samedi, octobre 08, 2022

AU CHILI, LA FOLLE CROISSANCE DE L’INDUSTRIE DU SAUMON, VISÉE POUR SES CONSÉQUENCES SUR L’ENVIRONNEMENT

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PHOTO CRISTOBAL OLIVARES POUR « LE MONDE »

REPORTAGE Le Chili est le deuxième producteur mondial de saumon, après la Norvège. Ses exportations ont bondi ces dix dernières années.

Sur l’océan gris, lisse comme un drap, quatorze enclos verts : des cages submergées où les saumons sont engraissés. De nouveau, après un bras de mer, sur une eau rendue bleue, cette fois, par un ciel patagonique aux revirements capricieux : dix, puis douze enclos, plus au large. Le long de la même côte, toujours, une usine de fabrication d’aliments pour poissons d’où émane une odeur âcre. Dans la région de Los Lagos (Les Lacs, 1 000 kilomètres au sud de Santiago), l’industrie du saumon d’élevage est omniprésente : la porte d’entrée de la Patagonie chilienne constitue son cœur historique et, en quête d’eaux pour asseoir sa croissance, elle a continué de s’étaler jusqu’à l’extrême sud, dans la région de Magallanes.

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Colossal, le secteur représente près de la moitié des exportations alimentaires du pays, selon un rapport du Consejo del salmon (Conseil du saumon, l’une des organisations patronales du saumon). Il s’agit même du deuxième produit d’exportation, après le cuivre, la locomotive d’une économie chilienne aujourd’hui en perte de vitesse (la croissance est attendue à 1,8 % cette année puis 0 % en 2023, sur fond d’inflation). Le marché est florissant : les ventes à l’étranger de saumons et de truites ont bondi de 33 % entre 2012 et 2021, représentant près de 650 000 tonnes et plus de 5 milliards de dollars en 2021, selon Salmon Chile (Saumon Chili, l’autre organisation patronale du secteur, rassemblant 60 % de la production).

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Une usine de saumon Aquachile, près du village de Pargua, le 8 septembre 2022. CRISTOBAL OLIVARES POUR « LE MONDE »

Avec un million de tonnes « récoltées » en 2021, selon le terme consacré en aquaculture, le Chili s’impose comme le deuxième producteur mondial, derrière la Norvège. Son principal destinataire : de loin les États-Unis, avant le Japon et le Brésil.

Fjords, chenaux maritimes, estuaires préservant les enclos d’élevage de vagues dévastatrices. Mais aussi une mer pure et froide, avec un apport d’eau douce : le sud chilien offre tous les ingrédients pour le développement du saumon qui, bien qu’il soit facilement associé au pays, est une espèce exotique. «C’est le Japon qui a cherché à lancer cette activité au Chili, à la fin des années 1970, pour répondre à la demande de sa population. C’était à l’origine un secteur de petites et moyennes entreprises, artisanal, familial, bien loin des oligopoles aux capitaux en grande partie étrangers, notamment norvégiens et japonais, que l’on connaît aujourd’hui », retrace Jorge Katz, économiste à l’université du Chili. L’idée germe alors de lâcher l’espèce pour la laisser se développer à l’état libre. La greffe ne prend pas et le modèle de l’élevage s’installe avec force dans les années 1980 et 1990, une époque dénuée de considérations environnementales.

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Selon un rapport de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) publié en juin, l’aquaculture représente un « aspect vital de [l’]action [de la FAO] visant à éliminer la faim et la malnutrition dans le monde ». Pour autant, ce développement s’effectue au prix de conséquences désastreuses, dénoncent les organisations environnementales. « Les entreprises élèvent des saumons dans nos eaux, les polluent puis les vendent à l’étranger. Et ici, que nous reste-t-il ? », interpelle l’ONG Greenpeace, dans un document vidéo publié le 28 septembre et filmé dans l’extrême sud du pays.

