mardi, août 31, 2021

HOMMAGE EN ARGENTINE À TAMARA BUNKE 54 ANS APRÈS SA MORT

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 TAMARA BUNKE

Buenos Aires, 31 août 2021. L'exemple révolutionnaire de l'Argentine Tamara Bunke, plus connue sous le nom de 'Tania la Guerrillera', est encore présent aujourd'hui au coeur des nouvelles générations, 54 ans après son assassinat en Bolivie. 

Prensa Latina 

TAMARA BUNKE 

Une combattante consacrée corps et âme à la cause révolutionnaire malgré une vie courte mais intense, Tania a commencé sa carrière militaire à seulement 18 ans et a rejoint très jeune un autre grand Argentin, Ernesto Che Guevara, pour lutter contre l'injustice sociale.

Etroits étaient les liens entre ces deux Argentins forgés depuis l'époque où Bunke, dans son rôle de traductrice, a rencontré le guérillero en Allemagne.

54 ans après l'embuscade dans laquelle elle a perdu la vie, Tania est à ce jour un paradigme de rébellion et de ténacité, une légende vivante multipliée sur le visage de milliers de femmes en quête d'un monde meilleur en Argentine, à Cuba, en Bolivie et dans bien d'autres pays.

Née à Buenos Aires et fille de parents allemands, Haydée Tamara Bunke Bider a fait à 22 ans une rencontre boulevarsant sa vie. La révolution venait de triompher à Cuba. En sa qualité de président de la Banque nationale de Cuba, Ernesto Guevara “Che”, visite l'Allemagne. En raison de son excellent espagnol, Tania est choisie comme traductrice.

Elle est morte le 31 août 1967 dans une embuscade à Puerto Mauricio sur le Rio Grande en Bolivie, deux mois avant son 30ème anniversaire.

Depuis 1998, ses restes reposent dans un mausolée aux côtés de ceux de Che Guevara et d'autres guérilleros dans la ville de Santa Clara, dans le centre de Cuba. jcc/msm/mai

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dimanche, août 29, 2021

« POÈTE CHILIEN », UNE ODE AUX PÈRES ET MÈRES FONDATEURS DU PAYS

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ALEJANDRO ZAMBRA
PHOTO PAZ ERRAZURIZ

Livres / « Un pays, un livre » (23/24). Tendre et lumineux, le roman d’Alejandro Zambra montre combien la poésie est un art central au Chili.   

Poeta chileno (« poète chilien », éditions Anagrama, 2020, non traduit) tisse un roman qui chante une ode à la poésie chilienne. Gonzalo, aspirant poète puis enseignant, devient le beau-père du petit Vicente, qui, adolescent, se convertit lui-même à la poésie. L’auteur, Alejandro Zambra, poète également, signe un succès littéraire qui a ému et tenu en haleine son pays d’origine – il vit maintenant au Mexique – dans une prose se développant sur plus de deux décennies, à partir de 1991, au sortir de la dictature. Les personnages, attachants, avancent et trébuchent au fil des années. Ce livre « éblouit par la simplicité, l’humour et l’originalité de l’écriture », s’enthousiasme le journal en ligne chilien El Mostrador.

par Flora Genoux 

6Temps de Lecture 2 min. 

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Les 424 pages de Poeta chileno émeuvent aussi parce qu’elles racontent un amour choisi et la question de la transmission. Gonzalo, le père adoptif, interroge son lien avec le petit Vicente : déçu par le mot qu’il juge laid en espagnol de « padrastro », il cherche des traductions alternatives et opte pour la version française de « beau-père » – statut si peu exploré dans la littérature au Chili. « Le couple, l’amour, la formation, le don du mot se déroulent avec générosité dans la prose et la poésie de Zambra, qui accouche d’une œuvre tendre et lumineuse », rapporte le quotidien La Tercera.

Oralité espagnole, intimement chilienne

Ancrés dans leur génération, leur quartier de la capitale, Santiago, dans l’oralité espagnole intimement chilienne, les personnages dessinent sans arrêt les contours du pays. Pru, une journaliste américaine, apporte un regard extérieur. Elle cherche une idée d’article qui dise la singularité chilienne pour des lecteurs étrangers. Les chiens de rue, peut-être ?

« Au Chili, on a de jolis paysages et du bon vin mais, pour moi, personnellement, le mieux c’est la poésie », fanfaronne Pato, un ami poète (encore !) de Vicente, auprès de la journaliste. Voilà cette dernière embarquée dans une hagiographie poétique du pays andin, à travers des figures contemporaines du genre, réelles ou inventées, dont une a cette formule : « Etre poète chilien, c’est comme être chef péruvien, ou footballeur brésilien, ou top-modèle vénézuélienne. »

Mais l’auteur fait surgir aussi des grands noms du passé, comme les pères et mères fondateurs du Chili : Gonzalo Millan, Nicanor Parra, Gabriela Mistral, Vicente Huidobro, Pablo Neruda… Les poètes s’imposent comme des « héros nationaux, figures légendaires », analyse la journaliste américaine, médusée.

Et puis, s’il ne s’agit pas d’un roman politique, subtilement, Poeta chileno laisse deviner les germes de l’historique mouvement social contre les inégalités d’octobre 2019 (la dernière ligne du livre, prémonitoire, a été écrite plusieurs mois avant), le jeune Vicente refusant d’étudier à l’université tant que cette dernière ne sera pas gratuite. L’accès à l’éducation pour tous s’érigera comme l’un des grands slogans de la révolte dont l’épicentre sera, hasard géographique, la place de Santiago, où l’on quitte les personnages. Poète chilien, livre vendu à 10 000 exemplaires au Chili, ce qui est énorme pour ce pays, sera traduit en français et paraîtra aux éditions Christian Bourgois en 2022. Flora Genoux 


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LIVRE : LE NÉOLIBÉRALISME INCITE-T-IL À LA GUERRE CIVILE ?

