STATUES DE PIERRE SUR UNE ZONE DÉVASTÉE PAR UN INCENDIE, DANS LE PARC NATIONAL DE RAPA NUI, SUR L’ÎLE DE PÂQUES, AU CHILI, LE 6 OCTOBRE 2022. RAPANUI MUNICIPALITY SHOWS MOAIS/ AFP |
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LE MONDEPLANÈTE / CLIMAT / Les statues géantes de l’île de Pâques menacées par le changement climatique : « Il faut se rendre à l’évidence, on ne pourra pas toutes les protéger » / Les moaïs, célèbres statues de tuf volcanique, sont rattrapés par la montée des eaux et souffrent des aléas climatiques accentués par le réchauffement. À l’image de l’île elle-même, exposée aux tempêtes, à la sécheresse et aux incendies. / « Voilà mes moaïs ! » À grands pas, Vaihere Tuki Haoa s’approche d’un monticule de pierres volcaniques face à l’océan. Dans le sud-est de l’île de Pâques, deux géants endormis reposent au sol : torses bombés, visages impassibles et regards tout droit tournés vers le ciel. « Ils ont été sculptés par mes ancêtres, issus du clan Ngaruti. Ce site, c’est la mémoire vivante de ma famille ! », raconte avec émotion cette guide locale âgée de 43 ans.
Par Bruno Meyerfeld (Rapa Nui, Chili envoyé spécial)
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PHOTO FEIFEI CUI-PAOLUZZO |
Mais les deux colosses de l’Ahu (plate-forme cérémonielle) One Makihi n’ont vraiment pas le même profil. Le premier a le teint blond et le nez pointu, sa figure, son front et ses orbites sont parfaitement dessinés. Quant au second… charbonneux, lépreux, décrépi, les traits de son visage sont à peine discernables. Il ressemble de plus en plus à une grosse pierre. « Mon moaï est laissé à l’abandon. Il disparaît peu à peu », s’attriste Vaihere Tuki Haoa.
LES MOAÏ SONT LES STATUES MONUMENTALES DE L’ÎLE DE PÂQUES, SITUÉE EN POLYNÉSIE ORIENTALE ET APPARTENANT AU CHILI. PHOTO AFP |
► À penser en dessin : FENÊTRE SUR COUR
Pour la guide, aucun doute : l’Ahu One Makihi est loin d’être un cas à part. Sur l’île de Pâques (Rapa Nui, en langue polynésienne), les moaïs se détériorent à vue d’œil, à tel point que certains prédisent la transformation des majestueuses statues de pierre en sable d’ici à quelques dizaines d’années seulement. Une catastrophe économique et culturelle pour ce petit territoire chilien, à peine grand comme l’île d’Oléron, peuplé par 7 700 personnes.
À 3 500 kilomètres des côtes d’Amérique du Sud, l’accès à l’un des havres les plus isolés de la planète se mérite. Rapa Nui, avec ses prairies dénudées parcourues de chevaux libres, son chapelet de volcans éteints, ses falaises éboulées et noires comme de l’encre, se dévoile après cinq heures de survol ininterrompu du Pacifique depuis Santiago. Le minuscule rocher du bout du monde, perdu dans le grand bleu, royaume de tant de fantasmes et de mystères, conserve toute sa force d’envoûtement.
Pierre friable et poreuse
Pedro Edmunds Paoa, maire de la commune de Rapa Nui, en est bien conscient. À 63 ans (dont la moitié à cette fonction), l’édile aime raconter au visiteur de passage la longue histoire de sa petite île, à commencer par l’arrivée du mythique premier roi Hotu Matu’a, débarqué avec sa cour en canoé à double coque, et malgré des courants contraires, depuis les lointaines Marquises, il y a de cela 1 200 ou 800 ans… Une histoire qui, assure-t-il, fascinait au plus haut point l’ancien président français Jacques Chirac, féru d’arts premiers. « Il rêvait de visiter Rapa Nui ! », se souvient M. Paoa.
Mais, à propos des moaïs, le maire s’assombrit : l’île compte autour de mille de ces statues de pierre, redressées, affalées au sol ou semi-enterrées, dont les plus grandes peuvent mesurer 21 mètres et peser 270 tonnes. Mais ces géants ont des pieds d’argile : « Ils ont presque tous été fabriqués à partir de tuf issu du volcan Rano Raraku [dans le sud-est de l’île] », rappelle M. Paoa. Une pierre tendre, facile à travailler, mais friable et poreuse à l’extrême. « Ils subissent de plein fouet les atteintes du vent, de l’eau salée, de la pluie et du soleil. Les moaïs sont constamment menacés et se dégradent d’année en année », s’alarme le maire.
