Disparus de la dictature au Chili: quel bilan pour le plan de recherche du président Boric? / Cinquante-et-un ans après le coup d’État d’Augusto Pinochet qui a renversé le président socialiste Salvador Allende le 11 septembre 1973, l’État chilien cherche toujours 1 469 personnes qui ont disparu pendant la dictature. Il y a un an, le président Gabriel Boric annonçait un Plan national « Vérité et Justice », pour donner un coup d'accélérateur à ces recherches, avec l'aide de l'intelligence artificielle.
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santiago du Chili, 1975. Augusto Pinochet a pris le pouvoir depuis deux ans, la chasse aux opposants continue. Juan Luis Rivera est un syndicaliste et militant communiste, un parti interdit depuis 1973. Le 6 novembre de cette année, cet électricien syndicaliste sort de son travail, dans le centre-ville de Santiago, quand plusieurs personnes l’arrêtent et le font monter dans une voiture. Il avait 52 ans.
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Depuis ce jour, personne n’a plus jamais eu de ses nouvelles. Un demi-siècle après sa disparition, sa fille, Gaby Rivera, le cherche toujours. Elle est devenue la présidente de l’association des familles de personnes détenues disparues (AFDD). Son père est l’un des 1 469 disparus de la dictature recherchés par le Plan national lancé par Gabriel Boric le 30 août 2023. « C'est l'État qui a planifié et exécuté ces crimes et c'est lui qui doit prendre en charge la recherche de la vérité », avait alors lancé le président de gauche.
Au moins 3 200 personnes ont été assassinées ou ont disparu pendant la dictature de Pinochet (1973-1990). Depuis le retour de la démocratie en 1990, les corps de quelque 300 personnes disparues ont été identifiés. La plupart ont été exhumés des fosses communes. Et les autres ? Qui sont ces 1 469 disparus ? Très majoritairement des hommes, d’après une étude réalisée par le programme des droits humains du ministère chilien de la Justice en 2023. Une personne sur deux avait entre 21 et 30 ans au moment de sa disparition, et un sur deux était ouvrier.
Depuis le lancement du Plan national de recherche, 67 rencontres ont eu lieu dans tout le pays. Au total, 775 personnes y ont participé, avance le gouvernement chilien – familles des personnes disparues et associations de défense des droits humains. Le but du Plan est d’établir les circonstances de la disparition de ces victimes et de retracer la trajectoire des personnes entre leur arrestation et leur disparition ou leur mort.
Un défi de taille puisque pendant la dictature civico-militaire, les soldats ont lancé dans l’océan les corps de plusieurs personnes, lestés d’un poids pour qu’ils ne regagnent jamais le rivage. Une technique utilisée pour cacher leurs crimes. D’autres corps ont été exhumés par les forces armées, sur ordre d’Augusto Pinochet, pour les faire disparaître. C’est notamment ce qu’il s’est passé lors de l’opération « retrait de téléviseurs » (retiro de televisores) dans les années 1970 et 1980.
Entre 1973 et 1990, « l’appareil d’État s’est organisé pour que nous ne puissions jamais retrouver les personnes disparues », déplore Daniela Quintanilla, la secrétaire d’État aux droits humains du ministère chilien de la Justice, au micro de RFI. Quelque 50 personnes font partie du Plan national de recherche pour relever la titanesque tâche de chercher plus d'un millier de personnes. Une équipe « pluridisciplinaire », souligne Daniela Quintanilla, composée de documentalistes et d’experts en sociologie et archéologie.
Depuis le lancement du Plan, l’équipe s’est intéressée à 52 lieux qui pourraient s’avérer être des fosses communes clandestines. Parmi ces endroits, 31 font l’objet d’une enquête. Six devraient commencer à être examinés par la justice et la police scientifique cette année et six autres endroits devraient être étudiés pour la période 2025-2026.
Pour le moment, aucune des 1469 personnes disparues n’a été retrouvée depuis le lancement du Plan. Une situation loin d’être « anormale », relève Cath Collins. Cette fine connaisseuse du Chili post-dictature est professeure de justice transitionnelle à l’université Diego Portales à Santiago et à l’université Ulster à Belfast. « La première année d’un programme de cette envergure ne peut pas tout de suite donner lieu à des fouilles et des résultats. Il faut dans un premier temps collecter des informations et planifier les recherches », analyse-t-elle.
L’intelligence artificielle au service de la recherche des disparus de la dictature
La collecte d’informations est l’un des autres défis. Et c’est une première pour le pays : le gouvernement va s’appuyer sur l’intelligence artificielle pour croiser des données. Une aide qui peut s’avérer précieuse à l’heure de la reconstitution des jours qui séparent la détention de ces 1 469 personnes de leur disparition.
Depuis le retour de la démocratie, « pour la première fois, plusieurs administrations se sont réunies afin de définir les documents qui pourraient nous être utiles comme les ministères de l’Intérieur, de la Justice, des Affaires étrangères, de la Défense, mais aussi les Archives nationales », précise Daniela Quintanilla. « Nous avons ainsi identifié plus de 36 000 unités documentaires. » Soit des kilomètres de documents, dont 1% seulement est numérisé aujourd’hui.
