peut-être même très long, car « le reflux – voire la fin – de ces gouvernements progressistes est réel [3] ».
Dans la vraie vie, hors chimères conservatrices ou rhétorique prétendument « révolutionnaire », voici ce qui se passe réellement… Le 6 juin 2021, au Mexique, Andrés Manuel López Obrador (« AMLO »), qui a fait basculer le pays à gauche en 2018, remporte les élections législatives ; si sa coalition Ensemble nous faisons l’histoire (JHH) perd la majorité qualifiée des deux tiers, elle conserve, avec ses alliés du Parti vert et du Parti du travail, la majorité absolue des sièges, ce qui lui permet de voter les budgets et les lois. En Bolivie, un an après le coup d’État qui a renversé Evo Morales, son dauphin Luis Arce rend le pouvoir au Mouvement vers le socialisme (MAS) au terme du premier tour de l’élection présidentielle du 19 octobre 2020, avec plus de 52 % des voix. Le 19 juillet 2021, au Pérou, le candidat de gauche radicale Pedro Castillo est proclamé vainqueur avec 50,12 % des suffrages. Tandis que, le 7 novembre, le président nicaraguayen Daniel Ortega est réélu pour un troisième mandat consécutif, au Honduras voisin, le 28, Xiomara Castro conduit le Parti Liberté et refondation (Libre) à la présidence. Le 21 novembre, c’est le Grand pôle patriotique (GPP) regroupé autour du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV) qui a dominé très largement une méga-élection » (régionales et municipales) à laquelle l’opposition radicale participait. Enfin, le 19 décembre, le dernier en date à basculer à gauche sera le Chili.
SANDRA MASON, ÉLUE PRÉSIDENTE PHOTO JOHN STILLWELL |
Dans un registre différent, on n’oubliera pas l’accession de La Barbade au rang de République, le 29 novembre 2021. Déjà indépendante du Royaume-Uni depuis 1966, la petite île a ainsi achevé une transition mettant fin à quatre siècles de sujétion au souverain britannique. Jusque-là gouverneure générale du pays, mais aussi ex-ambassadrice de l’île au Venezuela et ex-présidente de la Communauté des Caraïbes (Caricom), Sandra Mason, élue présidente en octobre au suffrage universel indirect, a prêté serment.
Au-delà de la pluralité des courants idéologiques et des expériences politiques de ces forces de gauche et de centre gauche, deux constats s’imposent d’emblée. D’une part, ces victoires accompagnent, relaient ou suivent les très forts mouvements sociaux et mobilisations populaires qui ont secoué la région depuis 2018 (Equateur, Chili, Colombie, Bolivie, Haïti) ; les uns ne vont pas sans les autres, les autres n’éliminent pas les premiers. Par ailleurs, agité par les techno-oligarques néolibéraux, un leitmotiv a partout dominé les campagnes électorales : « Si vous ne votez pas pour le conservatisme, le pays va devenir un nouveau Venezuela ! » Echec total. D’abord parce qu’il existe des différences criantes entre les dirigeants de ces gauches nationales, très variées, et le pouvoir bolivarien. Ensuite, et quand bien même… Les électeurs latinos, et en particulier ceux de gauche, semblent manifestement moins craindre Nicolás Maduro qu’un nouveau Jair Bolsonaro.
Pour autant… Comme celles qui les ont précédées depuis la fin des années 1990, ces victoires qu’on nommera « progressistes » recouvrent une réalité singulièrement plus vaste et plus floue qu’il peut y paraître au premier abord. On ne peut par ailleurs ignorer quelques accrocs.
Le 11 avril 2021, en Équateur, la « victoire surprise » du banquier Guillermo Lasso a permis la perpétuation des politiques néolibérales initiées par le transfuge de la gauche Lenín Moreno ; sous couvert d’ « écologie », une partie du mouvement indigène, historiquement classé dans le camp progressiste, a précipité la défaite d’Andrés Arauz, continuateur potentiel de la «Révolution citoyenne » de Rafael Correa (2007-2017).
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Au Salvador, triomphalement élu dès le premier tour du scrutin présidentiel de 2019 (53,10 %), Nayib Bukele, au pouvoir très personnel et autoritaire, écrase de son côté ses adversaires du Front Farabundo Martí de libération nationale (mais aussi de la droite traditionnelle, l’ARENA) aux législatives du 28 février 2021.
En Argentine, le rejet des brèves (2015-2019) mais dévastatrices mesures libérales de Mauricio Macri a été à l’origine de la victoire du Front de Tous (FDT) péroniste, en la personne d’Alberto Fernández (et de sa vice-présidente Cristina Kirchner) en 2019. Depuis, et comme tout pouvoir, qu’il soit de droite ou de gauche, la Casa Rosada (siège du pouvoir exécutif) a dû gérer la pandémie de Covid-19 et payer le prix de son bilan (117 000 morts début janvier 2021). Une vaccination jugée trop lente (faute de doses disponibles), un confinement interminable et particulièrement strict en 2020 ont provoqué une violente récession économique en même temps qu’ils exaspéraient des pans entiers de l’électorat. Dans le même temps, otage de l’endettement aussi colossal qu’irresponsable de Macri auprès du Fonds monétaire international (FMI) – 44,3 milliards de dollars –, le pays a dû rembourser un peu plus de 5 milliards de dollars en 2021 [4].
Dans ces conditions, les quelques mesures promulguées par la Loi d’urgence économique de décembre 2019 – hausse de la fiscalité pour les classes moyennes et supérieures, taxe de 30 % sur les achats en devises étrangères, prestations sociales pour les plus défavorisés, augmentation des taxes sur les exportations agricoles (seul secteur à avoir progressé ces dernières années) – ou plus tard, en octobre 2021 – gel du prix de plus de 1 200 produits de première nécessité – n’ont pu inverser la tendance : quatre Argentins sur dix (soit dix-huit millions de personnes) vivent sous le seuil de pauvreté.
UNE DE «PÁGINA 12» DU 15 NOVEMBRE 2021 |
Conséquence immédiate : lors des élections législatives partielles du 14 novembre 2021, le Front de Tous (32,43 % des suffrages) a subi une sévère défaite face à la coalition de droite Ensemble pour le changement (41,53 %). Les électeurs étaient appelés à renouveler 127 des 257 députés et 24 des 72 sénateurs. Des huit provinces qui rénovaient ces derniers, six sont tombées dans l’escarcelle conservatrice et le péronisme, tout en y demeurant la première force politique, a perdu sa majorité au Sénat (que préside Cristina Kirchner) et à la Chambre des députés. S’il a réussi à obtenir des résultats satisfaisants dans ses bastions du nord-ouest – provinces de Salta, de Formosa, du Chaco ou de Tucumán – et a limité les dégâts dans la province de Buenos Aires (la plus peuplée du pays), le FDT a été largement distancé dans la capitale elle-même ainsi que dans les principales métropoles de la nation.
Au cours de ce scrutin de mi-mandat, deux partis ont fait une apparition remarquée. Renforçant quatre autres députés de La Liberté avance, l’économiste libéral-libertaire Javier Milei (fan de Trump et Bolsonaro) a fait son entrée au Parlement pour « dynamiter le système de l’intérieur ». Venu de l’autre bord du spectre politique avec près de 6 % des votes au niveau national, le Front de gauche (FIT-U ; gauche non péroniste) a décroché un quatrième siège grâce à la députée Myriam Bergman.
Ce revers a provoqué de fortes tensions au sein du pouvoir. Représentante de son aile gauche et seule figure politique à même de mobiliser massivement les militants, Cristina Kirchner, sans aller jusqu’à se retourner contre le président en exercice, critique la politique économique du gouvernement. Celui-ci, pris entre le marteau et l’enclume, tente de renégocier avec le FMI un « prêt Macri » qui n’a été utilisé en son temps ni pour investir ni pour stabiliser l’économie, mais, au contraire, pour alimenter la fuite des capitaux.
Soucieuses de ne voir couper ni les flux de devises ni la possible captation des dollars, l’Association des entreprises argentines (AEA) et l’Union industrielle argentine (UIA) exigent un accord avec le Fonds. Surgis de la tranchée d’en face, le 11 décembre, des centaines de milliers de manifestants ont investi la mythique Plaza de Mayo et se sont mobilisés dans tout le pays contre tout ajustement économique et fiscal effectué « sur le dos des majorités populaires » et touchant à l’éducation, la santé, les salaires, ainsi qu’à l’accès à la terre, à l’eau et au logement.
Faute d’accord, Buenos Aires est censé rembourser 19 milliards de dollars en 2022 et autant en 2023. Ce qui serait un véritable suicide. Le 6 janvier, Alberto Fernández et son ministre de l’Economie Martín Guzmán ont refusé l’« austérité » exigée par l’institution internationale. « Nous en appelons à la responsabilité de ceux qui ont autorisé ce prêt, alors qu’il n’était pas viable », a déclaré le président argentin. Il faut qu’ils comprennent que ce temps que nous réclamons est le produit d’une dette dont eux-mêmes disent qu’ils ne comprennent pas comment ils ont pu l’autoriser. » De fait, quelques jours avant Noël, un rapport interne du FMI a reconnu que la stratégie et les conditions du prêt « n’étaient pas suffisamment solides pour faire face aux problèmes structurels » de l’Argentine et qu’un certain nombre de directeurs du Fonds s’étaient interrogés « sur la faisabilité de ces mesures [5] ».
Sans savoir encore quelle politique sera adoptée par la Casa Rosada, nul n’en disconvient : piégée par Macri et le FMI, la gauche de gouvernement argentine va affronter deux années difficiles jusqu’à l’élection présidentielle de 2023.
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À SANTIAGO, AU CHILI, VENDREDI 25 OCTOBRE 2019 PHOTO SUSANA HIDALGO |
Chili, octobre 2019 : une explosion sociale d’une force dévastatrice (dans le bon sens du mot) paralyse la vie institutionnelle du pays. Des centaines de milliers de manifestants tiennent la rue malgré la répression et son lot d’assassinés, blessés et mutilés. Poussé dans ses derniers retranchements, le gouvernement de Sebastián Piñera doit accepter la convocation d’une Convention qui, très marquée à gauche après l’élection de ses 155 membres les 15 et 16 mai 2021, réformera la Constitution élaborée sous la dictature de Pinochet. Pour beaucoup, la cause est entendue. Fruit de cette irrésistible rébellion populaire, la gauche « de gauche » remportera sans problème les élections législatives et le scrutin présidentiel du 21 novembre 2021. Une prophétie d’autant plus raisonnable que, le 13 juin, pour le second tour des régionales, la droite au pouvoir, avec un seul gouverneur élu sur seize, essuie une défaite de première catégorie. Toutefois, tandis que le centre gauche traditionnel remporte dix régions, la gauche issue des mouvements sociaux n’en conquiert que cinq [6]. Et 80 % des électeurs sont restés à la maison.
Arrive le premier tour de la présidentielle : une douche froide, un cataclysme ! Seuls 47 % des 15 millions d’électeurs se rendent aux urnes et, à la stupéfaction générale, le candidat arrivé en tête s’appelle José Antonio Kast (27,91 % des suffrages). Un néolibéral, militariste, nostalgique de la dictature ! Qu’a-t-il bien pu se passer ? En octobre 2020, avec une participation de 50,8 %, un record depuis la fin du vote obligatoire en 2012, 78 % des Chiliens s’étaient prononcés en faveur d’une nouvelle Constitution destinée à enterrer définitivement Pinochet...
ILLUSTRATION CIPER ET LABOT |
À droite, lors de la présidentielle, le parti au pouvoir s’est effondré. Fissuré par le séisme social de 2019, essoré lorsque les Pandora Papers révèlent ses turpitudes financières dans les Iles vierges britanniques [7], Piñera entraîne dans son naufrage Sebastián Sichel (Chili Nous pouvons +), son dauphin présumé. Le centre (Parti socialiste, Parti pour la démocratie, Démocratie chrétienne) qui, en alternance avec la droite, sans rupture réelle avec le modèle mis en place par les Chicago Boys, a gouverné le pays depuis la fin de la dictature sous le sigle « la Concertation », en paie également le prix. Jusque-là, tout un chacun peut comprendre. Au niveau du « folklore », la performance de Franco Parisi (Parti pour les gens), candidat de droite libérale « antisystème » qui, après avoir fait campagne depuis l’Alabama, aux États-Unis, sans mettre les pieds au Chili, récolte 12,8 % des suffrages, a de quoi étonner [8]. Mais, et surtout, une question en taraude plus d’un : comment Gabriel Boric, le candidat de la « nouvelle gauche », sociale, féministe écologiste, a-t-il pu n’arriver que second avec 25,8 % des voix ?
CAMILA VALLEJO ET GABRIEL BORIC |
Alors jeune militant de 25 ans aux cheveux longs, Boric a été l’une des figures de proue de la Confédération des étudiants du Chili (Confech). Les fortes mobilisations « pour une éducation gratuite et de meilleure qualité », en 2011, l’ont catapulté sur la scène nationale et, en mars 2014, sans être affilié à un quelconque parti politique, il a réussi la performance d’être élu député. Membre du Front large (une coalition de formations de gauche radicales et modérées), devenu le candidat d’une alliance plus vaste, Apruebo Dignidad (Pour la dignité), qu’a rejoint le Parti communiste [9], Boric prône la reconstruction d’un État providence, promet de profondes réformes de la santé, des retraites et de l’éducation, prévoit d’augmenter les minimas vieillesse et le salaire minimum. Une parfaite décalque des revendications du mouvement social de 2019 au sein duquel, pourtant… il ne fait pas l’unanimité.
Début 2021, passé de 6 % à 24 % et caracolant en tête de tous les sondages, un autre dirigeant de gauche était donné vainqueur de la présidentielle : le communiste Daniel Jadue. Maire de La Recoleta (150 000 habitants), l’une des principales banlieues ouvrières de la capitale Santiago, où il a mené de nombreuses expériences novatrices particulièrement appréciées de la population, Jadue a malgré cela accepté de participer à une primaire « ouverte » de la gauche organisée par Apruebo Dignidad. Fruit d’une logique dite « pragmatique » désormais classique, cette mécanique a permis l’élimination du « rouge », considéré par définition clivant (39,58 % des suffrages), au profit de Boric (60,42 %), moins « radical » et donc plus susceptible d’attirer le centre de l’électorat. D’où un premier décrochage de certains des jeunes révoltés de 2019.
Par ailleurs, les ex-manifestants de la première ligne ont avec Boric un ou deux contentieux. Le 15 novembre 2019, c’est un accord politique signé par des représentants des partis au pouvoir et de l’ancienne Concertation, mais aussi par Boric, à titre personnel, qui a mis fin à l’insurrection. Beaucoup ne pardonnent pas ce « Pacte de la cuisine » qui, de fait, a sauvé la mise à un Piñera politiquement agonisant. Témoignant de la diversité de la gauche dans ses conceptions et ses stratégies, cet accord a néanmoins eu le mérite d’ouvrir stratégiquement la porte à l’organisation de la Convention constituante – la « mère de toutes les batailles » des Chiliens désireux d’en finir avec un système hérité de Pinochet. Succès d’importance à mettre donc au crédit de Boric. En revanche, son vote en faveur de la très répressive loi « anti-barricades et anti-sabotage », susceptible d’accentuer une répression déjà hors norme en accroissant considérablement le nombre des rebelles condamnés, provoqua un fort rejet.
De nombreux ex-manifestants de 2019 croupissent en prison (« préventive » pour certains). Le Sénat planche sur une loi d’amnistie générale pour les personnes accusées et condamnées depuis le 7 octobre 2019 jusqu’à la date de la présentation du projet de loi. Lors du débat présidentiel précédant le premier tour, le11 juillet, Boric a déclaré qu’il était « d’accord avec ce projet de loi et avec la déclaration faite dans le même sens par cent cinq membres de la Convention sur cette question ». Entre les deux tours, dans sa chasse aux voix, il crispera à nouveau les militants des organisations sociales et de quartiers en revenant sur cette position : « On ne peut pas pardonner à une personne qui a brûlé une église, une PME ou pillé un supermarché… » (depuis son élection, il a de nouveau fait volte-face en demandant au Parlement de légiférer rapidement sur une loi d’amnistie).
Le même flou a parfois été entretenu sur d’autres sujets centraux. Ainsi, après avoir d’emblée annoncé son intention de réformer le système privé des retraites – des comptes d’épargne individuels gérés par les Administrateurs de fonds de pension » (AFP) –, Boric a, dans la ligne droite finale, annoncé « être prêt à dialoguer » avec ses adversaires sur ce point.
Boric, pour ces raisons, n’a pas fait le plein au premier tour. Mais le candidat arrivé en tête n’avait rien d’anodin. Il représentait l’extrême droite, l’ombre portée de Pinochet. Dès lors, plutôt que d’un vote utile, il va s’agir d’une union sacrée. Malgré leurs réserves dues à la présence du PCCh dans la coalition Apruebo Dignidad, les partis de la Concertation se rapprochent. Passant outre ses réticences face à cette association, une partie de la gauche radicale mobilise. Depuis Genève où elle dirige le Haut-commissariat aux droits de l’Homme de l’ONU, l’ex-présidente « socialiste » Michelle Bachelet appelle à voter Boric.
Sans états d’âme, la droite se tourne vers Kast, montrant s’il en était besoin sa véritable nature.