Ecosystèmes fragiles

« Tout au long de la chaîne, de l’élevage en piscine d’eau douce jusqu’à la transformation du produit, il y a des conséquences sur l’environnement », dénonce Estefania Gonzalez, coordinatrice des campagnes au sein de l’ONG. Les enclos en mer, dans des écosystèmes très fragiles, concentrent l’inquiétude des associations. Les aliments non consommés par les saumons, leurs excréments ainsi que les poissons morts en putréfaction tombent au fond de la mer et absorbent l’oxygène, « or, sans oxygène il n’y a pas de vie », note Mme Gonzalez qui relève aussi des accidents de baleines se prenant dans les filets des enclos d’élevage.

Les fonds marins « sont saturés de nutriments [générés par les déchets des élevages], ce qui favorise la prolifération d’algues nuisibles, nocives aux saumons et à d’autres espèces », évalue Flavia Liberona, biologiste de formation et directrice de la fondation Terram, pour la défense de l’environnement.

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Du polystyrène échappé des bouées utilisées dans l’élevage des saumons, à Puerto Montt, en septembre 2022. 

« L’excès d’antibiotiques [utilisés pour lutter contre une bactérie] aussi est un problème car cela génère une résistance au sein d’autres espèces », poursuit-elle. Selon l’organisation environnementale Oceana, en 2021, le Chili a eu recours à 470 grammes d’antibiotiques pour chaque tonne produite, « un chiffre supérieur de 33 % à ce qui avait été enregistré l’année précédente ». Les associations dénoncent également l’usage de pesticides – qui peuvent éventuellement altérer l’écosystème – et les fuites de saumons, une potentielle concurrence pour d’autres espèces. « La norme environnementale est permissive au Chili et l’État ne veille pas à son application », accuse Mme Gonzalez.

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Du saumon vendu sur un marché local, à Puerto Montt, le 8 septembre 2022. 

Marées rouges

L’histoire du secteur a ainsi été marquée par différentes crises, jetant une lumière crue sur les conséquences de l’élevage ou détériorant son image. A partir de 2007, le virus ISA, une maladie infectieuse, dont la propagation a été favorisée par la densité des saumons dans les enclos selon les associations environnementales, provoque une hécatombe, générant une perte de 5 milliards de dollars (5,09 milliards d’euros) pour l’industrie. En 2016, 4 700 tonnes de saumons morts sont déversées au large de Los Lagos. Une marée rouge, toxique, envahit la côte et embrase la région socialement, alors que de nombreux pêcheurs se retrouvent sans travail. Il n’existe pas de consensus scientifique sur le lien de cause à effet entre les saumons morts et la marée, mais le secteur est visé.

En 2021, une nouvelle marée rouge sévit dans la région de Los Lagos. Quelle est l’envergure des conséquences environnementales, au-delà des observations locales ? « Il y a un vrai angle mort », déplore Beatriz Bustos, géographe à l’université du Chili. Outre la difficulté pour les scientifiques d’étudier de zones occupées par des entreprises privées, « l’État avance à l’aveugle et ne constitue pas l’information scientifique suffisante qui lui permettrait de prendre des décisions », poursuit l’universitaire.

Mais les griefs envers l’industrie ne sont pas qu’environnementaux. Les conditions de travail, notamment des sous-traitants qui réalisent des tâches manuelles sur les enclos submergés sont montrées du doigt. Entre 2004 et 2017, 32 plongeurs travaillant pour l’industrie sont morts, selon un long rapport de l’Institut national des droits humains de 2021. Des tensions territoriales apparaissent : d’après ce même rapport, plus d’un tiers des conflits socio-environnementaux avec les entreprises ont lieu en territoires indigènes.

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Otilia Guerrero et Juan Pablo Ralil. En arrière-plan, l’usine de saumon située à côté de leur domicile, près de Pargua, le 8 septembre 2022.  