Les colosses disparaîtront-ils avant d’avoir livré leurs secrets ? La fabrication des statues, revêtues d’un couvre-chef ocre (le pukao) et dotées d’yeux de corail blanc, ainsi que leur difficile transport, parfois sur vingt kilomètres, ont donné libre cours à toutes les interprétations, depuis l’intervention d’extraterrestres jusqu’à l’existence d’un écocide provoqué par les habitants de l’île de Pâques : une idée popularisée par le géographe Jared Diamond dans son livre Effondrement (Gallimard, 2006), battue en brèche par les recherches archéologiques et plus récemment par une étude génétique publiée dans la revue Nature, le 11 septembre.
Acheminés vers la côte en roulant sur des rondins de bois ou en « marchant » grâce à un ingénieux système de cordage, les moaïs auraient eu pour fonction de protéger spirituellement les villages et représenter physiquement les anciens, tout en abritant leurs dépouilles. Au fil des siècles, les géants furent d’abord victimes des hommes. Des peuples de Rapa Nui, premièrement, en proie à des guerres intestines et qui n’hésitaient pas à renverser à terre les statues du clan vaincu. De générations de colons, ensuite, depuis l’arrivée du premier explorateur hollandais Jakob Roggeveen, en 1722. Européens et Américains du Nord comme du Sud n’ont pas hésité à réduire la population de l’île en esclavage et à piller ses trésors.
« Rongés par les vagues »
« Mais, aujourd’hui, le principal péril, c’est le changement climatique », tranche Ariki Tepano, 30 ans, directeur de la communauté indigène Ma’u Henua, chargé d’administrer le parc national de Rapa Nui. Fort de treize sites archéologiques, celui-ci s’étend sur près de la moitié de l’île. « Presque tous les moaïs sont construits au bord de l’eau. Or, le niveau de la mer monte. Les monuments sont rongés par les vagues, s’effondrent et tombent dans la mer », constate-t-il.
Rapa Nui est aussi désormais en proie à des sécheresses d’une intensité et d’une durée sans précédent. Conséquence : en octobre 2022, un incendie de grande ampleur a dévasté une centaine d’hectares et endommagé les moaïs par dizaines, dont certains de manière « irrémédiable ». L’image des stoïques colosses au visage calciné, reposant dans un paysage de cendres, a ému la planète.
Attisé par la sécheresse, le feu a été « provoqué par de mauvaises pratiques d’élevage », déplore Ariki Tepano. « Nous sortions de la pandémie de Covid-19 [durant laquelle l’île fut coupée du monde, de mars 2020 à août 2022] et les institutions n’étaient pas prêtes à faire face à un tel événement. Mais, aujourd’hui, nous travaillons dur pour prévenir les incendies. Nous sommes capables d’allumer des contre-feux partout autour du volcan », assure le directeur du Ma’u Henua.
Pour ne rien arranger, les moaïs subissent également des tempêtes tropicales, brèves mais de plus en plus violentes : une autre conséquence du réchauffement climatique. Au mois de juin, un inhabituel cyclone a traversé l’île, prenant les habitants de court. « Le tuf volcanique est comme une éponge : il absorbe très rapidement l’humidité de la pluie. Celle-ci s’infiltre et dégrade fortement la statue », poursuit Ariki Tepano.
Programme de restauration
En urgence, le Ma’u Henua a lancé un programme de restauration des statues. Des moaïs particulièrement abîmés du Rano Raraku vont recevoir, cette année, un traitement biochimique « consolidant et imperméabilisant » (dont l’association se refuse à dévoiler la marque pour « ne pas faire de publicité gratuite »). Le tout doit permettre aux géants de résister aux avaries du temps et du climat.
Mais l’opération reste une goutte d’eau dans le Pacifique : seuls cinq moaïs particulièrement abîmés recevront le traitement biochimique, pour un coût total prohibitif : 100 millions de pesos chiliens (environ 100 000 euros), financés conjointement par l’État chilien et l’association Ma’u Henua. Et le traitement devra être appliqué de nouveau dans quelques années. « Pour cette première intervention, il a fallu acheter beaucoup d’équipements, comme des bâches, des échafaudages… A l’avenir, l’opération reviendra moins cher », assure-t-on du côté de l’association.
L’argent manque cruellement sur cette terre si reculée. Le tourisme n’a pas retrouvé son niveau d’avant-pandémie. A peine 100 000 visiteurs devraient se rendre sur Rapa Nui cette année, contre 160 000 avant le Covid-19. De quoi grever les finances de Ma’u Henua, qui tire ses revenus de la billetterie du parc et a besoin d’un budget de fonctionnement de 3 millions d’euros pour veiller sur ces sites fragiles et uniques, classés au Patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1995.
« L’État chilien se désintéresse de notre situation ! Les élites du continent sont lointaines et peu cultivées. Elles ne comprennent pas l’importance des moaïs. Et ce, peu importe la couleur du gouvernement », dénonce, de son côté, Pedro Edmunds Paoa, qui critique le manque d’investissement de Santiago. Longtemps méprisés par l’État chilien, les autochtones de Rapa Nui n’ont acquis le droit de vote et des papiers d’identité qu’en 1966.