Le résultat est cette fois sans appel. Avec 55 % des suffrages, le meilleur résultat jamais obtenu dans une élection présidentielle, Boric l’emporte haut la main. Il ne prendra ses fonctions que le 11 mars mais, aux antipodes de ce qu’aurait fait Kast, il réserve sa première visite à la Convention constituante pour lui signifier son soutien. « Le fait que nous soyons en train d’écrire pour la première fois de notre histoire républicaine une Constitution en démocratie, à parité hommes-femmes et avec la participation des peuples autochtones, est une grande fierté, déclare-t-il à cette occasion. Nous nous tenons à leur disposition car si la Constituante fonctionne bien, le Chili aussi. »
On gardera à l’esprit que, tant à la Chambre qu’au Sénat, les conservateurs ont obtenu une représentation quasiment similaire à celle de l’ex-Concertation et du Front large mathématiquement réunis, ce qui pourrait leur permettre de négocier des alliances avec les secteurs les moins enthousiasmés par un profond changement. On peut donc, sans tomber dans un quelconque procès d’intention, imaginer un « recentrage » pragmatique du chef de l’État désireux d’éviter les défections dans le camp très pluriel qui l’a amené au pouvoir. C’est-à-dire la gestion du pays par une sorte de « Concertation bis », en un peu moins timorée.
La révélation, courant janvier 2022, de la liste des futurs ministres de Boric, qui entrera en fonction le 11 mars, confirme s’il en était besoin cette analyse. Un tiers des quatorze femmes et dix hommes sont des leaders indépendants. Afin d’assurer la gouvernabilité, les autres appartiennent aux partis de centre-gauche qui n’ont pas soutenu Boric au premier tour. De sorte que si Convergence sociale, la force politique du chef de l’État, est logiquement le plus représenté, on trouve dans ce Cabinet la communiste Camila Vallejo (secrétaire générale du gouvernement) ; l’écologiste Estebán Valenzuela (Agriculture) ; la représentants du Parti socialiste, Maya Fernández Allende, petite fille du « compañero présidente » Salvador Allende (Défense) ; l’avocate et ancienne présidente en 2021 d’une Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) très hostile à Cuba, au Nicaragua et au Venezuela, Antonia Urrejola (Affaires étrangères) ; et aussi, pour ne pas fâcher les marchés, le « socialiste » néolibéral Mario Marcel (Economie), jusqu’alors président de la Banque centrale du Chili.
« Je pense que c’est un gouvernement principalement de centre gauche, a confié sans détour Camila Vallejo au quotidien El Mercurio après sa nomination. Il a un programme qui inclut des aspects de la social-démocratie européenne, mais qui tient compte des exigences contemporaines ». Autre militant du PCCh, membre de la Convention constituante, Hugo Gutiérrez, pour sa part, a lâché : « J’ai été un peu surpris, mais il faut féliciter le Parti socialiste [quatre ministres]. Quelle façon de gagner en perdant ! »
D’où l’importance de la Convention constituante. Dès juillet, celle-ci doit proposer sa nouvelle Carta Magna, qu’un référendum devra ratifier (ou non) au cours du second semestre. Elue l’an dernier, cette assemblée renouvelait début janvier ses présidence, vice-présidence et sept vice-présidences adjointes. Si, lors de sa visite hautement symbolique, Boric avait assuré ne pas vouloir une convention « partisane, au service de son gouvernement », le contrôle de sa direction n’en a pas moins donné lieu, à gauche (la droite n’atteignant pas le tiers des constituants), à une âpre bataille politique. Il aura fallu vingt heures et huit votes infructueux pour que Maria Elisa Quinteros remplace à la présidence l’universitaire issue du peuple Mapuche Elisa Loncon [10]. Féministe, écologiste, spécialiste en santé publique issue des mouvements sociaux et de l’Assemblée populaire pour la dignité (née dans le sillage de l’explosion sociale), Quinteros a bénéficié du combat de l’aile gauche, et en particulier du Parti communiste, opposés à une domination de la Convention par les forces « centristes » ou « gatopartidistas » – en référence au Guépard (Il gattopardo) de Giuseppe Tomasi di Lampedusa et à la fameuse formule : « Tout changer pour que rien ne change ».
Sans augurer de la teneur de la nouvelle Constitution, le gouvernement mis en place par Boric devra tenir compte (version a minima) ou s’appuyer sur (vision optimiste) ce texte fondamental qui, on peut du moins le supposer, maintiendra en première ligne les revendications des mouvements sociaux.
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Tout autre contexte au Pérou voisin, où la surprise du premier tour vient non pas de l’extrême droite, mais d’une gauche que personne n’a vu arriver. Le pays est à la dérive. Le 9 novembre, le Congrès de la République a abusivement destitué le respecté président de centre droit Martín Vizacarra et a intronisé le chef du Parlement Manuel Merino. Vizcarra lui-même était arrivé à la tête de l’État après le départ de Pedro Pablo Kuczynski (PKK), poussé le 21 mars à la démission. Contesté par la rue qui s’embrase (2 morts, des centaines de blessés), Merino ne va tenir que cinq jours. Après d’interminables tractations, le Parlement le remplace par le centriste Francisco Sagasti.
Aux commandes de ce jeu de massacre : Keiko Fujimori, fille aînée de l’ancien président autoritaire Alberto Fujimori (1990-2000), condamné depuis 2007 à vingt-cinq années d’incarcération [11]. Personnellement aux prises avec l’institution judiciaire pour corruption, Keiko, depuis sa seconde défaite à la présidentielle, en 2016, paralyse la vie politique en exerçant une constante pression sur l’Exécutif. Lorsque nécessaire, le Parlement lui donne un coup de main : soixante députés sur cent trente y sont également poursuivis par la justice ou, déjà condamnés, n’ont pas encore vu (et ne tiennent pas à voir) leur immunité parlementaire levée.
Tout cela est professionnel, abouti, sophistiqué : le PIB s’est effondré de 11%, 2,1 millions de personnes ont perdu leur emploi, le pays compte 10 % de pauvres de plus qu’en 2020 et le taux de mortalité par Covid-19 est le plus élevé du monde (6 065 décès par million d’habitants) – ce qui a conduit les gouverneurs régionaux de Junín, Tumbes et Lambayeque à implorer de l’aide… du président vénézuélien Nicolás Maduro.
En assumant la présidence par intérim, Sagasti a fait une promesse : les élections présidentielle et législatives du 11 avril auront lieu « sans contretemps ». Sagasti tient parole, le fait mérite d’être souligné.
Dix-huit candidats, pas un de moins. Six seulement ont une chance de dépasser la barre de 10 % des votes. Pour la droite de Force populaire (FP) se présente Fujimori. Au programme, un mélange de libéralisme économique, d’autoritarisme et de conservatisme sociétal. Considérée par beaucoup comme la principale figure de la gauche péruvienne – lors de l’élection de 2016, elle n’a raté le second tour que de deux points – Verónika Mendoza (Ensemble pour le Pérou), une franco-péruvienne née à Cuzco, plaide fort logiquement, mais en mode « mesuré », pour une rupture avec le système laissé en héritage par Fujimori père. C’est évidemment sur elle que s’abat la fureur des médias. Tant le puissant groupe El Comercio que les quotidiens Perú 21 et Willax, pour ne citer qu’eux,l’attaquent sous tous les angles : après avoir été « associée » à la guérilla du Sentier lumineux (ridicule), elle va faire du Pérou « un nouveau Venezuela » (classique !), générer une hyperinflation (évident !) et même encore pire (pour résumer).
Premier tour : la stupéfaction ! Si Keiko Fujimori accède au deuxième tour (13,35 % des suffrages), un parfait inconnu a fait mieux qu’elle en nombre de voix : Pedro Castillo (19 %). Seul fait alors réellement avéré : il est l’un des huit candidats sur dix-huit qu’aucune entité judiciaire ne poursuit. Derrière les deux vainqueurs, López Aliaga (« le Bolsonaro péruvien ») et Hernando de Soto (un technocrate ultralibéral) font de la figuration. En cinquième position, Verónika Mendoza s’effondre avec 8 % des suffrages [12].
Au Chili, Boric a été dirigeant étudiant. Ici, c’est un maître d’école qui fait l’événement. Plutôt bon signe. Le grand chambardement a lieu sous le signe de l’instruction. « Cholo » (métis d’Indien et d’Européen), venu du petit village de Puña, dans les hauteurs de Cajamarca, une terre de « ronderos » [13], Castillo a dirigé en 2017 une grève nationale des enseignants pour le compte du Syndicat unitaire des travailleurs de l’éducation du Pérou (SUTEP). Pendant plusieurs jours, au centre de Lima, ses troupes ont rempli l’immense Place San Martín. Dans le Pérou profond oublié des « élites » de la capitale, tournées sur leur nombril, il y a gagné en notoriété.
Du meurtrier conflit opposant l’État et la guérilla maoïste du Sentier lumineux (1982-1992 : 60 000 morts), puis de l’auto-coup d’État et de la dictature d’Alberto Fujimori, la gauche péruvienne est sortie exsangue. Depuis 2008, elle a resurgi de ses cendres, entre autres dans la province de Junín, à travers le parti Pérou libre. Marxiste-léniniste-mariateguiste [14], dirigé par le médecin Vladimir Cerrón, ce parti a gouverné la région entre 2011 et 2014, avec comme symbole un… crayon. Enracinées dans les territoires, des forces populaires locales sont également arrivées au pouvoir dans d’autres circonscriptions – Puno, Moquegua, etc.
Leader naturel de Pérou libre, mais poursuivi par la justice pour de sombres affaires dont on peine à discerner les aspects « légitimes » ou les côtés « acharnement », Cerrón ne peut se présenter personnellement. Il met donc le parti à disposition d’un novice en politique : Pedro Castillo. Portant symboliquement le chapeau blanc et le poncho typiques de sa province natale, celui-ci fait campagne, gros crayon de Pérou libre à la main et programme sous le bras : reprise du contrôle par l’État des richesses énergétiques et minérales du pays (gaz, lithium, cuivre, or), investissements publics par le biais de projets d’infrastructures et de marchés publics confiés aux petites entreprises, arrêt de certaines importations pour renforcer l’industrie locale et la paysannerie, élection d’une Assemblée constituante pour changer la Carta Magna promulguée en 1993 par Fujimori. Le tout, néanmoins, « dans le respect de la propriété privée ».
Chaines de télévision, stations de radio, presse écrite et groupes de pouvoir transpercent le mur du son. « Contre le communisme et pour la liberté », la droite, dans son ensemble, fait corps autour de Fujimori. En face, la haine et la crainte de cette dernière favorisent les rapprochements. Pérou libre et Ensemble pour le Pérou de Verónika Mendoza souscrivent un accord « Pour la refondation de notre patrie avec souveraineté, justice et égalité ». Il a fallu pour ce faire gommer quelques divergences, dont le conservatisme de Pérou libre sur les thématiques sociétales (avortement, mariage homosexuel, euthanasie) et la très urbaine modération de style « classe moyenne » d’Ensemble pour le Pérou.
C’est un pays cassé en deux qui va donc se rendre aux urnes. Une troisième partie de la population se désespère. Les considérant « extrémistes », elle n’a envie de voter pour aucun des deux candidats. Le 6 juin, la « sierra » (les Andes) et la « selva » (l’Amazonie) font la différence. Alors que les grandes villes votent Fujimori, les zones déshéritées et historiquement marginalisées donnent la victoire à Castillo, mais sur un score particulièrement étriqué (50,12 % contre 49,87 %).
La mode ayant été lancée avec succès au Venezuela, en Bolivie et même – effet boomerang ! –, aux États-Unis avec Donald Trump, Fujimori entonne le grand air de la fraude. Elle a de bonnes raisons pour cela. Elle a passé 16 mois en détention préventive et le Parquet requiert à son encontre 31 ans de prison, notamment pour « organisation criminelle » et « corruption. Une victoire à la présidentielle est capitale pour lui permettre d’échapper un temps aux poursuites et n’être éventuellement jugée qu’à l’issue de son mandat de cinq ans. Elle exige donc l’annulation de 200 000 votes dans les régions pauvres et rurales. En juin, des dizaines de militaires à la retraite manifestent à Lima pour lui apporter leur soutien. Le recours au « terruqueo » fait des ravages dans l’opinion. Est baptisé « terruco » tout homme ou femme de gauche, tout mouvement populaire ou paysan, supposés avoir sympathisés hier avec les groupes armés comme le Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru (MRTA ; marxiste non orthodoxe, « mariateguiste ») et surtout le Sentier lumineux ou, aujourd’hui, avec les queues de comètes de ce dernier [15].
Pendant plus d’un mois, Fujimori va multiplier les arguties et les manœuvres pour empêcher l’annonce de la victoire de son adversaire. Pourquoi se gêner ? « Tout ce qui est fait pour arrêter cette opération louche [la prise de pouvoir par Castillo], qui va à l’encontre de la légalité et de la démocratie est parfaitement justifié », a déclaré l’inévitable Vargas Llosa. Il faudra attendre le 19 juillet pour qu’enfin le Jury national des élections (JNE) proclame président de la République Pedro Castillo. Fujimori annonce immédiatement la couleur : « J’appelle les Péruviens à ne pas baisser les bras et à mettre en œuvre une défense démocratique», annonce d’emblée Fujimori.
La double (ou triple, ou quadruple !) mâchoire d’une tenaille se referme sur le nouveau président. Pérou libre n’a obtenu que 37 sièges sur 130 au Congrès. L’alliance avec Ensemble pour le Pérou de Verónika Mendoza ne lui permet pas d’inverser le rapport de forces. Si aucun parti n’obtient la majorité absolue, le parlement reste dominé par les formations du centre, de droite et d’extrême droite. Chauffées à blanc par Fujimori, celles-ci déclarent immédiatement une guerre sans merci. Les attaques redoublentaprès la nomination de Guido Bellido, membre de l’aile radicale de Pérou Libre, à la présidence du Conseil des ministres (l’équivalent d’un premier ministre). Bellido devra renoncer, tout comme le très estimable ministre des Affaires étrangères Héctor Béjar (un ancien guérillero guévariste de 85 ans), sans que la droite ne cesse de tirer à vue sur les autres ministres, les membres du Congrès et les dirigeants de Pérou Libre, à commencer par Vladimir Cerrón.
Circonstance aggravante : confronté à l’acharnement du camp réactionnaire, le nouveau pouvoir a d’emblée commis une erreur d’appréciation. Castillo ne l’a emporté qu’avec une marge infime de 44 000 voix ; une bonne moitié de ceux qui ont voté pour lui l’ont fait plus par rejet viscéral de Fujimori que par adhésion au projet de Pérou libre. En d’autres termes : le rapport de forces réel ne penche pas en faveur du soutien à la mise en œuvre d’un programme radical. Et, dans les faits, l’initiative échappe progressivement à Castillo. D’après une source interne, « des membres de son gouvernement foncent tête baissée sur des grandes réformes, sans même se coordonner avec lui ; ça ne mène à rien, ça crispe les Péruviens et la droite se déchaine. » Sur Twitter, des ministres se critiquent les uns les autres, la situation tourne au chaos.
Pour mettre fin à la confusion, le chef de l’État nomme à la mi-octobre, au poste de Première ministre, Mirtha Vásquez, une militante de l’environnement et des droits humains. Considéré comme un geste envers l’aile modérée, la mesure provoque la colère de Cerrón et de Pérou libre, qui retirent leur appui au gouvernement, « sans toutefois passer dans l’opposition ». Le groupe parlementaire de Pérou libre se divise entre « loyalistes » et « dissidents ». La droite s’engouffre dans la brèche et accentue son offensive. Le Congrès approuve une loi d’interprétation de la Constitution qui empêche l’Exécutif de poser la question de confiance – mesure lui permettant éventuellement de dissoudre le Parlement ; en revanche, le législatif garde la faculté de destituer le président pour « incapacité morale », ce qui peut donner lieu à n’importe quelle interprétation.
Sous l’infernale pression, le « recentrage » est dans ce cas une question de survie. L’ambitieux programme de départ s’édulcore de ses aspects les plus emblématiques, tel la convocation d’une Assemblée constituante, considérée comme « non prioritaire » par Mirtha Vásquez ou le ministre de l’économie Pedro Francke appartenant au parti Nouveau Pérou (8 % des voix, rappelons-le, au premier tour de l’élection). Il est vrai que, là aussi, la droite balise le chemin : le 18 décembre 2021, la plénière du Congrès a approuvé (76 voix pour, 43 contre et 3 abstentions) une loi en vertu de laquelle un référendum visant à convoquer une Assemblée constituante ne pourra avoir lieu sans une réforme constitutionnelle préalablement approuvée par le Parlement. Qui s’octroie ainsi, par une voie manifestement anticonstitutionnelle, un droit de veto.
Parallèlement, sous les motifs les plus divers, les manœuvres se multiplient pour mettre le chef de l’État en accusation et le destituer. Lors d’une visite aux « Cortes » espagnoles (les deux chambres du Parlement), début décembre, la présidente du Congrès péruvien Doña María del Carmen Alva ira jusqu’à demander aux députés du Parti populaire de publier une déclaration affirmant que « le Pérou a été capturé par le communisme et que Pedro Castillo est un président dépourvu de toute légitimité ».
