dimanche, octobre 23, 2022

LES DERNIÈRES VOLONTÉS DE MARIE BONAPARTE

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LETTRE DE MARIE BONAPARTE À SIGMUND FREUD
(10 AOÛT 1926). LIBRARY OF CONGRESS


Lorsque l’écrivaine Célia Bertin (1920-2014) décide, en 1979, de ­rédiger une biographie de Marie Bonaparte, elle rencontre, grâce au psychanalyste Serge Lebovici (1915-2000), sa fille, la princesse Eugénie de Grèce (1910-1989). D’abord mariée au prince Radziwill puis au prince de Tour et Taxis, celle-ci lui donne accès à une somme considérable d’archives, dont 111 lettres de Freud recopiées par sa mère et le « Sommaire de mon analyse et de ma correspondance avec Freud et Agenda jusqu’en 1939 », recueil de 350 pages dans lesquelles Marie commente les événements de sa vie publique et privée et relate son analyse avec Freud. Célia Bertin prend soin de tout photocopier.
« MARIE BONAPARTE »

Soucieuse de ne rien laisser au hasard, Marie Bonaparte avait déposé sa correspondance et une partie de ses archives au Sigmund Freud Archives (SFA), fondé et dirigé par Kurt Eissler (1908-1999) au sein de la bibliothèque du Congrès, à Washington. Selon sa volonté, ces manuscrits n’ont pas été accessibles aux chercheurs avant l’année 2020. De même, elle légua d’autres manuscrits à la Bibliothèque nationale de France (BNF), qui ne seront rendus publics qu’en 2030. Mais, entre-temps, elle avait autorisé les psychanalystes Ernest Jones et Max Schur à consulter la correspondance au SFA pour leurs travaux biographiques sur Freud.


Quand la biographie de Célia Bertin paraît en 1982, en anglais et en français, les héritiers d’Eugénie, qui la soutient, sont furieux et la menacent d’un procès. Traduit en de nombreuses langues, l’ouvrage aura un succès considérable. Il est resté jusqu’à aujourd’hui une source majeure pour tous les historiens qui n’avaient pas accès aux archives, et en particulier à la correspondance intégrale. Bertin a dû affronter non seulement la ­famille, mais aussi les représentants de l’orthodoxie psychanalytique qui, pourtant, lui avaient donné de nombreux témoignages. La communauté ­psychanalytique française a passé le livre sous silence sans savoir ce qu’il contenait. Quant aux lacaniens, ils ne connaissaient rien à la vie de Marie Bonaparte entre 1925 et 1939, ne voyant en elle que l’ennemie jurée de Jacques Lacan après la seconde guerre mondiale.
TÉLÉGRAMME DE SIGMUND FREUD À MARIE BONAPARTE 
Télégramme de Sigmund Freud à Marie Bonaparte (7 mai 1926), rédigé en français. LIBRARY OF CONGRESS
En 1983, Philippe Sollers publie dans L’Infini des extraits des « Cinq cahiers écrits par une petite fille entre 7 ans et demi et 10 ans », dans lesquels Marie Bonaparte relate des épisodes de son analyse. Dix ans plus tard, grâce au psychanalyste Jean-Pierre Bourgeron, paraît la correspondance entre René Laforgue et Marie Bonaparte, source indispensable, dans laquelle est également évoquée l’analyse de la princesse (Slatkine, 1993).

Ouverture des archives

En 2004, l’affaire des archives revient sur le devant de la scène lorsque Benoît Jacquot tourne un téléfilm, Princesse ­Marie, avec Catherine Deneuve dans le rôle-titre. Pour interpréter Freud, il ­choisit l’acteur allemand Heinz Bennent, dont la voix et le visage restituent un condensé de ce que fut l’intelligence freudienne de la cure. Le film déplaît à la famille de Marie Bonaparte autant que le ­livre de Célia Bertin, et notamment le passage où il est question de l’une des opérations du clitoris qu’elle a subies.

En 2020, les archives de la bibliothèque du Congrès sont ouvertes. Cécile Marcoux, conservatrice de la bibliothèque Sigmund-Freud de la Société psychanalytique de Paris, parvient à convaincre les héritiers d’Eugénie de laisser paraître la correspondance de Freud avec leur grand-mère, à laquelle le psychologue Rémy Amouroux, qui en assure aujour­d’hui l’édition, a eu accès. Elle obtient même l’autorisation de consulter certains documents déposés à la BNF. Il faut dire qu’elle avait organisé avec la famille, en 2010, une très belle exposition sur leur aïeule (« Marie Bonaparte : portrait d’une femme engagée », Musée d’art et d’histoire de Saint-Cloud). C’est elle qui prend contact avec Mary Leroy, éditrice chez Flammarion, laquelle a supervisé l’édition de cette correspondance intégrale, qui paraît enfin, en exclusivité mondiale, sans la moindre censure et fort bien traduite par Olivier Mannoni.

Biographie. « Marie Bonaparte », de Célia Bertin

La parution de la Correspondance intégrale est de nature à changer la donne. Il n’empêche : jusqu’à nouvel ordre, la biographie de Marie Bonaparte par Célia Bertin, publiée pour la première fois en 1982, ­rééditée en 2010 et aujourd’hui remise en vente, demeure la seule étude complète, fondée sur l’ensemble des archives alors disponibles, de la vie et du travail acharné de cette altesse royale d’un modèle unique. Bertin, romancière, biographe de Rodolphe de Habsbourg, Jean Renoir ou Louise Weiss, excelle dans l’art d’épouser les détours, les zigzags, les ruptures et les fidélités qui ont marqué le destin de Marie Bonaparte, dont elle restitue l’élan vital parfois étourdissant, que la rencontre avec Freud démultiplia et, à la fois, ­canalisa, sans oublier le rôle majeur qu’elle joua pour introduire la psychanalyse en France, avant d’en devenir, en vieillissant, la ­gardienne intransigeante. Fl. Go

« Marie Bonaparte », de Célia Bertin, préface d’Elisabeth Roudinesco, Perrin, 480 p., 24,50 €.