Les dossiers des années 1970 et 1980 étaient tapés à la machine. Une fois numérisés, des parties entières de ces documents restent illisibles. Comment récupérer et recouper autant d’informations ? Face à ces milliers de pages, l’État a décidé de concevoir un logiciel qui croisera les données, grâce à l’entreprise chilienne Unholster, dans le but de retracer les évènements entre la détention des disparus et les derniers jours avant leur disparition. Dans un premier temps, cette plateforme sera accessible aux équipes du Plan national de recherche avant d’« être accessible au grand public d'ici à la fin de l’année 2024 », annonce Daniela Quintanilla.
Et le temps presse, car il devient de plus en plus difficile de recouper les témoignages, retrouver les corps et plus encore d’identifier l’ADN des ossements retrouvés, détériorés par l’humidité ou l’eau qui s’infiltre dans le sol.
Le 30 août 2024, lors de la journée internationale des victimes de disparition forcée, Gaby Rivera s’est montrée critique à l’égard de ce plan : « Il est urgent d’obtenir des résultats maintenant. […] Il y a eu beaucoup de réunions et d’instances de coordination, mais sans résultats jusqu'à présent. […] L’information se trouve au niveau des forces armées, nous devons exiger cette information pour rompre le pacte du silence qui empêche de progresser vers la vérité et la justice.
Trois cents condamnés qui gardent le silence
En fin d'année dernière, près de 300 militaires et civils, dont six femmes, étaient en détention au Chili pour avoir commis un crime contre l’humanité entre 1973 et 1990 - ce chiffre de la Gendarmerie chilienne a été obtenu par RFI après le dépôt de plusieurs recours, dont un auprès du conseil de la Transparence. Ces ex-agents de la dictature qui ont torturé, violé, assassiné, ne parlent pas.
« Ils savent où sont enterrées certaines personnes, ils savent dans quels endroits les enquêtes pourraient être menées », lance Nelson Caucoto. L’avocat défend depuis 1974 les victimes de violations des droits humains commises entre 1973 et 1990. Il a d’ailleurs porté plainte contre Augusto Pinochet pas moins de… 300 fois. Nelson Caucoto estime qu’il « faut aller vers ces prisonniers. Certains pourraient parler pour soulager leur conscience !, avance-t-il. Il est impératif pour le gouvernement actuel que le Plan national de recherche soit un succès. » La recherche des personnes disparues est une « dette éternelle » pour l’État chilien, estime l’avocat qui se montre « optimiste » face à ce Plan national de recherche. « Combien de pays dans le monde continuent d’enquêter sur des crimes commis il y a cinquante ans ? », lance-t-il.
L’initiative est également saluée par l’universitaire Cath Collins qui estime cependant que le Plan pourrait se montrer « davantage efficace ». Elle plaide pour « une meilleure collaboration » entre l’exécutif et le pouvoir législatif pour avancer efficacement dans cette recherche.
En tout cas, les stigmates de la dictature sont toujours présents au Chili. À chaque commémoration du coup d’État, les pancartes ¿Dónde están ? (Où sont-ils) fleurissent dans les cortèges. Plus étonnant : les jours de vote, les noms des personnes victimes de disparition forcée apparaissent sur les listes électorales avec cette mention « personne absente pour cause de disparition forcée ». Ces personnes ont disparu il y a cinquante ans, mais elles n’ont pas de certificat de décès.
Il y a ceux qu’on cherche et ceux que l’État ne cherche pas. Ceux pour qui aucune plainte n’a été déposée, leurs proches craignant trop d’entrer dans un commissariat après avoir été eux-mêmes torturés. Ceux dont le nom n’apparaît pas dans les listes de victimes des commissions de réconciliation établies dans les années 1990 et 2000, faute de preuves. Alors, leur portrait trône dans le salon depuis cinquante ans, comme celui de Patricio Araya. Il est le frère de Manuel Araya, l’ex-chauffeur du poète Pablo Neruda, grâce à qui une enquête sur la mort du poète est ouverte depuis le 31 mai 2011. Manuel Araya, décédé en juin 2023, n’a eu de cesse d’évoquer son frère, disparu le 22 mars 1976. « Je suis sûr que les autorités l’ont confondu avec moi quand ils l’ont arrêté », a-t-il affirmé à plusieurs reprises.
MANUEL ARAYA POSE À CÔTÉ DU PORTRAIT DE SON FRÈRE (PORTRAIT AU MILIEU EN HAUT), PATRICIO ARAYA, DISPARU EN 1976. SAN ANTONIO, CHILI, LE 2 FÉVRIER 2023. PHOTO LAURIE FACHAUX-CYGAN/RFI |
Aujourd’hui, 1 228 dossiers concernant des violations de droits humains commises sous Pinochet sont sur les bureaux des juges. C’est 500 de moins que l’an dernier. En Amérique latine, des Plans nationaux de recherche des personnes disparues ont aussi été créés ces quinze dernières années au Mexique, au Salvador et au Pérou.