Au-delà d’une certaine immaturité des forces de gauche – qui, en réalité, qu’il s’agisse de Cerrón et de Pérou libre ou de Castillo lui-même, n’avaient pas prévu d’arriver au pouvoir et n’y étaient donc nullement préparées ! –, on peut, dans le cas présent, parler d’un coup d’État « à mèche lente », en pleine exécution.Nul ne peut, pour l’heure, prévoir l’issue de la confrontation. Pas plus qu’il n’est possible de déterminer jusqu’où, s’il survit politiquement, devra reculer le président Castillo. Ou même, et pourquoi pas, s’il pourra repasser à l’offensive. Pour le journaliste Ricardo Giménez, membre de l’ALBA Movimientos (section Pérou) : « Il ne s’agit pas du tout d’un glissement vers la droite [de Castillo], comme cela s’est produit avec l’ancien président Ollanta Humala [16] il y a quelques années, mais d’un glissement vers la gauche modérée, ce qui a déconcerté la base. La base se dit : "Peut-être que c’est encore possible, peut-être que c’est vrai que le président cherche la stabilité, qu’il cherche la gouvernabilité afin d’être sur une meilleure base, afin d’avoir une meilleure base pour pousser au changement" [17]. »
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Au Nicaragua, le 7 novembre, le candidat du Front sandiniste de libération nationale (FSLN), Daniel Ortega, a été réélu avec 75,9 % des voix (abstention : 35 %) ; en tant que vice-présidente son épouse Rosario Murillo l’accompagne. Dans une paix totale, sans contretemps et sans violence à déplorer, ces élections ont également permis à 75 députés du FSLN (sur 91) d’intégrer le Parlement [18]. Une victoire incontestable. Et, nonobstant, assez unanimement contestée…
Se plonger dans la bouillie médiatique consacrée au Nicaragua s’apparente à une visite au Musée des horreurs. Et pourtant… Depuis le retour de d’Ortega à la présidence en 2007, et dans le cadre d’une économie mixte, la santé et l’éducation sont redevenues publiques et gratuites ; 16 centres de santé, 452 dispensaires et 21 hôpitaux ont surgi du sol (cinq autres seront terminés et mis en service en 2022 à Chinandega, León, Wiwilí, Ocotal et Bilwi) ; le réseau électrique a été étendu à l’ensemble du pays ; priorité est donnée au développement des petites et moyennes entreprises ainsi qu’à l’économie familiale ; de nouvelles routes sillonnent le territoire et l’une d’entre elles désenclave la côte atlantique, jusque-là complètement isolée, en mettant ses populations indigènes et afro-caribéennes à six heures de Managua ; l’autosuffisance alimentaire a été atteinte à 80 % ; l’insécurité demeure dérisoire comparée aux cataclysmes qui s’abattent sur les pays du Triangle nord (Honduras, Salvador, Guatemala) ; les femmes occupent 51 % des sièges de l’Assemblée nationale (ainsi que sa vice-présidence et 57 % de son comité exécutif), 46 % des fonctions de maires (dont la capitale Managua), 57 % des postes de direction de la Banque centrale, les charges de procureure générale et de ministres de la Défense et de l’Intérieur ; elles président également la Cour suprême de justice et le Conseil suprême électoral…
Indépendamment du fait que beaucoup reste à accomplir et qu’on ne parle pas ici d’un pouvoir au-dessus de toute critique, qui dit mieux dans la région (et même au-delà) ?
Question : l’élection présidentielle s’est-elle déroulée dans des conditions normales ? Réponse : non. Raison généralement avancée : trente-deux opposants, dont sept candidats potentiels (mais qu’aucun des partis enregistrés n’avait choisi comme représentant) sont aux prises avec la justice, assignés à résidence, incarcérés et/ou en attente de jugement. De ce fait, ils n’ont pu se présenter. On admettra que c’est fâcheux. S’agit-il d’une violation de leurs droits politiques et humains ? On nous permettra d’en douter.
Tous sont poursuivis en vertu de trois textes législatifs votés en 2020 et intitulés « Loi de régulation des agents étrangers », « Loi sur les cyber-délits » et « Défense des droits du peuple à l’indépendance, la souveraineté et l’autodétermination pour la paix ». Origine de cette législation et de sa mise en application : de 2010 à 2020, le gouvernement des États-Unis a versé 76 millions de dollars à l’opposition, à travers de multiples ONG, dont la Fondation Violeta Chamorro – que dirige Cristina Chamorro, fille de l’ex-présidente néolibérale (1990-1996) –, pour déstabiliser le pouvoir sandiniste. Des flots considérables de ces billets verts ont été redirigées vers des médias soit disant « indépendants » – Confidencial, La Prensa, Vos TV, Radio Corporación, Radio Show Café con Voz –, ainsi que vers les plateformes digitales – 100 % Noticias, Artículo 66, Nicaragua Investiga, Nicaragua Actual, BacanalNica et Despacho 505.
Une autre partie de cet argent a servi à équiper, financer et rétribuer les groupes de choc qui, sous couvert de manifestations présentées comme « pacifiques », et qui toutes ne l’étaient pas, loin de là, ont tenté en 2018 de renverser Ortega [19]. Destinés aux mêmes opérateurs dans le cadre d’un programme Responsive Assistance in Nicaragua (RAIN), 2 millions de dollars ont été annoncés par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) pour la période 2020-2022 afin d’organiser une « transition » [20]. Une façon même pas camouflée de clamer qu’il a toujours été hors de question de respecter le résultat des élections de 2021… Ce que dénonçait sans ambages, en juillet 2021, l’ex-président hondurien Manuel Zelaya, expert en déstabilisations pour avoir lui-même été renversé en 2009 : « Actuellement attaqué, le Nicaragua vit une situation similaire à celle qu’il a connue pendant les émeutes violentes de 2018, menées par une opposition politique qui, sans aucune capacité organique, a servi de point d’entrée à d’importantes ressources externes visant à créer le sentiment de la chute imminente du gouvernement démocratique. Cette fois, le nouveau plan condor électoral américain a anticipé, notamment par la quantité de ressources destinées à boycotter le processus électoral en novembre prochain [21]. »
Confronté à cette collusion entre « le grand voisin du Nord » et une opposition incapable de s’organiser pour prendre le pouvoir de façon démocratique, le gouvernement a renforcé son cadre légal. Il ne s’est pas agi pour lui d’interdire les ONG ou les Fondations, mais d’exiger d’elles qu’elles rendent compte de leurs financements étrangers en précisant l’identité de leurs donateurs, le montant des fonds reçus, l’objet des dons et une description de la manière dont l’argent a été dépensé. Lois scélérates, s’emporte la machine à décerveler l’opinion ! Les multinationales de l’industrie des « droits de l’Homme » font chorus. Renseignement pris, il semblerait pourtant que les États-Unis appliquent exactement les mêmes règles, sans que nul y trouve à redire, à travers le Foreign Agents Registration Act (FARA) ou les articles 2381 à 2390 du Code pénal relatifs aux infractions de trahison, d’incitation à la trahison, de rébellion ou d’insurrection, de conspiration séditieuse, de promotion du renversement du gouvernement, d’enregistrement d’organisations étrangères, etc [22].
En y regardant de plus près, on découvre aussi que, en septembre 2020, le Parlement européen a créé une Commission spéciale contre la désinformation et les ingérences étrangères. « Financements de partis politiques, financements de campagnes électorales, cyber-attaques, campagnes coordonnées de désinformation massive..., s’est inquiété son président, l’eurodéputé français Raphaël Glucksmann. Nos droits, notre sécurité, notre souveraineté sont en jeu. La scène politique européenne ne peut pas être un marché sur lequel des puissances étrangères hostiles viennent faire leurs emplettes. Nous ne sommes pas à vendre, et nos démocraties ne sont pas à vendre [23].»
Si, au risque d’agacer, on continue à approfondir, on constatera que, le 15 octobre 2021, est né en France le service de Vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), notamment chargé de surveiller les tentatives de déstabilisation pendant la campagne présidentielle. Cette agence n’aura pas un rôle décisionnel, mais, une fois une campagne hostile repérée, l’État décidera ou non de répondre à celle-ci, et selon quelles modalités : révéler les ingérences au grand public, geler des accords commerciaux ou même… « s’engager dans des opérations plus discrètes [24] » !
Que les adeptes du double standard et de la géométrie variable nous permettent d’insister : c’est parce que soupçonné d’avoir perçu de l’argent non déclaré de la Libye, un pays étranger alors dirigé par Mouammar Kadhafi, pour sa campagne présidentielle de 2007, que l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy a été mis en examen.
« Dans notre pays, pas un seul innocent n’est poursuivi, a déclaré le représentant du Nicaragua Michael Campbell Hooker lors d’une session spéciale de l’Organisation des États américains (OEA) convoquée le 20 octobre 2021 dans le but de condamner son gouvernement. Ceux qui font l’objet de procédures judiciaires sont des agents étrangers, clairement identifiés au sein de la masse salariale de gouvernements étrangers, qui, en utilisant les structures d’organisations privées, ont reçu des millions de dollars pour détruire, tuer, mettre en faillite l’économie et subvertir l’ordre constitutionnel. »
Quelques détails intéressants – fascinants, même... D’après quelques groupuscules européens vaguement « trotsko-libertaires » qui se chargent d’assurer le « service après-vente » de Washington, non seulement « le couple Ortega-Murillo » réprime ou emprisonne ses opposants de droite, mais il s’en prend aussi à « la gauche », lâché qu’il est par les « sandinistes historiques » : Dora María Téllez, Ana Margarita Vigil, Tamara Dávila, Hugo Torres, Víctor Hugo Tinoco, Mónica Baltodano, Gioconda Belli, Oscar René Vargas, Sergio Ramírez, etc.
Mais encore ? Jusqu’à sa mort en 2012, l’ex-«comandante » Tomás Borge (légendaire fondateur du FSLN en 1961 avec Carlos Fonseca, arrêté, torturé, emprisonné, puis ministre de l’Intérieur de 1979 à 1990) est demeuré étroitement lié au Front et à Ortega. Ex-membre de la Direction nationale, Bayardo Arce se tient aussi à ses côtés, de même que Víctor Tirado et la plupart des commandants présents sur les champs de bataille, avant et après le renversement d’Anastasio Somoza, pendant la lutte contre la « contra » – ces contre-révolutionnaires financés par les États-Unis pendant toutes les années 1980. Immense souvenir collectif, le passé est présent avec une telle force qu’aucun exorcisme ne pourrait le chasser. Ce sont les très respectés « combattants historiques » de base qui, en 2018, se sont mobilisés aux côtés de la police nationale pour démanteler les barricades, reprendre le contrôle du pays et empêcher le renversement d’Ortega.
Tout un symbole : élue députée le 7 novembre dernier, Amada Pineda a été une paysanne persécutée, torturée, violée et emprisonnée par la dictature de Somoza dans les années 1970 ; elle est également la mère de Francisco Araúz Pineda, travailleur de la mairie de Managua et militant sandiniste assassiné par balles, dont le corps a été brûlé en plein jour, dans la rue, par de « chouettes gars » de l’« opposition pacifiques », le 16 juin 2018.
De quelle gauche nicaraguayenne parlent donc les «intermittents de l’anti-impérialisme » désormais alignés sur la droite, les évêques réactionnaires et les médias dominants ?
Dora María Téllez : légendaire « Comandante Dos », elle a dirigé la prise de l’Assemblée nationale grâce à laquelle la guérilla a réussi à libérer soixante sandinistes de prison. Dont acte – et respect. Mais c’était en 1978 ! Depuis, en compagnie d’Hugo Torres et de Víctor Hugo Tinoco, Téllez a abandonné le Front et créé le Mouvement de rénovation sandiniste (MRS), un parti d’opposition d’abord centriste, puis carrément droitier et devenu Union de rénovation démocratique (Unamos) en 2020. Progressiste Téllez ? En novembre 2019, en plein coup d’État en Bolivie, elle applaudissait le renversement de l’ « aspirant dictateur » Evo Morales et félicitait l’Organisation des États américains (OEA) [25]. « Nous marchons ensemble », affirme-t-elle en exprimant son soutien aux putschistes vénézuéliens Leopoldo López et Juan Guaido.
Ana Margarita Vigil : présidente du MRS de 2012 à 2017. Se rend régulièrement aux États-Unis et, pour demander un « changement de régime » au Nicaragua, n’hésite pas à s’afficher aux côtés d’Ileana Ros-Lehtinen, représentante néoconservatrice de Floride, pilier de la droite dure anti-Cuba et anti-Venezuela, infatigable instigatrice des blocus, sanctions et souffrances imposées par Washington à ces pays et à leurs populations.
Sofía Montenegro : Lorsque nous la rencontrons, le 11 novembre… 2011 (2011, pas 2018 !), dans les locaux du Centre d’investigation de la communication (CINCO), qu’elle dirige en employée de la famille Chamorro, la chercheuse et journaliste s’emporte contre « la pseudo gauche orthodoxe stérile, autoritaire et réactionnaire » latino-américaine, se réjouit – « dans six mois Chávez [qu’on sait malade] sera mort ! » – et conclue sobrement : « Daniel et Rosario finiront comme les Ceausescu ! » Nous ne le savons pas alors, mais CINCO fait partie de la nébuleuse des ONG et médias que financent en sous-main les États-Unis.
Sergio Ramírez : écrivain, il n’a jamais pris les armes, mais a été vice-président d’Ortega, en guise d’ouverture à ce qu’on n’appelait pas encore la «société civile », de 1984 à 1990. Participe à la création du MRS et, en 2006, appelle publiquement à voter pour le banquier multimillionnaire et corrompu Eduardo Montealegre. Le 9 juillet dernier, pour ne citer qu’un exemple parmi cent, Ramírez participait au IVe Forum atlantique ibéro-américain organisé par la FIL de Vargas Llosa, en compagnie (entre autres) des célèbres gauchistes Mauricio Macri, Leopoldo López, Iván Duque, Sebastián Piñera et Guillermo Lasso.
Gioconda Belli : membre de la Commission politico-diplomatique du FSLN pendant la lutte contre Somoza, cette poétesse et romancière passe son temps, depuis 1990, entre le Nicaragua et les États-Unis. Le 10 novembre 2021, elle a signé un texte de soutien à la manifestation de l’opposition cubaine prévue pour le 15 novembre suivant. Pourquoi pas, on peut y discerner une logique, qu’on la partage ou non. Mais pourquoi le nom de Belli n’apparait-il pas dans les textes (très rares au demeurant) condamnant le blocus illégal auquel est soumis Cuba ou exprimant leur solidarité aux manifestants bien plus férocement réprimés d’Equateur (11 morts), du Chili (27 morts), d’Haïti (77 morts), de Bolivie (34 morts sous la dictature de Janine Anez) en 2019 ou de Colombie (80 morts en 2021) ? Lorsque Belli s’en prend au gouvernement cubain, c’est en compagnie de, of course, Mario Vargas Llosa, Mauricio Macri, Lenín Moreno, Ernesto Zedillo (ancien président mexicain), María Corina Machado (extrémiste vénézuélienne qui appelle à une intervention militaire des États-Unis), Luis Fernando Camacho (l’un des principaux instigateurs, depuis Santa Cruz, du coup d’État de 2019 contre Evo Morales), Patricia Bullrich (ancienne ministre argentine, particulièrement répressive, de la Sécurité), Carlos Sánchez Berzaín (ex-ministre de la Défense bolivien dans le gouvernement de Gonzalo Sánchez de Lozada ; 74 morts et plus de 400 blessés au compteur en 2003) [26].
Oscar René Vargas : jadis fort respectable. Le passé est le passé. Depuis longtemps, Vargas fréquente plus souvent l’ambassade des États-Unis que les quartiers populaires de Managua. En 2018, en pleine insurrection, il imagine quelques solutions constructives : « Que les gens, dans une de ces marches auxquelles nous participons, disent, eh bien, allons à El Carmen [résidence du chef de l’État], et même s’il doit y avoir 200, 300, 400 morts, c’est résolu, et c’est une autre sortie à chaud, parce que nous ne savons pas ce qui va se passer, ils peuvent l’attraper [Ortega] et le pendre comme cela s’est passé avec Mussolini. » Ou encore, pourquoi pas « une pression des États-Unis ou des différents gouvernements latino-américains et européens sur le gouvernement, sur l’exécutif, mais aussi sur l’armée»? Ce qui, si cette dernière se laisse convaincre, mène généralement à un coup d’État. A moins que, pudeur charmante, merveilleuse délicatesse, on n’arrive « à une sortie comme celle de [Manuel] Noriega [27] ; ils [les États-Unis] viennent, ils interviennent, il y a des morts, etc., des blessés et tout, pour résoudre le problème du Nicaragua [28]. » En juillet 2019, Vargas appelait encore à former un « gouvernement provisoire » en prévision de « la lutte qui vient ».
Mónica Baltodano : « comandante » de la guérilla, membre de la direction nationale du FSLN, fondatrice du MRS, présidente de Popol Na et membre de l’Articulation des mouvements sociaux (AMS). Compagne de route de la droite tout en ayant conservé une phraséologie adaptée à la gauche, elle a un rôle déterminant dans la mobilisation des réseaux européens. « Avec son mari Julio López, elle contrôlait le DRI, le Département des relations internationales du FSLN dans les années 1980, commente André Fadda, syndicaliste CGT présent au Nicaragua à cette époque. Tous les deux ont maintenu les contacts avec certains anciens de ce que furent les comités de solidarité européens, notamment le Collectif de Solidarité avec le Peuple du Nicaragua [CSPN] français, une minorité d’anciens militants ibériques, comme les trotskystes de feu la Ligue communiste révolutionnaire [LCR] espagnole et quelques ex-maos d’une organisation elle aussi disparue, le Mouvement communiste d’Espagne [MCE], sans oublier le Nouveau parti anticapitaliste [NPA] français. » Grand écart formidable, mais hautement productif, il est ainsi possible de parcourir la version particulièrement simpliste de Baltonado sur la crise nicaraguayenne aussi bien sur le site de Confidencial, bastion viscéralement néolibéral de Carlos Fernando Chamorro, que sur celui de France Amérique latine [29] ou du Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM), lu, suivi et apprécié par des cohortes de militants francophones altermondialistes [30]. À qui l’on se permettra de signaler que les labels « ancien commandant » ou «ex-guérillero » ne constituent nullement une garantie. Sauf à oublier quelques précédents, dont celui particulièrement significatif du salvadorien Joaquín Villalobos.