Aujourd’hui, le maire en veut particulièrement au jeune président de gauche, Gabriel Boric, arrivé au pouvoir en 2021, et qui avait obtenu 70 % des voix au second tour sur l’île : « Il a soulevé beaucoup d’espoir… mais, finalement, il n’a rien fait pour nous. Il n’est d’ailleurs jamais venu en visite à Rapa Nui », peste M. Paoa. Afin de donner le change, le chef d’Etat chilien a néanmoins restitué à l’île, en 2022, le célèbre moaï Tau, l’un des très rares taillés dans du basalte, exposé depuis un siècle et demi au Musée national d’histoire naturelle de Santiago.
Patrimoine menacé dans son ensemble
Les géants de pierre sont loin d’être les seuls monuments en péril sur l’île : la petite Rapa Nui abrite plus de 400 sites archéologiques : pétroglyphes, carrières, grottes de pêcheurs, sépultures, villages cérémoniels, vestiges du culte rendu à la divinité homme-oiseau Make-make, postérieurs aux moaïs… « Sauver les seules statues ne sert à rien si on ne préserve pas tout le reste. Sans leur contexte socioculturel, elles perdent tout leur sens et leur symbolique », insiste Rafael Rapu, archéologue à l’association Ma’u Henua.
C’est l’ensemble de ce patrimoine qui est menacé par le climat, mais aussi les sols de cette île dénudée, où les arbres ne recouvrent que 5 % du territoire. « L’érosion est très grave et touche l’ensemble de Rapa Nui, créant des failles jusqu’à deux mètres de profondeur ! », alerte Ninoska Huki, cheffe provinciale de la Corporation nationale forestière (Conaf), organisme gouvernemental chargé de la protection des milieux naturels, et qui reçoit depuis ses bureaux en bois à la forme elliptique, inspirée des traditionnels jardins de pierre volcanique manavai.
Les glissements et affaissements du terrain entraînent l’écroulement des sols sur lesquels reposent les monuments, menacés d’être recouverts par les roches ou de tomber dans la mer. Plusieurs sites de l’île de Pâques sont désormais fermés aux visiteurs, comme celui de Mata Ngarahu. Là, face à l’océan, sur les flancs du grand volcan Rano Kau, sont conservés plus de 1 700 pétroglyphes, sur des roches fortement érodées qui risquent en permanence de sombrer dans l’océan…
Face au danger, la Conaf a lancé un vaste programme de reforestation, prévoyant de planter 240 000 arbres : pour l’essentiel des aitos, sélectionnés avec précaution en Polynésie française grâce à l’Office national des forêts (ONF). Un arbre absent de l’île de Pâques, mais surnommé à raison le « bois-de-fer ». « L’idée est de planter d’abord des arbres très résistants, capables de s’adapter à un environnement salin et volcanique comme celui de Rapa Nui, et efficaces pour ralentir l’érosion et récupérer les sols », détaille Ninoska Huki.
Péril existentiel et rituel
L’ambitieux programme risque cependant de mettre des années, voire des décennies, à produire ses effets. D’ici là, impossible de reproduire avec les moaïs de Rapa Nui l’exemple d’Abou Simbel en Egypte, dont les sanctuaires ont été déplacés pierre par pierre dans les années 1960 pour échapper à la submersion après la construction du barrage d’Assouan sur le Nil. « Il faut se rendre à l’évidence : ces statues, fragiles par essence, ne sont pas exposées dans une salle de musée avec un environnement et une température contrôlés, mais en plein air, sur une île isolée au milieu du Pacifique, frappée par le changement climatique. Même avec un grand programme de conservation, on ne pourra pas toutes les protéger », insiste l’archéologue Rafael Rapu.
L’enjeu dépasse de toute façon de très loin le tourisme, l’économie et le sort des sites archéologiques « Il s’agit ni plus ni moins que de la possibilité de vivre sur cette île. Avec la sécheresse et l’érosion, les nappes phréatiques s’assèchent ou se salinisent et Rapa Nui pourrait très bientôt manquer d’eau douce », frissonne Ninoska Huki.
Mais ce péril existentiel est aussi spirituel pour une population qui, après plusieurs siècles de colonisation, d’asservissement et d’assimilation forcée, proclame désormais fièrement son attachement à son passé et à ses racines. Un lien personnifié par les moaïs, tels ceux de l’Ahu One Makihi, si chers à Vaihere Tuki Haoa. « Les voir disparaître, c’est comme perdre un membre de la famille », conclut tristement la guide.
Bruno Meyerfeld (Rapa Nui, Chili envoyé spécial)
LE MOAI HOA HAKANANAI´A EXPOSÉ AU BRITISH MUSEUM DE LONDRES, LE 20 NOVEMBRE 2018 PHOTO AFPARCHIVES |
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