Dans la région des Lacs, près du village de Pargua, au détour de vallons où paissent les moutons entre des maisons en bois sur pilotis, se trouvent Otilia Guerrero, 47 ans, et son époux, Pablo Ralil, 48 ans. Ils ont le regard éteint. Pendant leur enfance et leur adolescence, avec leurs parents, ils ont pêché les mollusques, en plongeant les mains dans les eaux glacées. « Mais on en trouve toujours un peu moins », souffle Pablo Ralil, qui ne fait plus négoce de sa pêche, désormais réservée à la consommation familiale. Ce Mapuche – la population indigène la plus nombreuse du Chili – accuse les entreprises d’élevage de saumon. « Avant leur arrivée, on vivait tranquillement. Nous avons une façon de vivre ancestrale qui est détruite. Nous sommes condamnés à disparaître », lâche ce père de deux enfants.

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L’usine de traitement du saumon de la baie de Colaco, à Puerto Montt, le 8 septembre 2022.  

« L’exploitation de l’environnement, sans stratégie sur le long terme »

« La mer nous appartient à nous tous », médite Mariela Lemus, 52 ans, présidente d’une communauté mapuche à 3 kilomètres de là, face à l’océan scintillant. Elle s’oppose à l’installation d’une entreprise sur la plage, en contrebas de son hameau. Pourtant, la vie des habitants est irriguée par le secteur qui veille depuis quelques années aux bonnes relations de voisinage. Les entreprises « ont offert un réservoir d’eau à la communauté. Elles essaient de résoudre la connexion Internet de l’école, organisent des cours de cuisine. C’est une façon de nous mettre dans leur poche », estime la quinquagénaire. Cette femme au foyer admet, cependant : depuis près de vingt-cinq ans, son époux travaille sur une embarcation de récolte de saumons, l’un des 71 000 emplois directs et indirects de l’industrie, dans des conditions salariales jugées satisfaisantes. « Il faut bien vivre de quelque chose, il n’y a que ça dans la région ! »

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« L’industrie a encore du chemin à faire sur le plan des relations avec les communautés et les petits pêcheurs. Mais concernant l’aspect environnemental, depuis 2007, les choses se sont améliorées, la densité des poissons dans les enclos a baissé », évalue l’économiste Jorge Katz. Depuis l’un de ses bureaux, à Puerto Varas, ville touristique près de la capitale de la région des Lacs, Puerto Montt, Salmon Chile le soutient : après 2016 et la marée rouge, une nouvelle voie aurait été prise. L’organisation patronale reconnaît d’emblée ce qu’elle appelle des « brèches » à résoudre, parmi lesquelles l’impact sur la biodiversité ou l’usage d’antibiotiques. « Il faut que nous apportions des solutions, on y travaille », avance Esteban Ramirez, gérant d’Intesal, l’institut technologique de Salmon Chile qui cite les initiatives prises en matière de prévention de prolifération d’algues nuisibles par exemple.

« Il n’existe pas de salmoniculture durable possible, il s’agit de toutes les façons d’une espèce introduite qui affecte l’écosystème », martèle Flavia Liberona de Terram. L’organisation réclame notamment le départ de l’industrie des zones dites protégées, en raison de leur environnement à préserver. Une idée publiquement soutenue au mois de mai par le jeune président de gauche, Gabriel Boric, arrivé au pouvoir deux mois plus tôt avec un fort discours écologique. Député, déjà, en 2016, il s’opposait à l’avancée de l’industrie dans sa région de Magallanes. « Mais le gouvernement a été mou jusqu’à présent », déplore Mme Liberona. Une inaction expliquée en partie par le rejet du projet de Constitution, lors du référendum le 4 septembre, alors que le texte proposait une nomenclature très exigeante en matière environnementale. « Les changements de fond sont impossibles sans une nouvelle Constitution », estime Beatriz Bustos pour qui l’industrie du saumon demeure un résumé du modèle de production chilien : « Elle continue de refléter la contradiction d’une économie fondée sur l’exploitation de l’environnement, sans stratégie sur le long terme. »

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Flora Genoux

Cabulco, Pargua, Puerto Varas (Chili), envoyée spéciale