Fondateur en 1971 de l’Armée révolutionnaire du peuple (ERP), chef de guerre exceptionnel, mais très souple idéologiquement, Villalobos, dès les accords de paix signés, en 1992, a renié son passé révolutionnaire [31]. Après avoir fondé un Parti démocrate – suivant la même logique et en subissant le même rejet populaire que le MRS nicaraguayen –, il quittera définitivement le Salvador en 1999 et passera sans vergogne dans le camp d’en face. Un temps conseiller auprès du gouvernement mexicain dans la répression de la rébellion zapatiste au Chiapas – il alla jusqu’à offrir son arme d’ex-rebelle au président Carlos Salinas de Gortari –, il passa ensuite par la Colombie en tant que conseiller des chefs narco-paramilitaires en cours de « démobilisation » puis du gouvernement de Juan Manuel Santos – pas de la guérilla des FARC ! – lors de la négociation des Accords de paix. Devenu analyste et politologue, Villalobos publie régulièrement, en particulier dans le quotidien espagnol El País, des articles hostiles aux gauches latino-américaines. De sorte qu’on peut ici boucler la boucle : invité en décembre dernier à s’exprimer dans le cadre du pseudo Sommet pour la démocratie de Joe Biden, le président imaginaire vénézuélien Juan Guaido a intégré dans sa « délégation officielle » Berta Valle, épouse nicaraguayenne de Félix Maradiaga. Boutefeu de l’opposition à Ortega, directeur de l’Institut d’études stratégiques et de politiques publiques (IEEPP, largement « subventionné » par Washington), supposé pré-candidat de l’Unité nationale (UNAB) à la présidentielle de novembre dernier, Maradiaga a été détenu, accusé d’« agissements contre la souveraineté du pays et incitation à l’ingérence étrangère ».
Que déduire de tout cela ? Des personnalités de l’opposition ont été détenues dans le cadre de procédures qui n’ont rien d’imaginaires. D’aucuns estimeront que le pouvoir ne fait guère preuve de modération. Mais le cas du Venezuela laisse à réfléchir : manifestement plus souple (ou plus « tactique »), la justice n’y a pas fait arrêter Guaido qui, dans n’importe quel autre pays du monde, serait depuis longtemps sous les verrous. Malgré cette retenue, Caracas subit et blocus des États-Unis et sanctions de l’Union européenne. Managua en tire les leçons et, sachant que de toute façon la messe est dite, répond à l’agression passée et future en faisant appliquer la loi.
C’est donc dans ce contexte que les élections se sont déroulées, en l’absence, effectivement, d’un certain nombre de têtes d’affiche de l’opposition. Pour autant, sept alliances et partis politiques, dont six antisandinistes, participeront au scrutin, dont le Parti libéral constitutionnaliste (PLC), au pouvoir de 1997 à 2007 ; l’Alliance libérale nicaraguayenne (ALN), fondé en 1999 par des dissidents du PLC ; le Parti libéral indépendant (PLI), 31 % des voix et deuxième place à la présidentielle en 2011, 4,51 % et seulement deux députés en 2016 ; d’autres micro-formations.
Les radicaux de l’opposition traitent ces partis de «zancudos » (moustiques), de « satellites du FSLN » ou de « collabos ». Exactement la même attitude que celle de l’extrême droite vénézuélienne à l’égard des forces politiques non chavistes qui, désormais hostiles à la déstabilisation en cours et aux « sanctions » étatsuniennes mortifères pour la population, ont participé aux élections présidentielle (2018), législatives (2020) et régionales (2021).
Pas de surprise : la victoire sandiniste a provoqué les réactions attendues. « En étroite coordination avec les autres membres de la communauté internationale, les États-Unis, utiliseront tous les outils diplomatiques et économiques à leur disposition pour soutenir le peuple du Nicaragua et demander des comptes au gouvernement Ortega-Murillo et à ceux qui facilitent ses abus », a déclaré Joe Biden, dès les résultats connus. En signe d’approbation, les toutous de l’impérialisme – Canada, Chili (de Piñera), Colombie, Equateur, France, Royaume-Uni, Espagne, Allemagne – ont immédiatement aboyé. Le 9 décembre, l’inévitable OEA a émis une résolution demandant au gouvernement sandiniste de laisser entrer au Nicaragua une mission diplomatique pour entamer un dialogue sur des réformes électorales et… la convocation de nouvelles élections. Luis Almagro, son secrétaire général, avait manifestement raté un épisode. Le 19 novembre précédent, le ministre des Affaires étrangères Denis Moncada avait annoncé que le Nicaragua, après le Venezuela (et sans parler de Cuba exclue en 1962), entamait la procédure lui permettant de quitter l’OEA.
Oubliant manifestement que les États-Unis, le 1er janvier 1979, ont reconnu la République populaire de Chine, le Département d’État a réagi très durement lorsque Managua, le 9 décembre 2021, pour éviter un isolement en cas d’aggravation des mesures coercitives unilatérales prises à son encontre, a annoncé rétablir des relations diplomatiques avec Pékin (rompues sous le gouvernement de Violeta Chamorro). Une mesure assez dans l’air du temps : au Honduras, pendant sa campagne électorale, la candidate de gauche Xiomara Castro a affirmé qu’elle établirait des relations diplomatiques avec la Chine immédiatement après son élection.
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Scrutin sous tension, le 28 novembre, au Honduras. Cinq millions et demi d’électeurs doivent élire leur chef de l’État, 128 députés au Congrès, 20 au Parlement centraméricain et 298 maires et conseillers municipaux. Si quatorze candidats s’affrontent pour la magistrature suprême, seuls deux ont des possibilités de l’emporter : Nasry Asfura du Parti national (PN), au pouvoir depuis 2010, et Xiomara Castro pour Liberté et refondation (LIBRE), né le 26 juin 2011 en tant que bras politique du Front national de résistance populaire (FNRP), après le renversement de Manuel « Mel » Zelaya, l’époux de Castro, le 28 juin 2009.
Un coup d’État dont le pays ne s’est jamais relevé. Mais dont le Parti national a été le premier bénéficiaire, si l’on excepte l’ « intérim » assuré par Roberto Micheletti, du Parti libéral (2009-2010). Lui ont en effet succédé Porfirio « Pepe » Lobo (2010-2014), élu lors d’un scrutin boycotté par toutes les forces démocratiques, puis Juan Orlando Hernández, dit « JOH » (2014-2022). Des scrutions qu’on qualifiera de « sous contrôle ». En 2013, malgré des dénonciations argumentées de fraude énoncées par Xiomara Castro, une première fois candidate, et de Salvador Nasralla, arrivé en troisième position (13,43%) pour le compte du Parti anticorruption (PAC), la victoire de « JOH » fut entérinée dans des conditions extrêmement contestables par les missions d’observation de l’OEA et de l’Union européenne (UE) [32].
Quatre ans plus tard, en 2017, la Cour suprême de justice déclare « inapplicable » l’article de la Constitution interdisant la réélection. Du cynisme à l’état pur : l’accusation de vouloir se livrer au même contournement de la loi – ce qui était faux – avait justifié en 2009 le renversement de « Mel » Zelaya !
En cette année 2017, Xiomara Castro passe son tour au profit du centriste Nasralla, candidat d’une Alliance d’opposition néanmoins coordonnée par Manuel Zelaya. Après plus d’une semaine de retards et d’incidents plus suspects les uns que les autres, le Tribunal suprême électoral (TSE) octroie à nouveau la victoire à Juan Orlando Hernández (42,8 % des voix). Les irrégularités ont été telles que d’importantes manifestations secouent le pays, durement réprimées – au moins 23 morts (22 civils et un policier), 232 blessés, plus de 1350 personnes détenues [33]. Même l’OEA rechigne à reconnaître le résultat, mais l’administration de Donald Trump le légitime – de sorte que, dans la grande tradition, l’OEA se tait.
Un résumé succinct rendra compte ici du désastre que ces élections douteuses ont permis. Dans un pays de 9,1 millions d’habitants gangrené par le chômage et au taux de pauvreté de 64,3 % en 2018, Hernández a fait adopter une série de lois visant à privatiser l’énergie, l’eau, la sécurité sociale et le secteur minier. La réduction des salaires s’est faite en 2014 au travers de la Loi sur l’emploi « par heure » (Ley de Empleo por Hora) destinée à pulvériser le salaire minimum. Autour de produits d’exportation phare – café, banane, huile de palme, canne à sucre –, la concentration des terres s’accélère, au détriment des paysans.
Dans une quête sans limites de réformes néolibérales, la Cour suprême, en octobre 2012, et le Congrès, en juin 2013, ont entériné la création de Zones d’emploi et de développement économique (ZEDE). Egalement connues sous l’appellation de « Villes modèles », ces zones permettent à des entreprises privées, nationales et surtout internationales, de gérer librement la main-d’œuvre et les terres en disposant de leurs propres police et administration judiciaire. De fait, une abolition pure et simple de la souveraineté nationale.
Ajoutant l’autoritarisme à l’ultralibéralisme, le pouvoir a entrepris une militarisation croissante par la création de nouvelles structures telles que la Force nationale de sécurité interinstitutionnelle (Fusina) et la Police militaire de l’ordre public (PMOP) commandées par des officiers complices et alliés. Toutefois, quand en avril 2019, sous la pression d’un FMI prônant la « prudence budgétaire », le gouvernement tente de privatiser les secteurs de la santé et de l’éducation, ces forces répressives ne parviendront pas à freiner la mobilisation populaire. Le gouvernement devra reculer. Raison pour laquelle, en prévision des futures échéances, il fera approuver un nouveau Code pénal particulièrement répressif par le Congrès. En janvier 2020, la même Assemblée mettra un terme à la Mission d’appui contre la corruption et l’impunité au Honduras (MACCIH), organisme pourtant pas très « méchant » mis en place après un accord avec l’OEA. L’initiative avait suivi le soulèvement en 2015 de milliers de Honduriens qu’indignaient le pillage par « JOH » et le Parti national de l’Institut hondurien de sécurité sociale (IHSS) : un rapt de 120 millions de dollars provenant des fonds destinés à l’achat de médicaments, de fournitures pour le système de santé et au paiement des pensions de vieillesse et d’invalidité. L’opposition avait alors réclamé une commission d’enquête de l’ONU, demande immédiatement bloquée par les États-Unis. Soucieux de protéger le pouvoir hondurien tout en tentant de le cadrer, Washington avait manœuvré pour instaurer un organisme plus contrôlable, la MACCIH, sous les auspices de l’OEA.
Fin mai 2021, en prévision des élections de novembre, et dans la même logique, le gouvernement d’Hernández blindera les hommes politiques accusés de corruption ou d’implication dans le crime organisé, ce qui leur permettra de se présenter. Dans son article 312, la nouvelle Loi électorale précise en effet : « Les procédures judiciaires à l’encontre de tout candidat à un poste électif, depuis la date de son inscription jusqu’à la déclaration des élections respectives, n’ont pas d’effet de disqualification, à moins (…) qu’il existe une condamnation définitive à cet effet ou qu’elles résultent de la commission d’un crime ou d’une violation de la Constitution de la République. » Si le texte n’enthousiasme pas le Conseil national anti-corruption (CNA) – « Les forces politiques ont aligné leurs étoiles pour se protéger, laissant sans effet les actions judiciaires contre ceux qui sont actuellement sous enquête » –, elle ravit le futur candidat du Parti national à la présidence, Nasry Asfura : bien que n’étant pas sous le coup d’un mandat d’arrêt, il fait l’objet d’une enquête du Ministère public et ses biens ont été saisis.
Que l’on rajoute à ce tableau une insécurité endémique (37,6 assassinats pour 100 000 habitants) [34], la dévastation provoquée à moins de quinze jours d’intervalle par les deux ouragans ETA et IOTA fin 2020 (une centaine de morts, 1,8 milliard de dollars de dégâts), plus la pandémie de Covid-19, on conviendra que la situation ne correspond en rien aux transformations radicales dont la société aurait besoin. Seul espoir de changement, la prochaine élection.
Après l’impasse faite en 2017, LIBRE présente à nouveau Xiomara Castro. Si elle a été « première dame » à partir de 2006, elle n’a rien d’une potiche. Au moment du coup d’État, elle s’est réfugiée pendant une semaine dans une ambassade avant de ressortir, d’intégrer le Front national de résistance populaire et de se lancer dans la lutte, à la tête des manifs anti-putsch. Elle avance dans la vie avec une personnalité qui ne la cantonne pas au statut réducteur de « femme de Zelaya ».
L’exaspération des Honduriens face au pouvoir de « JOH » ne garantit en rien le succès – qui devra être large pour éviter les fraudes et manœuvres habituelles. Trois semaines avant le scrutin, Castro obtient le ralliement de Salvador Nasralla, leader du Parti sauveur du Honduras (PSH), en berne dans les sondages. En échange de la vice-présidence de la République et de la présidence du Congrès pour l’un des siens, Nasralla renonce à briguer la magistrature suprême. Dirigé par la très respectée Doris Gutiérrez, le petit Parti innovation et unité (PINU), social démocrate, se joint à la coalition. Sondages à l’appui, le chemin du succès semble assuré. Ne reste qu’une question, et non des moindres...
Depuis le coup d’État appuyé en sous-main par la secrétaire d’État Hillary Clinton, les États-Unis ont accordé un appui inconditionnel aux gouvernements de droite honduriens. Pendant les campagnes, ils ont ouvertement soutenu le Parti national ; au moment des fraudes électorales, ils ont fermé les yeux. Cette fois, pourtant, ils demeurent curieusement en retrait…
Gros mal de tête pour Washington. Ses alliés traditionnels ont transformé le Honduras en un État failli, pour ne pas dire en un « narco-État ».
Septembre 2017 : Fabio Lobo, fils de l’ancien président Porfirio Lobo, est condamné par un juge fédéral de Manhattan à 24 ans de prison pour son implication dans un trafic de drogue à destination des États-Unis. En décembre, un autre Hondurien, Yani Rosenthal, plaide coupable et écope de trois années d’incarcération, également aux États-Unis, pour « blanchiment » d’argent du cartel Los Cachiros, la bande la plus violente de l’histoire du pays, responsable de la mort de dizaines de Honduriens. Yani appartient lui aussi à une puissante famille de l’oligarchie : son père, le banquier Jaime Rolando Rosenthal, a été vice-président de la République, son cousin, Yankel Rosenthal Coello, ministre de l’Investissement. Ayant purgé sa peine, Yani Rosenthal n’hésitera pas à se présenter à la présidentielle de 2021 pour le compte du Parti libéral (il obtiendra 10 % des voix).
En mars 2021, c’est au tour de l’ancien député Tony Hernández, frère de « JOH », d’être reconnu coupable de « participation à l’importation de 185 tonnes de cocaïne » aux États-Unis et de se voir notifier la sentence : prison à vie. « L’accusé était un membre du Congrès hondurien qui, avec son frère Juan Orlando Hernández, a joué un rôle de premier plan dans une violente conspiration de trafic de drogue parrainée par l’État », ont dénoncé les procureurs avant l’énoncé de la peine.
Début juillet, suite du feuilleton digne d’une série télévisée : les accusant de « corruption significative », les États-Unis interdisent à l’ex-président Lobo et à son épouse Rosa Elena l’entrée sur leur territoire. Résultat d’une enquête menée avec la collaboration de la MACCIH, cette dernière a été arrêtée le 28 février 2018 pour s’être approprié, depuis le Bureau de la Première Dame et avec l’aide de quelques comparses, 16 millions de lempiras de fonds publics (environ 600 000 dollars) initialement destinés à des œuvres sociales. Reconnue coupable, Rosa Elena Lobo a été condamnée le 4 septembre 2019 à 58 ans de prison avant que, en mars 2020, la Cour suprême du Honduras n’annule la sentence, ne la libère et n’ordonne un nouveau procès (après que la MACCIH ait été éjectée du pays).
