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CHARLES MELMAN |
Figure importante du milieu analytique français, élève de Lacan, le psychanalyste Charles Melman (1931-2022) est décédé le mois dernier. Le psychanalyste Stéphane Thibierge l’a bien connu. Dans un texte d’hommage, il revient sur la grande mutation culturelle qu’il avait diagnostiquée, qui nous a fait passer d’une économie du désir à une économie de la jouissance.
« L'HOMME SANS GRAVITÉ » |
Le 20 octobre dernier disparaissait Charles Melman, psychanalyste et psychiatre, et l’un des élèves de Jacques Lacan les plus talentueux sans doute à transmettre le vif de la psychanalyse, au-delà des spécialistes. À côté de l’attention généreuse qu’il portait à qui venait le trouver comme analyste, il avait un souci constant de la société et de la cité. À la suite de Freud et de Lacan, il savait que les difficultés et les symptômes individuels recoupent toujours en quelque façon nos difficultés ou nos impasses collectives. Il le montrait avec intelligence et finesse dans sa pratique, et dans un séminaire tenu depuis plus de 40 ans, dont une part a été publiée aux éditions Érès.
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C’est surtout avec L’Homme sans gravité. Jouir à tout prix, publié en 2002, que Charles Melman s’est fait connaître d’une plus large audience. Dans ce livre d’entretiens avec son confrère Jean-Pierre Lebrun, il donnait du sujet moderne et de l’époque une analyse qui n’a pas vieilli vingt ans plus tard. S’appuyant sur une lecture précise de Freud et de Lacan, dont il connaissait très bien et revisitait constamment l’enseignement, il montrait dans un style simple et clair comment se présente le rapport au monde et au réel de l’homme – et de la femme – d’aujourd’hui.
Il relevait de quelle façon nous étions passés d’une économie du désir, organisée par le rapport singulier de chacun à une loi et à un interdit qui animent ses propres questions et ses actes possibles, à une économie de la jouissance, visant à réaliser un rapport sans entraves à la satisfaction, désormais conçue comme question surtout technique d’ajustement efficace à l’objet.
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« À LACAN SES LACUNES » |
Cet avènement d’une primauté de la jouissance sur le désir, où il relevait une véritable mutation culturelle, Melman l’appelle la « nouvelle économie psychique ». Elle entraîne un changement de nos repères habituels, nous obligeant à envisager de façon nouvelle notre rapport au réel et ses aléas, si nous ne voulons pas nous retrouver désorientés et démunis devant ce qui se passe ainsi sous nos yeux. Beaucoup de nos références traditionnelles concernant la filiation, le rapport à l’autre, à la loi, au désir, au sexe, et somme toute aux enjeux de la vie et de la mort, sont ici remises en question, et appellent une réflexion renouvelée tant en elle-même que dans la pratique. Cela vaut particulièrement pour ces tâches que Freud relevait comme « impossibles », c’est-à-dire soutenues par rien d’autre qu’un pari sur le langage et son efficacité symbolique : la psychanalyse bien sûr et le soin psychique, mais aussi la politique, et l’éducation. Il n’est pas surprenant que les effets de désorientation de la mutation en cours s’observent spécialement dans ces trois champs de la pratique.
Mais au-delà, c’est bien le rapport au réel de chacun qui se trouve remis en question, comme en témoignent les expressions contemporaines de la plainte, de la demande ou de l’angoisse, qu’elles soient individuelles ou collectives.
Les psychanalystes rencontrent au quotidien ces nouveaux sujets dans leur pratique. Alors que le sujet freudien se présentait tout encombré de son surmoi et de son refoulement, de sa névrose en un mot, dont il demandait de pouvoir démêler les fils pour se mettre un peu au clair avec son désir, ce sujet contemporain vient à nous autrement. Il est en un sens plus libre : moins embarrassé par ce désir dont le sépareraient la loi ou l’interdit. Ce qui le fait venir chez l’analyste, c’est plutôt son rapport à l’objet de jouissance, dont il n’est plus séparé : objet à consommer, à jouir, par lequel il est constamment sollicité.
« LA NOUVELLE ÉCONOMIE PSYCHIQUE » |
Et pourquoi pas, dira-t-on ? Le souhait d’une vie polyamoureuse, l’ivresse d’un corps libéré des contraintes de la loi familiale ou sociale, l’affranchissement d’une sexuation reçue comme arbitraire, cela peut s’entendre. Pourtant ceux et celles qui viennent nous trouver – et ils sont nombreux – montrent que ce nouveau rapport à l’objet peut se révéler plus contraignant que ne l’étaient, jusqu’à présent, les questions posées à chacun par son rapport à la loi, à l’interdit, et donc au désir.
Ainsi ce jeune homme reçu récemment, affichant une orientation sexuelle ouverte et sans exclusivité, qui vient consulter en raison d’une angoisse qui ne le lâche pas et rend ses nuits difficiles. Il viendra me voir pendant quelques mois avant d’interrompre les rendez-vous, lorsque l’angoisse sera un peu calmée. La liberté sexuelle et de genre où il cherchait sa place, au demeurant peu assurée dans ses tentatives de réalisation, était une façon de répondre comme il le pouvait à la recherche d’une reconnaissance qu’il ne trouvait pas sur la scène familiale. Ses parents le dispensaient, père et mère confondus, de toute référence à un idéal, et lui témoignaient une sollicitude constante, sans conditions. C’était le laisser seul dans une relation à l’objet sans tiers, directe : d’où l’angoisse, et aussi la culpabilité d’une dette qu’il ne pouvait payer, devant l’amour omniprésent de ses parents.
Cette angoisse et cette culpabilité, souvent associées à une tonalité dépressive, sont des traits fréquents chez les sujets, et surtout les jeunes, qui viennent nous trouver aujourd’hui.
Les réflexions exposées dans L’Homme sans gravité ont rencontré un accueil attentif du public, car elles parlent de ce que nous rencontrons aujourd’hui dans la clinique et dans la société. Elles donnent aussi quelques éclairages utiles pour trouver une orientation, autre que spontanément idéologique ou religieuse, dans la mutation en cours. Elles sont proches en cela du Freud de Malaise dans la civilisation (1930), et en partagent quelquefois une note de pessimisme. Pourtant, la pratique et l’enseignement de Charles Melman ne se fermaient pas sur l’amertume facile du constat pessimiste : il cherchait toujours l’ouverture et la surprise déconcertante de l’issue parfois rencontrée à portée de main, et souvent pas sans l’autre. C’est à cela qu’il invitait régulièrement qui venait le voir.
Enfin, son rapport à l’enseignement de Jacques Lacan n’était pas convenu. Il le recevait un peu dans le style de l’école antique : pas seulement livresque, mais exigeant à vivre. Il n’a jamais révéré comme des fétiches les énoncés de son maître. Il les lisait, et les reprenait à la faveur d’une énonciation singulière, renouvelée jusqu’à la toute fin de son propre enseignement. Me revient ici le souvenir d’un colloque qu’il avait suscité, intitulé « Intelligence et limites des disciples » : comment accepter de se reconnaître un maître sans en devenir idiot ou infatué, ou les deux : c’était l’un des aspects les plus vivants de sa pratique, de son style et de son enseignement.
Il laisse une œuvre en partie publiée, qui donne des points d’appui précieux à qui cherche à s’orienter dans le réel d’aujourd’hui.
Cet homme engagé et courageux, ce Mensch comme on dit aussi dans une tradition qui était la sienne, méritait ici l’hommage du souvenir.
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