Washington se bouche le nez. Cette décomposition a pénétré toutes les instances honduriennes, depuis la police et l’armée jusqu’au système judiciaire en passant par les partis politiques et le Congrès. Circonstances aggravantes : alors que la Maison-Blanche a fait de l’immigration une priorité, du Honduras, poussés par la misère et l’insécurité due aux gangs (les « maras »), des caravanes de centaines de migrants s’élancent à pied vers le Nord, à travers le Guatemala et le Mexique, à intervalles de plus en plus fréquents [35]. Sous le gouvernement de Trump, « JOH » a encore bénéficié d’un sursis. Le démocrate Biden est fait d’un autre bois. Sur un scénario désormais classique, la droite hondurienne peut bien se déchainer, accusant Mme Castro et LIBRE « de liens avec le Venezuela et le Nicaragua » et de participation au Forum de São Paulo (qui regroupe les gauches latino-américaines), l’ex-président colombien Andrés Pastrana peut bien venir à la rescousse… Cette fois, depuis Washington, rien n’est entrepris pour empêcher l’inéluctable. Au contraire, pourrait-on dire. Du 21 au 23 novembre, Brian Nichols, secrétaire d’État adjoint pour l’Hémisphère occidental (les Amériques), débarque au Honduras et y rencontre des membres du gouvernement de « JOH », les magistrats du Conseil national électoral (CNE), des représentants de la « société civile » et du patronat, en demandant à tous de « travailler ensemble pour garantir des élections libres, justes, transparentes et pacifiques », avant d’ajouter : « Les États-Unis n’ont de préférence pour aucun candidat ou parti. Face à cette consultation, nous sommes impartiaux. »
Moyennant quoi, le 28 novembre, douze ans après le coup d’État contre son mari « Mel » Zelaya, Xiomara Castro l’emporte largement avec plus de 53 % des voix.
En apparence, tout paraît normal. Le programme ne promet par le Grand soir, mais présage un profond changement. Lutte contre le narcotrafic, la corruption et l’impunité, élimination des ZEDE, réformes sociales, légalisation de l’avortement thérapeutique et du mariage homosexuel, démocratie directe et participative en lien avec les acteurs locaux – maires, organisations, syndicats, etc. Un « socialisme démocratique à la hondurienne », a résumé pendant sa campagne la nouvelle cheffe de l’État.
Les tracas commencent lorsque Mme Castro confirme qu’elle a l’intention d’établir des relations diplomatiques avec la Chine. L’ambassade des États-Unis réagit négativement. Et trouve immédiatement un allié des plus inattendus pour qui ne connaît pas le contexte hondurien : Salvador Nasralla ! « Le Honduras entretient des relations avec Taïwan et n’en a pas besoin avec la Chine, tant que ses liens avec les États-Unis sont bons, déclare le colistier et désormais vice-président de Castro. Les États-Unis sont notre allié commercial, proche et historique. Nous ne voulons pas nous battre avec eux. »
En 2017, estimant à tort ou à raison Xiomara Castro trop « clivante » pour pouvoir l’emporter, LIBRE prit la décision de soutenir Nasralla, populaire ex-star de la télévision, dans sa course à la présidence. Les défaites suscitent toujours des lâchetés, des égarements, des trahisons. Après la victoire frauduleuse de « JOH », c’est contre ses alliés que Nasralla s’est retourné. En novembre 2018, évoquant la tricherie de l’année précédente, il ira jusqu’à déclarer : « Si je ne m’étais pas impliqué en politique avec Mel Zelaya, les États-Unis m’auraient permis d’être président. » Il s’attira une réponse cinglante de Xiomara Castro : « Tu n’as jamais dit que l’opinion des États-Unis était plus importante que l’opinion du peuple. Si j’avais connu ta double morale, je n’aurais jamais renoncé à ma candidature. (…) Tu n’es pas honnête, tu es un ingrat [36]. » Les relations demeurèrent exécrables. En 2021, quelques jours avant d’entériner sa nouvelle alliance avec Xiomara Castro, Nasralla s’en prenait encore sur les réseaux sociaux aux partis National, Libéral et… LIBRE : « C’est tous les mêmes ; ils ont tous commis des vols d’argent destiné au peuple pour l’alimentation, la santé et l’éducation ; ces péchés sont connus du dictateur JOH et il les contrôle, car il peut les mettre en prison ou les extrader s’ils n’obéissent pas à ses ordres. » Pour faire bonne mesure, il diffusa que la famille Zelaya était impliquée dans les Panama Papers. Information qui se révéla totalement erronée.
Voici donc l’opportuniste et inconstant Nasarra vice-président de Xiomara Castro. Incohérence ? Il s’agit en réalité d’une contradiction commune à nombre de gauches latinas : craignant de ne pouvoir l’emporter, ou ne pouvant objectivement gagner avec leurs seules forces, elles doivent trouver des partenaires porteurs d’un supplément de voix leur assurant la victoire. Dans les « moins pires » des cas, ces alliances les attirent vers le centre. Dans les situations les plus funestes, elles se terminent en trahison. Au cœur de la conspiration qui a renversé Zelaya en 2009, figurait non pas un allié, mais un coreligionnaire et « ami », le président du Congrès Roberto Micheletti, membre, comme « Mel », du Parti libéral (mais de son aile droite). Au Paraguay, en 2012, l’ex-« évêque des pauvres » Fernando Lugo (Alliance patriotique pour le changement) est défenestré par son vice-président Francisco Franco, du Parti libéral radical authentique (PLRA), une force politique traditionnelle d’opposition à la dictature d’Alfredo Stroessner (1954-1989), indispensable par son apport de voix pour en finir avec l’indéboulonnable Parti Colorado. La brésilienne Dilma Rousseff (Parti des travailleurs ; PT) tombe en 2016 du fait de la félonie de son vice-président Michel Temer (Parti du Mouvement démocratique brésilien ; PMDB), porté à cette fonction pour les mêmes raisons.
Le pire n’est jamais sûr. On ne se livrera ici à aucun procès d’intention concernant Nasralla. Il n’en demeure pas moins que, en fonction de contradictions qui ne peuvent être complètement résolues, sa pente naturelle l’amènera dans le meilleur des cas à tenter de « décaféiner » le projet de LIBRE (comme le feront au Chili avec Boric ses alliés de l’ex-Concertation).
Au Parlement monocaméral de 128 membres, LIBRE dispose alors de 50 députés (20 de plus que pour la période précédente) auxquels s’ajoutent les 10 élus du PSH de Nasralla. Face aux 44 représentants du Parti national, le parti au pouvoir, ne disposant pas d’une majorité absolue, devra négocier, notamment avec le Parti libéral (22 sièges), le Parti anti-corruption et le Parti de la démocratie chrétienne (un élu chacun).
Une tâche déjà ardue. Mais qui va s’avérer plus rude que prévue, et ce pour deux raisons : dans toute famille politique se rencontrent le meilleur et le pire ; au Honduras, la trahison est si banale qu’elle n’en est pas vraiment une.
On l’a vu, pour sceller leur alliance, Xiomara Castro et Salvador Nasralla ont convenu qu’un député du PSH, Luis Redondo, présiderait le Congrès s’ils y obtiennent une majorité qui le leur permette – soit 65 voix (la moitié plus une des 128 sièges). La crise éclate le 20 janvier, à une semaine de l’investiture, quand vingt députés de… LIBRE, emmenés par deux des leurs, Jorge Calix et Beatriz Valle, dirigeants historiques de premier rang, refusent de respecter l’accord. Lors de l’élection du président provisoire du Congrès, sans respecter les procédures – proposition d’un candidat suivie d’une discussion –, ils élisent Calix, avec le soutien des « cachurecos » (nom donné aux membres du Parti national) et d’une faction du Parti libéral emmenée par Yani Rosenthal (l’homme condamné aux États-Unis pour des crimes liés au trafic de drogue). En pleine Chambre, la déloyauté provoque un beau chahut ponctué d’échange de coups. Inspirée par des ambitions personnelles, la démarche des contestataires de LIBRE permet en effet au Parti national et au Parti libéral de contrôler le Congrès et d’entraver le politique de la cheffe de l’État. Ulcérés, les « loyalistes » élisent à leur tour in président, Redondo en remplaçant les déserteurs par leurs suppléants, au cours d’une « session » pas plus réglementaire que celle de leurs adversaires.
Une colère à la hauteur des espérances déçues : Xiomara Castro et LIBRE annoncent l’expulsion des dix-huit « traîtres » – deux étant revenus sur leur décision devant l’ampleur des réactions dans leur parti. Poussés par le démon des tentations troubles où l’on tombe tout entier, les dissidents vont néanmoins persister et signer le dimanche 23. Ce jour là, le bâtiment de la Chambre des députés étant encerclée par une foule de manifestants appuyant « Xiomara » Luis Redondo, Calix se fait élire par les dix-huit « dissidents » et les partis de droite (79 voix en tout) lors d’une séance tenue dans un club social chic, Bosques de Zambrano, dans la banlieue de Tegucigalpa. Au même moment, les parlementaires et suppléants de LIBRE fidèles à la parole donnée, plus quelques membres du Parti libéral soucieux de favoriser la gouvernabilité, soit 96 parlementaires, font prêter serment à Redondo, dans l’enceinte du Congrès.
Fort du soutien de Xiomara Castro, Redondo a installé son assemblée au siège du Parlement, en présence d’une escorte de cadets des Forces Armées. De son côté, en tenant une séance virtuelle, Calix a réuni son Congrès parallèle sur Zoom. Précurseurs de ce type de démarche, Guaidó et sa clique, au Venezuela, ont dû apprécier. Les Honduriens en quête de stabilité et de changement, beaucoup moins.
Mal emmanchée, la réussite du mandat de Mme Castro dépendra donc fondamentalement de l’organisation et du renforcement du mouvement social et populaire. Pilier historique de la résistance au coup d’État, puis du Parti LIBRE, membre d’ALBA Mouvements, Gilberto Ríos, avant même le déclenchement de cette crise, en était parfaitement conscient : « Je me souviens qu’au moment où nous allions fonder le parti [en 2011], il y a eu une réunion privée avec le commandant Daniel Ortega. Il nous a dit que la fondation de ce parti était une bonne chose, que c’était très positif, mais il nous a dit aussi de ne pas négliger la force populaire, le pouvoir populaire, parce qu’au Honduras, contrairement au reste de l’Amérique Centrale, les travailleurs ont fait beaucoup de conquêtes grâce aux syndicats et grâce à la force du mouvement populaire [37]. »
Le 18 janvier, là encore avant la crise, à proximité du palais présidentiel, une cinquantaine d’organisations ont officialisé la formation de l’Assemblée permanente du pouvoir populaire (APPP) et appelé à l’élection d’une Assemblée nationale constituante, à la démilitarisation et la révocation du modèle de concessions inconsidérées et corrompues. Parallèlement, à quelques jours de l’investiture du 27 janvier, trois commissions ont été créées par l’équipe de Mme Castro. La première est chargée du transfert du pouvoir, la deuxième de la transition des différents ministères et la troisième, la plus importante, des mouvements sociaux. Au sein de cette dernière, une quinzaine de tables rondes ont été mises en place et différentes réunions ont été programmées pour recevoir des propositions.
Malgré l’incertitude provoquée par l’existence de deux Congrès, le 27 janvier a été une grande fête populaire. Dans le Stade national, à Tegucigalpa, trente mille personnes se sont massées pour honorer la nouvelle présidente. C’est devant la juge Karla Lizeth Romero Dávila que Xiomara Castro a prêté serment. En l’absence du chef du pouvoir législatif ou du président de la Cour suprême de justice (CSJ), précise l’article 244 de la Constitution, un juge de la République doit procéder à l’assermentation. Tout un chacun a cependant remarqué que c’est Luis Redondo, président d’un Congrès qui, quelques heures auparavant, avait réuni 110 députés, entre titulaires et suppléants, qui a remis l’écharpe présidentielle à « Xiomara ».
Pour un petit pays d’Amérique centrale, le Honduras a fait très fort. L’événement a été suivi par 40 délégations internationales, et non des moindres, à commencer par celle des États-Unis. C’est en effet la vice-présidente Kamala Harris qui, en représentation de Washington, a assisté à l’investiture de Mme Castro. Il s’agissait du premier voyage officiel au Honduras de celle qui a été chargée par Joe Biden de résoudre le problème de l’immigration incontrôlée en provenance de l’isthme centraméricain. Mais outre cet aspect spécifique des relations entre les deux nations, les États-Unis ont affiché ostensiblement l’intérêt tout particulier qu’ils accordent au Honduras de demain. En a témoigné l’importance et le niveau de leur délégation : outre la vice-présidente, celle-ci comprenait le sous-secrétaire aux Affaires de l’hémisphère occidental, Brian A. Nichols ; l’administratrice de l’Agence américaine pour le développement international (USAID) Samantha Power ; le sous-secrétaire à la croissance économique, à l’énergie et à l’environnement, Jose W. Fernandez ; le représentant démocrate de Californie Raúl Ruiz.
Le coup d’État de 2009 dans toutes les mémoires, la gauche continentale s’est également mobilisée. Cristina Fernández de Kirchner, Dilma Rousseff, Fernando Lugo, Evo Morales, le ministre des Affaires étrangères mexicain Marcelo Ebrard, le vice-président de Cuba Salvador Valdés Mesa, les prix Nobel de la paix Rigoberta Menchú et Adolfo Pérez Esquivel… Kamala Harris ou pas Kamala Harris, le ministre des Affaires étrangères vénézuélien Felix Plasencia, également invité et présent, a pu jubiler : « Aujourd’hui, les relations diplomatiques entre la République bolivarienne du Venezuela et la République du Honduras sont rétablies. »
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Le 21 novembre 2021, au Venezuela, le Grand pôle patriotique (GPP), coalition regroupée autour du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), raflait la mise en remportant 19 des 23 États du pays à l’occasion des élections régionales. Les municipales marquaient la même tendance : 213 mairies sur 322, dont celle de Caracas, tombaient dans l’escarcelle du chavisme. Des résultats d’autant plus remarquables que, après avoir boycotté tous les scrutins organisés depuis 2018, l’opposition radicale participait à la confrontation.
On ne reviendra pas ici sur cette victoire largement traitée sur ce site dans un article précédent [38]. Mais sur son dénouement. Car, le 21 novembre, une ombre avait entaché le tableau : le pataquès ayant accompagné la consultation dans l’État de Barinas.
Cet État a vu naître l’ex-président Hugo Chávez, le charismatique inspirateur de la Révolution bolivarienne. Il a été gouverné successivement par Hugo de Los Reyes Chávez, père de feu le chef de l’État (1998-2008), puis par Adán Chávez, frère d’Hugo, jusqu’en 2017, année de l’élection d’Argenis, un autre frère du défunt. Un fief donc auquel, pour des raisons évidentes, le pouvoir en place tient comme à la prunelle de ses yeux.
Ce 21 novembre, première conflagration : le résultat donne une très courte avance au candidat d’opposition de la Table d’unité démocratique (MUD) Freddy Superlano. Avec 37,60 % des suffrages, il devance le gouverneur sortant et candidat à la réélection pour le PSUV, Argenis Chávez (37,21 %). Deuxième embrasement, immédiatement après : affirmant que Superlano n’aurait pas dû pouvoir se présenter en raison d’une sanction administrative imposée en août, le Tribunal suprême de justice (TSJ) invalide le résultat. La privant de sa victoire, cette mesure effectivement contestable, car survenant après coup, indigne l’opposition.
Une nouvelle élection devra avoir lieu le 9 janvier 2022 annoncent les instances concernées. Battu quelques jours auparavant, Argenis Chávez renonce. Conscient de l’enjeu, le pouvoir mobilise un poids lourd, Jorge Arreaza, plusieurs fois ministre depuis 2011, dont quatre années aux Affaires étrangères, et par ailleurs ex-mari de la fille aînée de Chávez, Rosa Virginia. Un membre de la famille, en quelque sorte. Et il le faut… En effet, outre le contexte général – difficultés économiques et effondrement des services publics dus à l’agression tous azimuts et au blocus imposé par les États-Unis –, une sombre querelle, précisément familiale, a divisé et démobilisé le chavisme dans cet État. Lors des primaires organisées le 8 août par le PSUV pour déterminer son candidat, ce sont deux Chávez qui se sont affrontés : Argenis, le gouverneur sortant et Hugo Chávez Terán, député et neveu de feu le « comandante ». Chacun ayant, comme il se doit, ses partisans. Le débat entre les deux hommes a été acharné et violent. En juillet, leurs fidèles sont allés jusqu’à échanger des horions. La désignation finale (et contestée) d’Argenis a fini de casser le chavisme en deux. Division qui a précipité la défaite. Davantage de militants et sympathisants ont participé aux primaires du 8 août qu’au vote déterminant du 11 novembre suivant !
Arreaza rassemble. Arreaza réalise une très belle campagne. En un mois, Arreza fait passer le nombre de voix chavistes de 103 693 à 128 583, pour un total de 41,27 %. Mais la droite a également sonné le rappel. Ulcérée par ce qu’elle considère comme une injustice et un « bidouillage », elle se rassemble, récupère des abstentionnistes, et son candidat, l’élu régional Sergio Garrido (MUD) l’emporte largement avec 55,36 % des suffrages. Victoire immédiatement reconnue par Arreaza.
Bien que relative, puisque l‘opposition ne s’adjuge que quatre États sur vingt-trois, il s’agit pour le chavisme d’une défaite. Mais qui, paradoxalement, ne comporte pas que des inconvénients. Elle prouve d’abord que, contrairement aux éternelles allégations, le système électoral est fiable et que, quel que soit l’enjeu, nul n’altère le résultat des élections. Elle permet en conséquence de pointer quelques situations cocasses. « Il n’y a pas de conditions pour une élection libre et équitable au Venezuela (…) Nous n’acceptons qu’une élection présidentielle », étaient jusque-là les déclamations préférées du « président intérimaire » autoproclamé Juan Guaidó, hostile à toute participation à quelque scrutin que ce soit. Phénomène incroyable, pour ne pas dire miraculeux : mettant à la sauce vénézuélienne le slogan du Loto français – «100% des gagnants ont participé ! » – Garrido l’emporte dans le Barinas. Oubliant ses mantras, Guaidó déboule ventre à terre pour s’approprier la victoire : « Le message le plus important que le peuple vénézuélien a reçu aujourd’hui et que Barinas donne au monde entier est que nous allons voir notre démocratie récupérée, que, sans aucun doute, l’organisation porte ses fruits et que nous allons voir ce pays renaître à très court terme. » Une satisfaction assez brève au demeurant. Répondant aux questions de Vladimir Villegas, dans l’émission « Vladimir à la 1 », sur Globovisión, Garrido assène : « Nicolás Maduro ne peut être ignoré. Il est une réalité, il est là, il est le président. Que nous le voulions ou non, il est la réalité. » Là dessus, comme l’ont fait les trois autres gouverneurs d’opposition élus – Morel Rodríguez (Nueva Esparta), Alberto Galíndez (Cojedes) et Manuel Rosales (Zulia) – Garrido se rend au palais de Miraflores pour s’y réunir avec le seul et unique chef de l’État. Renvoyant un peu plus dans les limbes la créature sortie des laboratoires frankensteiniens des docteurs Donald Trump, Mike Pence et Mike Pompeo.
Sans les États-Unis, Guaidó ne serait rien. Le président Maduro ne s’est d’ailleurs pas privé d’une réflexion sarcastique quand l’administration de Joe Biden s’est elle aussi hâtée de féliciter Garrido alors qu’elle dénonce en permanence des élections vénézuéliennes « sujettes à caution ». Cela étant, même dans son propre camp, le président imaginaire est de plus en plus contesté. Dans certains secteurs des partis Primero Justicia et Action démocratique des voix se sont élevés, fin 2021, pour demander de mettre un terme à une plaisanterie qui, depuis janvier 2019, n’a que trop duré. Les démissions se succèdent, dont celle du poids lourd Julio Borges, supposé ministre des Affaires étrangères, au sein du gouvernement fantoche. Ou encore celle de Iván Simonovis, «commisaire spécial à la sécurité et au renseignement » ; José Ignacio Hernández, « procureur spécial » ; Ricardo Haussman, « représentant du Venezuela devant la Banque interaméricaine de développement (BID) ». Même les magistrats du Tribunal suprême de justice qu’il a inventé viennent de porter plainte contre Guaidó.
Pour freiner cette guerre interne infernale, Washington a dû jouer les pompiers. Si la figure du « président intérimaire reconnu par la communauté internationale» (en réalité, une poignée de pays) venait à disparaître, le gouvernement de Nicolás Maduro pourrait réclamer et dans certains cas obtenir le contrôle des milliards de dollars d’actifs vénézuéliens confisqués à l’étranger. Il contrecarrerait ainsi un peu plus les effets dramatiques du blocus économique imposé au Venezuela. Sans parler de la victoire morale et politique dont il pourrait se féliciter, ni de l’humiliation des instigateurs de l’opération de déstabilisation.
Au terme d’un vif débat arbitré par le Département d’État américain, l’Assemblée nationale fictive (élue en 2015, elle a terminé son mandat en 2020) a donc, tout en réduisant ses prérogatives, prolongé de douze mois le mandat de Guaidó – et de la camarilla de près de 2 000 personnes qui vivent grassement (153 millions de dollars en 2021) de cette fiction. Laquelle, hormis ses promoteurs et ses profiteurs, ne trompe plus personne : « La soi-disant "option Guaidó" a échoué dès qu’elle a vu le jour, a lâché le 9 janvier au quotidien El Tiempo l’ex-président colombien de droite Juan Manuel Santos. C’est l’une des plus grandes stupidités diplomatiques de ces derniers temps. Malheureusement, la Colombie en a été l’un de ses promoteurs les plus enthousiastes. »
Le 10 janvier 2022, le Conseil national électoral (CNE) a accueilli positivement les demandes formelles de trois petites organisations, le Mouvement vénézuélien pour le Révocatoire (Mover), Tous unis pour le référendum révocatoire et le Comité exécutif national de la Confedejunta en collaboration avec le Comité de la démocratie nationale et internationale. Maduro est arrivé à mi-mandat le 10 janvier 2022 et, ainsi que le stipule l’article 72 de la Constitution, il est dès lors possible d’organiser un référendum révocatoire. L’activation éventuelle de ce processus nécessite que 20 % des personnes inscrites au registre électoral de chaque État du pays expriment « leur volonté », ratifiée par leurs signatures.
En surprenant beaucoup, le CNE va très vite en besogne et annonce que ce recueil des 4,2 millions de paraphes requis aura lieu le 26 janvier entre 6 heures et 18 heures, dans 1 200 centres électoraux. Tant les trois organisations promotrices que les partis politiques d’opposition hurlent au scandale et contestent cette décision, les initiateurs annonçant un recours devant le Tribunal suprême de justice (TSJ).
Il y a plusieurs explications à ce rejet…
Pour l’ex-député et ex-gouverneur du Barinas (2008-2012) César Pérez Vivas, « c’est une bouffonnerie d’annoncer (...) 1200 centres de recueil de signatures pour que 20 millions de citoyens puissent exercer leur droit. C’est comme mettre 1 000 litres d’eau dans un récipient de 5 litres… » Argument quelque peu absurde puisqu’il semble considérer que tout le corps électoral va se déplacer pour demander le départ de Maduro ! Moins caricatural, le Mover que dirige un transfuge du chavisme, Nicmer Evans, estime que, même pour ne recueillir que les 4,2 millions de signatures indispensables, douze heures et 1 200 centres électoraux ne sont pas suffisants. Argument recevable et partagé par l’un des représentants de l’opposition au sein du CNE, Roberto Picón. L’estimant « précipitée », celui-ci ajoute qu’il est imprudent d’organiser cette consultation « en plein pic du virus Omicron »– semblant sur ce point oublier que les récentes élections régionales et municipales, sans qu’il les conteste, ont également eu lieu en pleine pandémie.
Mais l’essentiel n’est peut-être pas là. Dès l’annonce de l’hypothèse « référendum révocatoire », l’opposition radicale a exprimé une forte contrariété. A commencer par Guaidó, qui en appelle à la communauté internationale et à la reprise de négociations à Mexico pour pouvoir envisager une telle option. D’autres renâclent ouvertement : comment, sans sombrer dans le ridicule, lancer la procédure de révocation d’un président dont on prétend depuis deux ans qu’il n’est pas le chef de l’État ? S’embarquer dans cette opération c’est reconnaître la légitimité de Maduro ! D’autres enfin, tel Segundo Meléndez, dirigeant du Mouvement vers le socialisme – MAS qui n’a de socialiste qu’un adjectif hérité de son passé – exposent plus franchement les vraies raisons de ce front du refus : une défaite de Maduro à ce référendum impliquerait une nouvelle élection présidentielle et « faute de stratégie commune, d’objectif commun (…) il y aura le lendemain [du référendum] cinq ou six candidats de l’opposition, sans aucune possibilité d’accord. Nous garantirions, une fois de plus, le triomphe du chavisme [39] ! »
La droite modérée considérant pour sa part que la récupération économique est plus urgente qu’un référendum, le chavisme, dans les conditions actuelles, n’ayant pour sa part aucun intérêt à son organisation, nul ne pouvait parier que le processus irait très loin … De fait, les instigateurs s’étant retirés pour protester contre les conditions jugées inacceptables de la consultation, la population ne regardant cette « histoire » que de très loin, le 27 janvier, le CNE put annoncer que, n’ayant recueilli que 42 421 signatures la veille, soit 1,01 % du corps électoral, la demande de référendum révocatoire était nulle et non avenue. Pour la plus grande satisfaction du chavisme et des partis d’opposition, aux yeux désormais rivés sur la présidentielle de 2024.
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On note une certaine agitation chez les tenants de la « fin de cycle ». Les gauches demeurent fortement présentes à la tête des pays latino-américains. Certes, au terme de notre tour d’horizon et en vertu de situations fort contradictoires et pour le moins contrastées, il peut apparaître difficile de s’enthousiasmer. De déterminer si la bouteille est à moitié vide ou à moitié pleine. Rien n’est acquis nulle part, les difficultés ne manquent pas. Pour autant, les présidents et présidentes récemment élus, sans forcément présenter un programme de transformations révolutionnaires, mettent l’accent sur la justice sociale et veulent affermir la démocratie dans leurs pays. Rien de vraiment différent hier : quand les radicaux évoquaient le « socialisme du XXIème siècle » – Fidel et Raúl Castro (Cuba), Hugo Chávez, Rafael Correa (Equateur), Evo Morales (Bolivie) – d’autres menaient des politiques plus traditionnellement modérées – Nestor et Cristina Kirchner (Argentine), Manuel Zelaya, Fernando Lugo (Paraguay), Salvador Sanchez Céren (Salvador), Luiz Inacio Lula da Silva et davantage encore Dilma Rousseff (Brésil) – ou atypiques – Daniel Ortega –, d’autres enfin se tenaient très en retrait – Tabaré Vázquez et José « Pepe » Mujica (Uruguay), Michelle Bachelet (Chili).
Un « âge d’or » ? C’est oublier que cette génération des années 2000-2015 a dû elle aussi affronter de sérieux embarras. Les « dirty tricks » – sales coups ou opérations subversives – de la diplomatie des cow-boys : « golpes » réussis ou ratés contre Chávez, Zelaya, Morales, Lugo, Correa et Rousseff ; éternel embargo contre Cuba. Les conflits internes en Bolivie, en Équateur ou au Salvador, les tourments de la dette en Argentine, déjà. Y eut-il des erreurs ? « Les révolutions ne sont pas faites par des saints mais par des hommes, qui parfois ont raison et parfois ont tort», répondit en son temps Fidel Castro à cette question. Seule différence peut-être avec aujourd’hui, l’exceptionnel charisme de certains dirigeants – Castro et Chávez en tout premier lieu, mais aussi Kirchner, Lula, Morales, Correa… L’absence d’une « locomotive » de la force de Chávez. Pourtant, qu’on ne s’y trompe pas. Sans leur peuple, les dirigeants n’existent pas. Les raisons profondes de leur arrivée au pouvoir ne diffèrent guère de celles d’aujourd’hui. À la fin des années 1990, une vague continentale de colère populaire contre le néolibéralisme. Une vingtaine d’années plus tard, les mobilisations sociales qui, depuis 2019, ont débordé les partis conservateurs demeurés ou revenus au gouvernement.
Sale temps pour la fin de cycle, donc. Créé à l’initiative de l’administration Trump pour donner une couleur latina à l’intervention croissante et multiforme contre le Venezuela, le Groupe de Lima a explosé en vol. Apparu en 2019 après que les gouvernements de droite (Brésil, Colombie, Équateur, Pérou, Chili, Paraguay, Guyana) aient abandonné l’Union des nations sud-américaines (Unasur) pas assez unanimement conservatrice à leurs yeux, le Forum pour le progrès et le développement de l’Amérique du sud (Prosur) est aux abonnés absents. Destinée pour sa part à se démarquer du Marché commun du sud (Mercosur) et à faire souffler un vent de libéralisme sur la région, l’Alliance du Pacifique (Chili, Pérou, Colombie, Mexique) n’a pas encore réellement pris son envol, malgré un récent Sommet. En revanche, les pays dont les peuples ont refusé d’être domestiqués – Cuba, Venezuela, Nicaragua, Bolivie – sont toujours debout.
Le 13 décembre 2021, à La Havane, pour le célébrer le 17ème anniversaire de la création par Fidel Castro et Chávez de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (Alba), le président cubain Miguel Díaz-Canel accueillait ses « complices », les proscrits Nicolás Maduro et Daniel Ortega, mais aussi le revenant Luis Arce (dont le pays avait quitté l’organisation sous la présidence de la « Guaidó bolivienne », Janine Añez) et les fidèles Ralph Gonsalves (premier ministre de Saint-Vincent-et-les-Grenadines), Keith Mitchell (premier ministre de la Grenade) ainsi que les envoyés des gouvernements de Sainte-Lucie, de Saint-Kitts-et-Nevis et d’Antigua-et-Barbuda.
À une plus large échelle, l’organisation des États américains (OEA), sous la coupe de Washington, perd du terrain au profit de la CELAC (Communauté des États latino-américains et caraïbes). Fille des gouvernements progressistes de la vague précédente désireux de promouvoir le dialogue et l’intégration régionale, celle-ci n’incorpore ni les États-Unis ni le Canada. Le dernier sommet de l’organisation, mise en sommeil par le désintérêt des nations conservatrices et par les effets de la pandémie, remontait à 2017, en République dominicaine, à Punta Caña. L’arrivée à sa présidence pro tempore du mexicain Andrés Manuel López Obrador (AMLO) l’a sortie de sa léthargie. Et a remis quelques pendules à l’heure.
Le 18 septembre 2021, le VIème sommet de la CELAC a lieu au Palais national de Mexico. Premier geste particulièrement symbolique : la veille, en guise de prologue, AMLO avait invité le président de Cuba, Miguel Díaz-Canel, à assister aux commémorations de l’indépendance du Mexique. Second coup de tonnerre : l’arrivée surprise de Nicolás Maduro ! Depuis que le cow-boy de la Maison-Blanche a mis sa tête à prix 15 millions de dollars, sans que les élites ultra-civilisées de la « communauté internationale » ne s’en offusquent, le président vénézuélien doit se montrer très prudent dans ses déplacements et éviter tout pays dont le gouvernement ne serait pas en mesure d’assurer à 100 % sa sécurité [40]. En expédiant de fait un pied de nez aux États-Unis, AMLO sort spectaculairement Maduro de cet isolement. Inattendu, l’épisode donne lieu à quelques scènes savoureuses. Tandis que les participants déambulent en attendant le début des cérémonies, les présidents Guillermo Lasso (Équateur), Luis Lacalle Pou (Uruguay) et Mario Abdo Benítez (Paraguay) ne peuvent dissimuler leur mauvaise humeur en découvrant la présence du Vénézuélien. Maduro surprend leurs regards pleins d’animosité. Sans faire ni une ni deux, il propulse sa carcasse d’un mètre 90 vers eux, les encercle de ses bras, et leur jette dans une explosion d’incontrôlable gaieté : « Je sais que vous êtes furieux de me voir, mais je suis là, alors arrêtez de faire la tête, ça ne sert à rien [41] ! »
Autour de la table de dialogue, seuls manquent deux pays : le Brésil, qui s’est retiré de la CELAC au motif qu’« elle accorde une place prépondérante aux régimes non démocratiques », et la Colombie, qui au dernier moment boycotte l’événement pour protester contre la présence de Maduro. Alberto Fernández, lui, a dû annuler son voyage : suite à la défaite du Front de Tous aux élections primaires parlementaires du week-end précédent, des membres de son cabinet proches de la vice-présidente Cristina Kirchner ont démissionné, l’obligeant à remanier une grande partie de son équipe. Le sommet réunit donc dix-huit chefs d’État, un vice-président et plus d’une douzaine de ministres des Affaires étrangères. Fidèle à sa vocation, la CELAC respecte les différences et oppositions idéologiques ou politiques. Díaz-Canel, Luis Arce ou le nouveau président péruvien Pedro Castillo y discutent d’égal à égal avec les chefs d’État néolibéraux – et vice-versa.
Une tendance lourde marque les débats : la mise en cause de l’OEA et de l’interventionnisme des États-Unis. « Il est nécessaire, précise d’emblée AMLO, qu’aucun gouvernement ne s’arroge le pouvoir de subjuguer un autre pays pour quelque motif, cause ou prétexte que ce soit, ou par le biais de l’argent, de la propagande, de sanctions économiques et diplomatiques, ou de l’usage de la force. » Lorsque lui revient la parole, le bolivien Luis Arce enfonce le clou : « Au lieu d’agir selon les mandats de la charte démocratique, l’OEA agit contre les principes de la démocratie. Son ingérence croissante dans les affaires des États ne contribue pas à la résolution pacifique des différends, mais les génère plutôt. C’est un organe obsolète et inefficace qui ne répond pas aux besoins de nos États ni aux principes du multilatéralisme. » Pour mémoire : par la voix de son secrétaire général Luis Almagro, l’OEA a activement soutenu la thèse mensongère de la « fraude électorale » qui a mené au coup d’État de 2019 en Bolivie.
Au-delà des critiques de Lacalle Pou et de Mario Abdo Benítez pour la participation de Maduro, dont la seule présence constitue une défaite cuisante pour le Nord et ses alliés, les différences de vues n’empêcheront pas une résolution finale pragmatique : un accord en 44 points détaille entre autres une position commune à l’égard de la crise climatique, une ferme déclaration contre le blocus économique de Cuba et en faveur de la souveraineté argentine sur les îles Malouines, la mise en œuvre d’un plan de souveraineté sanitaire destiné à renforcer les capacités de production et de distribution de vaccins contre le Covid et de médicaments dans la région (ce dont l’OEA ne s’est jamais préoccupée).
La remarquable gestion du Mexique a ainsi revitalisé un contrepoids à Washington que beaucoup voyaient ou espéraient déjà démembré. Deux nouveaux gouvernements progressistes vont le rejoindre : ceux de Gabriel Boric et Xiomara Castro. Depuis le 7 janvier 2022 et un nouveau sommet tenu à Buenos Aires, le chef d’État argentin Alberto Fernández en assume pour une année la présidence pro tempore. On pourrait voir dans cette conjonction le renforcement d’une gauche « intégrationniste » de plus en plus unie. Peut-être. Peut-être pas. Car ii existe toujours « des sujets qui fâchent » en son sein…
Pour l’investiture du péruvien Pedro Castillo, le 28 juillet 2021, différentes personnalités du monde ibérique et latino-américain étaient présentes, de Sebastián Piñera, Guillermo Lasso et du colombien Iván Duque à Luis Arce et Alberto Fernández en passant par Jorge Arreaza, le ministre des Affaires étrangères du Venezuela. Lors du déjeuner offert aux délégations étrangères, Castillo présida, encadré à sa droite par le roi d’Espagne Felipe VI et à sa gauche par Evo Morales, reçu comme un chef d’État. Immédiatement après son élection, Castillo avait reçu un message téléphonique de félicitations du secrétaire d’État américain Antony Blinken au cours duquel, précisa le Département d’État dans un communiqué, celui-ci annonça le don de 2 millions de doses de vaccins anti-Covid, offrit l’ « appui continu » de Washington pour affronter la pandémie et exprima son espérance que le Pérou « continuera à jouer un rôle constructif pour aborder la détérioration de la situation à Cuba et au Nicaragua ». En matière de gros sabots, on a rarement fait plus évident.
Au Honduras, avant que n’éclate la crise de la présidence du Congrès, Juan Orlando Hernández s’est livré à une dernière bouffonnerie. En lançant les invitations aux cérémonies d’investiture de Xiomara Castro, le ministère des Affaires étrangères, encore sous le contrôle du gouvernement sortant, a fait parvenir la sienne au président du Venezuela… Juan Guaidó. C’était juste oublier que le coordonnateur de LIBRE, Manuel Zelaya, continue à soutenir fermement la Révolution cubaine, le Nicaragua et le Venezuela, et que « Xiomara, en tant que future cheffe de l’État, a le pouvoir d’inviter qui elle veut ». De sorte qu’une autre invitation a été formalisée par LIBRE à destination du président Maduro (ou de l’un de ses représentants) et que le membre de la commission de passation des pouvoirs présidentiels Tony García a émis un message on ne peut plus explicite : « Nous espérons que M. Guaidó, lorsqu’il aura pris conscience qu’il n’est pas le bienvenu au sein du nouveau gouvernement, refusera, en toute courtoisie, de venir au Honduras. »
Situation plus ambiguë en Argentine. Dans ses négociations sur la dette, le pays peut difficilement se mettre à dos Washington, le principal contributeur du FMI, où les États-Unis disposent d’un droit de veto. Si, sur ordre du président Fernández, Buenos Aires s’est officiellement retiré du Groupe de Lima fin mars 2021 en considérant que ses « actions visant à isoler le gouvernement vénézuélien et ses représentants n’ont abouti à rien », l’Argentine n’a toujours pas nommé de nouvel ambassadeur à Caracas (le dernier ayant été retiré sous la présidence de Macri). Le très droitier ministre des Affaires étrangères Felipe Solá ne ménage pas ses critiques au Nicaragua de Daniel Ortega. Il se trouve que les sandinistes ont pour coutume de parler haut quand on les attaque. Le ton monte, les deux pays rappellent leurs ambassadeurs respectifs. L’affaire se corse lorsque l’Argentine envisage d’assumer la présidence de la CELAC. L’élection doit se faire par consensus, à l’unanimité. Pour marquer sa mauvaise humeur, Managua refuse d’appuyer cette candidature, même lorsque, après le retrait de Saint-Vincent-et-les-Grenadines, un temps postulant, Buenos Aires reste seule en lice. Il faudra la médiation de Cuba et du Venezuela ainsi que l’entreprise de séduction du nouveau ministre des Affaires étrangères argentin, Santiago Cafiero, pour qu’enfin et in extremis le gouvernement d’Ortega revienne sur son opposition. Quand, le 7 janvier 2022, à Buenos Aires, le président Fernández inaugure sa fonction et son succès politique, il le fait « avec la conviction que nous faisons tous partie d’une Grande patrie, même si beaucoup font tout pour nous diviser et, par conséquent, pour nous soumettre avec facilité ». Tout est bien qui finit bien. Une nouvelle étape peut commencer entre l’Argentine et le Nicaragua. Ah, oui, mais, non…
Trois jours plus tard, le 10 janvier, au cœur de Managua, sur la Place de la Révolution, Daniel Ortega inaugure son nouveau mandat. Compte tenu des polémiques ayant accompagné son élection, peu de délégations ont confirmé leur participation. Parmi les représentants du Belize, du Honduras, de la Bolivie et du Mexique, on distingue les membres de l’ALBA Nicolás Maduro et Miguel Díaz-Canel ainsi que Mohsen Rezaï, vice-président pour les affaires économiques de la République islamique d’Iran. Réputé proche de Cristina Fernández de Kirchner, l’ambassadeur Daniel Capitanich représente l’Argentine.
Coup de tonnerre dans un ciel (presque) serein : hargneusement anti-péroniste et méchamment hostile aux gauches continentales, le site d’information argentin Infobae diffuse avec fanfares et trompettes la photo d’Ortega, de Maduro et de Díaz-Canel aux côtés du « terroriste iranien ». Le tout en présence de Capitanich, « qui ne dit rien », pas plus que le gouvernement argentin.
Précision : commandant en chef des Gardiens de la révolution de 1981 à 1997, Rezaï est accusé d’être l’auteur intellectuel de l’attentat à la voiture piégée perpétré le 18 juillet 1994 à Buenos Aires et visant un bâtiment de l’Alliance mutuelle israélite argentine (AMIA), avec un bilan de 84 morts et 230 blessés. Jamais revendiquée, jamais élucidée, la tragédie demeure une plaie ouverte dans ce pays où vit la deuxième communauté juive des Amériques (300 000 personnes) après celle des États-Unis. Elle a aussi permis, dans un climat délétère, de porter de multiples accusations de type « lawfare » contre Cristina Kirchner – qui n’était pas au pouvoir en ce temps-là, soyons sérieux [42] ! Infobae relance la polémique. Rezaï fait l’objet d’un mandat d’arrêt international et Interpol a placé une alerte rouge sur sa tête pour permettre son arrestation. L’opposition argentine s’engouffre, accuse le gouvernement de connivence avec le « terroriste iranien ».
Un instant pris de court, le ministère des Affaires étrangères argentin demande au gouvernement sandiniste d’arrêter Rezaï. Le 11 janvier, la police fédérale, par l’intermédiaire d’Interpol Argentine, contacte Interpol Nicaragua. Pays qu’on imagine mal détenant et livrant le représentant d’un pays invité et potentiel allié pour résister aux « sanctions » de l’Union européenne et des États-Unis. Les autorités nicaraguayennes ignorent les mises en demeure envoyées par Buenos Aires. L’Iranien quitte leur territoire pour rentrer dans son pays via le Venezuela.
Pressé par son opinion publique, Santiago Cafiero signe une note de protestation – puis de condamnation dans l’enceinte de l’OEA – contre le gouvernement d’Ortega, la visite de Rezaï constituant « une offense à la justice argentine et aux victimes » de l’attentat contre l’AMIA. Managua persiste et signe : « En tant que pays souverain, en tant que nation indépendante et en tant que peuple digne, le Nicaragua peut inviter qui il veut sur son territoire pour l’inauguration du président Daniel Ortega (...) Si cette personne arrive avec une attitude correcte, les portes lui seront toujours ouvertes. »
Inévitablement, les États-Unis s’en mêlent. Le sous-secrétaire d’État Brian Nichols se fend d’un Tweet manifestement destiné à critiquer Buenos Aires : «L’hémisphère ne peut pas regarder ailleurs pendant qu’Ortega-Murillo minent la démocratie et la sécurité régionale. » En visite à Washington la veille pour y aborder différents sujets, dont les difficiles négociations avec le FMI, Santiago Cafiero avait déjà reçu et compris le message. Il signe avec Antony Blinken un communiqué commun dénonçant explicitement Rezaï et implicitement le Nicaragua.
Toujours pris à la gorge, Buenos Aires tentera de ne pas s’aliéner l’administration américaine en sacrifiant également le Venezuela. Un véritable numéro d’équilibrisme. S’abstenant lors des votes qui s’acharnent sur la République bolivarienne dans le cadre de l’OEA, l’Argentine, le 26 janvier, à Genève, n’hésite pas à condamner Caracas lors de la réunion du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU consacrée au Venezuela.
Hier la lutte des classes, aujourd’hui le conflit des générations ! Le 8 novembre 2021, un texte signé par le Parti communiste chilien et quelques formations situées à gauche de l’arc politique [43] rejette la déclaration du ministère des affaires étrangères critiquant la réélection d’Ortega et estime que le Chili se joint au gouvernement des États-Unis dans une ingérence qui va « à l’encontre de la volonté du peuple nicaraguayen ». La déclaration suscite une avalanche de critiques. Alors candidat présidentiel d’Apruebo Dignidad, Boric invite le PCCh à se rétracter et affirme qu’aucun de ses gouvernements ne soutiendrait des dictatures, « peu importe qui cela dérange ». Boric reçoit un renfort immédiat. Militante des Jeunesses communistes ayant émergé lors des grandes manifestations étudiantes de 2011, devenue députée, Camila Vallejo soutient que le texte n’a pas été approuvé par la direction du parti, dont elle est membre, et ajoute : « Nous condamnons les violations des droits de l’homme au Nicaragua. » Dans le sillage de la mairesse de Santiago Irací Hassler, des députés Carmen Hertz et Amaro Labra, de l’ancienne ministre Claudia Pascual, tous communistes, l’ex-candidat du parti à la présidence, Daniel Jadue prend lui aussi ses distances avec la déclaration : « Je ne serai jamais d’accord avec les régimes qui persécutent et emprisonnent leurs opposants. Les problèmes de la démocratie sont résolus avec plus de démocratie, jamais avec moins. Il n’y a pas de double lecture ici. »
La gauche chilienne en général et le PCCh en particulier se déchirent. Le texte controversé a été élaboré et diffusé par deux des leaders historiques du parti, membres du Comité central et chargés des relations internationales, Juan Andrés Lagos et Claudio De Negri. Parmi bien d’autres, le constituant Hugo Gutiérrez les appuie.
L’ancienne génération a une relation particulière avec Managua. Elles remontent à 1979, quand des membres du Front patriotique Manuel Rodríguez (FPMR), groupe armé chilien qui s’entraînait pour lutter contre Pinochet, ont quitté Cuba pour le Nicaragua afin de combattre aux côtés des Sandinistes et renverser le dictateur Anastasio Somoza. Ces révolutionnaires ont joué un rôle clé sur le Front Sud Benjamín Zeledón, à la frontière avec le Costa Rica. Certains rejoindront ultérieurement l’appareil d’État et d’autres les Bataillons de lutte irrégulière pour affronter les contre-révolutionnaires – la « contra ». D’où leur fidélité à leurs anciens « compañeros ».
Rien de vraiment nouveau sous le soleil de Santiago. Toute communiste qu’elle soit, Camila Vallejo a déjà pris position en 2020 en condamnant « les violations des droits de l’homme par le régime Maduro » après le rapport très contestable de Michelle Bachelet, la haute-commissaire aux droits de l’Homme de l’ONU (HCDH) [44]. Après son élection, Boric se distinguera lors d’une interview donnée le 21 janvier 2022 à la BBC : « Le Venezuela est une expérience qui a plutôt échoué et la principale démonstration de son échec, ce sont les six millions de Vénézuéliens de la diaspora [45]. »
Boric, Vallejo ou les membres de la jeune garde qui les accompagnent sont des trentenaires, nés après 1986. Aucun d’entre eux n’a subi personnellement les coups de la dictature de Pinochet. Aucun n’a été confronté directement aux agissements de l’impérialisme. Ils ont certes dirigé des cortèges, hurlé des slogans, le nez recouverts de foulards contre les gaz lacrymo, mais une manifestation étudiante n’a rien à voir avec l’affrontement d’un régime totalitaire ou d’une déstabilisation. On ne leur souhaite pas de le découvrir. Mais, pour l’heure, la guerre psychologique et informationnelle battant son plein, leur discours ravit les analystes, commentateurs et autres intellectuels organiques qui voient en eux, et surtout en Boric, les tenants d’une « nouvelle gauche » en rupture avec le courant « autoritaire, dictatorial », de Cuba, du Nicaragua et du Venezuela.
Cette posture ne fait pas l’unanimité. S’y opposent des voix qui ont l’avantage d’opposer des arguments solides aux hypothèses chéries par les politiciens qu’effarouchent tout ce qui est trop « hors consensus» ou dérangeant. Dès août 2018, une chilienne dite «anonyme », Margarita Labarca, qui a connu la dictature de Pinochet, s’adresse à Boric, alors député : « Je pense que passer du Chili à d’autres pays lorsqu’on parle des droits de l’homme, c’est être hors sujet et tomber dans les pièges de la droite. Parce que nous ne sommes pas en mesure de juger ce qui se passe dans d’autres pays sans bien les connaître. (...) Il me semble que les jeunes de votre génération ne se soucient pas de savoir si les droits de l’homme sont violés ou non au Nicaragua. Ce qu’ils veulent, c’est paraître impartiaux devant la droite chilienne. (...) Je ne connais pas le Venezuela, je n’ai pas vécu au Venezuela. Mais en regardant les choses de l’extérieur, il me semble qu’il s’y passe la même chose que ce qui s’est passé au Chili pendant l’Unité populaire. (...) Y a-t-il des pénuries, notamment de médicaments ? Oui, comme ce fut le cas au Chili à l’époque de Salvador Allende. (...) Et je vais à Cuba. Parce que j’ai vécu six ans en exil à Cuba avec ma famille et je la connais bien. As-tu vécu à Cuba ? Je ne pense pas, je suppose que tu y a été en visite [46]... »
Petit fils de Salvador Allende, né en 1976 au Mexique où il a grandi avec sa famille en exil, étudiant en médecine à Cuba, praticien pendant neuf ans en République bolivarienne du Venezuela, Pablo Sepulveda Allende lui aussi interpelle son compatriote : « Monsieur le député, j’ose vous répondre parce que je vois le danger que des leaders importants comme vous, de jeunes leaders de la "nouvelle gauche" qui a émergé au sein du Frente Amplio, fassent des comparaisons simplistes, absurdes et mal informées sur des questions aussi délicates que les droits de l’homme. (…) Le fait d’écrire de telles inepties [sur le Nicaragua et le Venezuela] ne fait pas "devenir un supposé agent de la CIA", mais dénote une grande irresponsabilité et immaturité politique, qui peut vous transformer en un élément utile pour la droite, ou pire, finir par être cette "gauche" dont la droite a besoin ; une gauche terne, ambiguë, une gauche inoffensive, qui par opportunisme préfère apparaître "politiquement correcte", cette gauche "ni chicha ni limonada"[ni chair ni poisson, sans consistance], cette gauche qui ne veut être mal avec personne. »
Dernier en date, l’ex-président équatorien Rafael Correa a réagi sur Twitter au jugement porté par le nouveau chef d’État chilien sur l’ « échec » de la République bolivarienne : « Gabriel : as-tu oublié le blocus criminel du Venezuela ? On empêche le Venezuela de vendre son pétrole ! Combien de Chiliens feraient partie de la "diaspora" si on empêchait le Chili de vendre son cuivre ? C’est comme trouver un homme enchaîné, qui se noie, et dire qu’il ne sait pas nager. »
Ne tirons pas à boulets rouges, tout n’est pas perdu. Dans le même entretien à la BBC, Boric confie : « J’ai beaucoup d’espoir et j’espère travailler au coude à coude avec Luis Arce en Bolivie, avec Lula s’il gagne les élections au Brésil, avec l’expérience de Gustavo Petro s’il se consolide en Colombie. Je crois que l’on peut construire un axe extrêmement intéressant. » Le Chilien avoue même une proximité idéologique avec l’ex-vice-président bolivien Álvaro García Linera. Oui, après tout, pourquoi pas ? Quelques rencontres avec ce dernier et Arce, président d’une Bolivie membre de l’Alba en compagnie de Cuba, du Venezuela et du Nicaragua, quelques conversations avec Lula, vieux compagnon de route de Chávez et de Maduro, devraient contribuer non à une conversion, nul n’en demande autant, mais à une plus raisonnable évaluation de la situation. Ne serait-ce que pour fortifier l’Unasur et la CELAC plutôt que de poursuivre les politiques divisionnistes de Piñera, Duque, Lasso et Bolsonaro.
Brésil et Colombie feront-ils définitivement basculer l’équilibre des forces en 2022 ? Des élections présidentielles cruciales doivent y avoir lieu. Ce n’est pas faire insulte aux habitants du Costa Rica que de ne traiter qu’en quelques mots celle qui doit avoir lieu le 6 février dans leur pays. Vingt-sept candidats, la majorité du centre ou de droite, une classe politique de gauche déconnectée des classes populaires, un candidat vaguement social-démocrate, José María Figueres (déjà président entre 1994 et 1998 pour le Parti libération nationale) au coude à coude avec un ou deux conservateurs – José María Figueres (Parti unité sociale chrétienne ; PUSC), Fabricio Alvarado (Parti Nouvelle République ; PNR) : particulièrement incertain, le résultat ne devrait pas changer la face du continent. En revanche…
Le 10 décembre dernier, à Buenos Aires, sur une place de Mai qui honorait le Jour de la démocratie, la vice-présidente Cristina Kirchner a littéralement lancé la campagne de Lula et pronostiqué sa victoire, tandis que des militants « kirchneristes » déployaient des banderoles « Lula président ! ». Présent à la tribune en compagnie de « Pepe » Mujica, celui-ci n’a toujours pas confirmé officiellement sa candidature, même si, la Cour suprême lui ayant restitué ses droits politiques, elle paraît probable à beaucoup [47]. Tous les sondages le donnent vainqueur (mais pas forcément au premier tour) face à un Bolsonaro démonétisé.
Conscients de la déconfiture certaine de l’actuel chef de l’État en cas de confrontation directe avec celui qui a transformé le Brésil entre 2002 et 2010, chefs d’industrie et chefs de partis des classes dominantes cherchent désespérément une troisième voie en martelant le thème « Ni Lula ni Bolsonaro ». Sans trouver l’homme ou la femme providentiels pour l’instant. En matière de charisme, tant Lula que Bolsonaro dominent largement l’ex-juge Sergio Moro, Ciro Gomes (Parti démocratique travailliste ; PDT) ou Joao Doria (gouverneur de São Paulo), leurs potentiels rivaux les plus connus.
Là encore, donc, bataille se jouera en grande partie au centre. Que Lula va tenter de conquérir en passant alliance avec un rival historique, pour ne pas dire un ennemi du Parti des travailleurs (PT) : l’ancien gouverneur de São Paulo et leader du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB ; centre-droit) Geraldo Alckmin. Après que, le 15 décembre, ce dernier ait officiellement quitté le PSDB, Lula a confirmé sa prédisposition à présenter une candidature commune, Alckmin aspirant à la vice-présidence. «Peu importe que nous ayons été adversaires par le passé, que nous ayons échangé quelques coups de pied, que dans le feu de l’action nous nous soyons dit ce que nous n’aurions pas dû dire, a déclaré Lula. L’ampleur du défi auquel nous sommes confrontés fait de chacun de nous un allié de premier ordre. »
À gauche, ce choix provoque de l’urticaire. Même Dilma Rousseff exprime de fortes réserves. Et pour cause… Alckmin a soutenu le coup d’État parlementaire qui l’a renversée en 2016. D’autres figures du PT renâclent. Davantage en phase avec les classes populaires, des cadres importants du Parti socialisme et liberté (PSOL), dont le charismatique Guilherme Boulos (aspirant à la présidence en 2018) qui, pour vaincre l’extrême droite, s’est rapproché du PT, estiment que « cette alliance affaiblit la candidature de Lula ».
Une tension désormais classique entre les tenants de la pureté idéologique et les pragmatiques. Mais Lula n’a-t-il pas eu l’homme d’affaires évangélique José Alencar comme vice-président pendant ses deux mandats ? Avec succès. Et le PT a gouverné avec le soutien de petits partis sans idéologie affirmée (mais plutôt conservateurs !) – le Centrão. Cette fois avec une fin désastreuse : ce magma s’est finalement retourné contre « Dilma ». Comme ailleurs, ces acteurs tendent à l’édulcoration du discours et du projet. Ils peuvent aussi être, selon les cas, danger primordial ou suprêmes alliés. Mais comment arriver au pouvoir sans eux ? Une conjoncture politique ne peut pas être créée à volonté
PHOTO LEÓN DARÍO PELÁEZ |
Si le centre doit permettre l’élection de Lula au Brésil, il pourrait empêcher celle de Gustavo Petro en Colombie ! Dirigeant le plus populaire du Pacte historique, vaste alliance de gauche allant du Pôle démocratique alternatif (PDA) à l’Union patriotique (UP) et à Colombie humaine (CH) en passant par Comunes (l’ex-guérilla des FARC) et des organisations sociales, le sénateur et ex-maire de Bogotá mène de loin tous les sondages dans la course à la Casa de Nariño (premier tour le 29 mai, éventuel second le 19 juin). Il y a quatre ans, Petro avait perdu au second tour face à Yván Duque, mais, fait exceptionnel dans une Colombie où la gauche, même modérée, a historiquement été martyrisée et marginalisée, il avait obtenu plus de huit millions de voix (43 %). Il aurait pu gagner face à l’extrême droite « uribiste » du Centre démocratique (CD) représentée par Duque si le centriste Sergio Fajardo (Coalition Colombie), arrivé troisième au premier tour avec 23,7 % des voix, n’avait annoncé qu’au second tour, il voterait « blanc ». Un « non choix » favorisant incontestablement Duque, ne serait-ce qu’en encourageant la tendance déjà très forte à l’abstention [48].
Comme celui de Macri, Bolsonaro ou Piñera, le bilan de Duque est calamiteux. Aux turpitudes économiques et sociales des autres, il ajoute le torpillage des Accords de paix avec les FARC (2016) et un massacre quotidien de dirigeants sociaux (145 en 2021 auxquels s’ajoutent, en cinq ans, 293 ex-guérilleros ayant déposé les armes). Petro annonce un « gouvernement de transition » axé sur quatre projets : le passage d’une économie basée sur l’extraction du pétrole et du charbon à une économie durable ; d’un régime autoritaire à la démocratie ; de la violence à la paix ; de l’injustice à la justice. Face à Óscar Iván Zuluaga, ex-ministre d’Uribe qui n’a à offrir que mort et dénuement, il a toutes les chances de l’emporter au second tour. Même pronostic face à la coalition de droite néolibérale Equipe Colombie, également porteuse d’autoritarisme et de corruption. Mais…
Même s’il convient de les manier avec prudence, les enquêtes d’opinion placent le Centre Espérance en deuxième ou troisième position au premier tour. Comme dans les autres coalitions, une primaire doit départager ses principaux leaders Sergio Fajardo, Juan Manuel Galán et Alejandro Gaviria qu’a rejoint la «verte » Ingrid Betancourt, de retour en politique. La présence du candidat de ce courant au second tour – sans doute Fajardo ou Galán – est vraisemblablement la seule qui menace Petro. La haine que porte la droite à ce dernier l’amènerait sans hésitation aucune à préférer et soutenir ce centriste contre « la menace petriste », le « subversif », le « castrochaviste », l’ «ex-guérillero » (c’est un ancien du M-19), le «démagogue », le « populiste » et autres gracieusetés.
Reste que, si l’on se place dans une optique de gauche, le pire n’est jamais sûr. Petro va bénéficier de l’impact produit par la victoire de Boric, l’ « étoile montante », au Chili. Celle-ci a provoqué une onde de choc symboliquement vécue par beaucoup comme « un changement d’air » en Amérique latine. Que Petro et Lula l’emportent et, effectivement, sans parler de « nouvelle marée rose-rouge », le visage de la région aura repris des couleurs.
PHOTO AFP |
Tegucigalpa, 26 janvier, veille de la cérémonie d’investiture de Xiomara Castro. Dans un auditorium archicomble de l’Université nationale autonome du Honduras (UNAM) où se trouvent ses amis et ex-chefs d’État Dilma Rousseff et Fernando Lugo, Cristina Kirchner donne une conférence magistrale. « Etre ici aujourd’hui est un rappel que le peuple revient toujours », commence-telle en évoquant 2009, année où, présidente de l’Argentine, elle a tout fait, avec les Chávez, Lula et Correa, pour tenter d’arrêter le coup d’État contre Zelaya. Ce furent des moments très difficiles, mais ce furent des moments de remarquable solidarité latino-américaine. » Quelques réflexions sur le colonialisme direct des puissances européennes, la domination des États-Unis, le néolibéralisme, les ajustements structurels, les « coups d’État en douce », mais une constante, sous diverses formes, revient tout au long de l’exposé : « Le peuple revient toujours et ne le fait jamais de la même manière ni avec les mêmes dirigeants, mais avec le même objectif : l’autodétermination. »
ADRIANA SALVATIERRA ARRIAZA |
Moins connue que « Cristina », mais également femme de courage, Adriana Salvatierra, présidente du Sénat lors du coup d’État de novembre 2019 en Bolivie, a préféré démissionner que collaborer de quelque forme que ce soit avec les putschistes qui venaient de renverser Evo Morales. Récemment interrogée sur les leçons à tirer de l’ « étape précédente », elle a répondu : « Je pense que la grande leçon de la synchronisation progressive que nous avons connue au début du siècle en Amérique latine est que nous ne devons plus gouverner timidement. » Quant à la renaissance d’un « nouveau pôle progressiste »… « Je me méfie un peu de ce terme de “cycles”, comme si tout se résumait à un jeu permanent de va-et-vient, comme si l’action du peuple, c’est-à-dire la possibilité de la transformation historique par l’action politique du peuple, ne jouait pas un rôle fondamental. En raison de la façon dont la Bolivie a déjoué le destin qui lui était sous l’effet d’une forte conspiration internationale, je suis très confiante. L’histoire reste ouverte et reste écrite par le peuple [49]… »
Age d’or, fin de Cycle ? N’en parlons plus
Notes :
[1] Tout comme la FAES, la FIL fait partie d’Atlas Network, un réseau de lobbies ultra-capitalistes et anti-communistes. Cette nébuleuse mène en permanence de violentes campagnes contre les gauches latino-américaines.
[2] Elu en 2017 sous les couleurs d’Alianza País pour poursuivre l’œuvre réformatrice du président Rafael Correa, Lenín Moreno retourne sa veste dès son arrivée au pouvoir et mène une politique néolibérale tout en poursuivant ses anciens « amis ».
[3] Franck Gaudichaud, Thomas Posado (dir), Gouvernements progressistes en Amérique latine (1998-2018) : La fin d’un âge d’or, Presses universitaires de Rennes, 2021. Voir également : Franck Gaudichaud, Massimo Mondonesi, Jeffery R. Webber, Fin de partie ? Amérique latine : les expériences progressistes dans l’impasse (1998-2019), Syllepse, Paris, 2020.
[4] La dette publique s’élève à quelque 330 milliards de dollars (dont les 44 milliards du FMI), soit plus de 90 % du PIB. En 2016, à la fin du mandat de Cristina Kirchner, elle s’élevait à 20 % du PIB.
[5] https://www.imf.org/en/News/Articles/2021/12/22/pr21401-argentina
[6] Il s’agit d’une élection inédite car, jusque-là, les gouverneurs régionaux étaient nommés par le pouvoir exécutif.
[7] Révélation de fraudes et d’évasion fiscale à très large échelle par la fuite d’environ 11,9 millions de documents.
[8] Parisi est sous le coup d’un mandat d’arrêt pour non paiement d’une pension alimentaire.
[9] Apruebo Dognidad : Partido Comunista, Revolución Democrática, Convergencia Social, Comunes, Federación Regionalista Verde Social, Movimiento Unir, Fuerza Común, Acción Humanista et Izquierda Cristiana de Chile).
[10] La vice-présidence sera occupée par un médecin de centre-gauche qui ne milite dans aucun parti politique, Gaspar Domínguez.
[11] Démocratiquement élu (62,4 % des voix) en 1990 en battant… Mario Vargas Llosa (37,6 %), Alberto Fujimori a été l’auteur d’un « auto-coup d’État » en 1992, avant d’employer l’armée pour suspendre les libertés publiques et abolir la quasi-totalité des institutions.
[12] Pour une interprétation de cette défaite, voir : https://www.les2rives.info/changement_ou_la_continuite
[13] Groupes de paysans constitués dans les années 1970 afin de lutter contre le vol de bétail, puis, par la suite, pour faire face aux milices du Sentier lumineux.
[14] José Carlos Mariátegui (1894-1930) : considéré comme le fondateur du marxisme latino-américain, Mariátegui en a fait une interprétation originale en y incorporant la question indigène.
[15] Après l’arrestation en 1992, puis la condamnation à perpétuité d’Abimael Guzmán – le « camarade Gonzalo » –, charismatique chef de la guérilla, celle-ci a déposé les armes en 1993. Quelques factions irréductibles sont demeurées dans la clandestinité, en particulier dans les zones de l’ Alto Huallaga et du Valle de los Ríos Apurímac-Ene (VRAE) où elles se livrent davantage à la culture de la coca et au narcotrafic qu’à une quelconque activité politique.
[16] Ex-militaire réputé proche d’Hugo Chávez, élu en 2011 (contre Keiko Fujimori) sur un programme de gauche, Ollanta Humala, soumis au même type de pressions, a rapidement recentré son discours et mis de l’eau dans son vin.
[17] https://redhargentina.wordpress.com/2021/10/17/ricardo-jimenez-desde-peru-es-constante-el-retroceso-del-gobierno-ante-las-presiones-de-la-derecha/
[18] FSLN : 75 ; Parti libéral constitutionnaliste (PLC) : 10 ; Alliance libérale nicaraguayenne (ALN) : 2 ; Alliance pour la République (APRE) : 1 ; Parti libéral indépendant (PLI) : 2 ; Chemin chrétien nicaraguayen (CCN) : 1 ; Yapti Tasba Masraka Nanih Asla Takanka (Yatama) : 1.
[19] Lire « Nicaragua : une contre-enquête » : https://www.medelu.org/Nicaragua-une-contre-enquete
[20] https://www.developmentaid.org/#!/organizations/awards/view/184280/responsive-assistance-in-nicaragua-rain-program
[21] https://www.el19digital.com/articulos/ver/titulo:117944-las-ong-y-el-nuevo-plan-condor-para-america-latina
[22] Lire « Vol d’hypocrites au-dessus du Nicaragua » : https://www.medelu.org/Vol-d-hypocrites-au-dessus-du-Nicaragua
[23] https://www.rfi.fr/fr/europe/20200923-parlement-europ%C3%A9en-engage-contre-d%C3%A9sinformation-et-ing%C3%A9rences-%C3%A9trang%C3%A8res
[24] https://www.lesechos.fr/politique-societe/societe/sept-questions-sur-viginum-nouvelle-agence-contre-les-cyber-attaques-etrangeres-1355306
[25] https://twitter.com/DoraMTellez/status/1193523182432636928
[26] https://notaclave.com/personalidades-del-mundo-emiten-carta-de-respaldo-al-pueblo-cubano/
[27] Ex-agent de la CIA, lié au narcotrafic, le général Manuel Noriega a gouverné le Panamá de façon autoritaire de 1983 à 1989. Utile pendant la guerre froide, mais devenu encombrant, Noriega est lâché par Washington. Le 3 janvier 1990, au terme d’une invasion militaire – l’opération « Juste Cause » – à laquelle participent 28 000 soldats américains et qui fait 4 000 morts –, Noriega est capturé et extradé vers la Floride où il sera condamné à 40 ans de prison (ramenés à 30 ultérieurement).
[28] 100% Noticias, Managua, 26 juillet 2018.
[29] https://www.franceameriquelatine.org/quarante-et-unieme-anniversaire-revolution-sandiniste-naufrage-regime-orteguiste-monica-baltodano-kassandra-blog-mediapart/
[30] https://confidencial.com.ni/el-41-aniversario-de-la-revolucion-sandinista-y-el-hundimiento-del-regimen-orteguista/ et http://www.cadtm.org/Le-41e-anniversaire-de-la-revolution-sandiniste-et-l-effondrement-du-regime
[31] Sur le conflit salvadorien : https://www.medelu.org/Salvador-La-couleur-du-sang-jamais-ne-s-oubliera
[32] https://www.medelu.org/Honduras-un-observateur-electoral
[33] https://www.medelu.org/Au-Honduras-le-coup-d-État
[34] Cette insécurité atteignait 77,4 assassinats pour 100 000 habitants en 2013 et avait culminé à 93,2 en 2011.
[35] Les « remesas » (envois d’argent) de plus d’un million de nationaux installés légalement ou non aux États-Unis représentent plus de 5 milliards de dollars, soit 20 % du PIB du Honduras.
[36] https://notibomba.com/manuel-zelaya-responde-a-los-ataques-de-salvador-nasralla/
[37] https://www.resumenlatinoamericano.org/2021/12/03/honduras-gilberto-rios-del-partido-libre-con-el-gobierno-de-xiomara-esperamos-volver-a-todas-las-formas-de-integracion-latinoamericana-posibles/
[38] https://www.medelu.org/Paysages-venezueliens-avant-la-victoire-chaviste
[39] https://twitter.com/contrapuntovzla/status/1483683641133654018
[40] Sur cette aberration criminelle, lire : https://www.medelu.org/Maduro-mort-ou-vif
[41] La scène a été racontée par Maduro à l’intellectuel franco-espagnol Ignacio Ramonet
[42] https://www.medelu.org/L-antisemitisme-a-la-carte-du-Centre-Simon-Wiesenthal
[43] Partido Igualdad, Movimiento del Socialismo Allendista, Izquierda Libertaria, Ukamau Chile, Movimiento de Pobladores en Lucha MPL.
[44] https://www.medelu.org/Michelle-Bachelet-la-Chilienne-qui-a-oublie-d-ou-elle-vient
[45] https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-60083855
[46] https://elporteno.cl/margarita-labarca-responde-gabriel-boric-sobre-ddhh/#more-5216
[47] Luiz Inácio Lula da Silva avait été condamné à neuf ans et six mois de prison par le juge Sergio Moro au cours d’un procès entaché d’irrégularités.
[48] https://www.medelu.org/Qui-a-trahi-le-camp-de-la-paix-en
[49] https://venezuelainfos.wordpress.com/2022/01/03/adriana-salvatierra-la-grande-lecon-de-letape-precedente-en-amerique-latine-est-que-nous-ne-pouvons-plus-gouverner-timidement
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