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PHOTO ANADOLU AGENCY VIA AFP

Livres / Le néolibéralisme orchestre-t-il depuis ses origines la guerre civile ? Dans « Le choix de la guerre civile » (Lux), un ambitieux essai collectif, le célèbre tandem Christian Laval et Pierre Dardot, épaulés par deux collègues, Haud Guéguen et Pierre Sauvêtre, tentent de soutenir cette thèse radicale.

Par Nidal Taibi 

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Que le néolibéralisme ait recours à des méthodes violentes, autoritaires, et antidémocratiques, c’est un fait désormais solidement établi. Si ce pont aux ânes se faisait contester il y a quelques années encore, la brutalité de la répression des gilets jaunes en France, ou celle des manifestants chiliens contre la hausse du prix du ticket de métro par le président néolibéral Sebastian Piñera, en a récemment donné une démonstration qui crève – littéralement – les yeux.

Sur un plan théorique et intellectuel, les dernières années témoignent d’une prolifération de travaux universitaires qui étayent incontestablement ce constat. On pense notamment aux deux précieuses généalogies de Serge Audier (Le Colloque Lippmann. Aux origines du néolibéralisme) et de Barbara Stiegler (Il faut s’adapter), et à la remarquable étude de Grégoire Chamayou (La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire), récemment annexée par deux textes inédits de Carl Schmitt et de Hermann Heller (Du libéralisme autoritaire).

VIOLENCE DU MARCHÉ

Or malgré l’évidence du constat, demeure la question : ces pratiques violentes et autoritaires sont-elles de circonstance ou bien relèvent-elles de l’essence même des régimes néolibéraux ? Dit autrement, la violence néolibérale est-elle l’exception ou la norme ? Dans un ambitieux essai collectif, Le choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme, les sociologues Christian Laval et Pierre Sauvêtre, et les philosophes Pierre Dardot et Haud Guéguen, soutiennent audacieusement la seconde hypothèse.

À rebours de la grille d’analyse fort répandue qui considère les méthodes répressives de la « gouvernementalité » néolibérale comme le simple symptôme d’une « crise », les auteurs se proposent dans cette étude de démontrer que la véritable cohérence stratégique du néolibéralisme est « d’avoir simultanément recours à des formes constitutionnelles et à des formes directes de répression étatique ». Ils soutiennent ainsi que la violence néolibérale « se caractérise avant tout par une violence conservatrice de l’ordre du marché s’exerçant contre la démocratie et la société ».

Faire la démonstration d’une thèse si radicale est un exercice délicat et difficile. Pour y parvenir, les auteurs convoquent le concept de « guerre civile » – radicalement revisité et redéfini ici pour les besoins de la démonstration – pour en faire le fil d’Ariane d’une sinueuse épreuve démonstrative. En effet, d’entrée de jeu, Christian Laval et ses collègues du Groupe d’études sur le néolibéralisme et les alternatives neutralisent l’acception familière de la guerre civile, héritée de Hobbes, selon laquelle la guerre civile serait la résurgence de l’état de nature, une sorte de guerre de « chacun contre chacun ».

GUERRES DE L'OLIGARCHIE

Par « guerres civiles » du néolibéralisme, les auteurs entendent des guerres « totales », menées par l’oligarchie, aussi bien sur un plan social (libéralisation du marché du travail), ethnique (exclusion des étrangers de toute forme de citoyenneté), politique et juridique (criminalisation par la loi de toute résistance et toute contestation), culturel et moral (restriction des libertés individuelles).

Selon les auteurs, ces guerres sont précisément civiles en ceci que les États néolibéraux, menés par des oligarchies coalisées, arrivent à rallier à leur cause les classes moyennes acquises au néolibéralisme et une partie des classes populaires et moyennes « dont le ressentiment est capté par le nationalisme autoritaire », contre la partie de la population qui « se constitue en grande partie dans les mobilisations sociales contre l’offensive oligarchique » et reste attachée à une conception égalitaire et démocratique de la société.

LE CHILI DE PINOCHET, UN LABORATOIRE

Si l’évidence des faits incline à souscrire spontanément à ce tableau, on peut légitimement s’interroger sur le recours à un concept aussi puissant que celui de « guerre civile ». Bien que les auteurs se défendent que l’usage du concept de guerre civile soit « une exagération rhétorique », ce choix lexical relève sans doute davantage de la polémique intellectuelle avec l’extrême droite et certains commentateurs cathodiques acquis à sa cause – qui instrumentalise la formule à des fins idéologiques –, que de la stricte élaboration conceptuelle.

Mais cela n’enlève pas tout à l’acuité et l’intérêt de cet ouvrage. Armés d’une insolente connaissance des textes théoriques des pères du néolibéralisme (Carl Schmitt, Friedrich Hayek, Ludwig von Mises, ou encore Wilhelm Röpke), les auteurs révèlent brillamment la brutalité et la violence des fondements du projet néolibéral et, preuve empirique à l’appui, montrent comment le Chili du général Pinochet a servi de laboratoire à ce corpus théorique.

Du reste, le lecteur pourra légitimement objecter qu’il est difficile d’inscrire dans la même ligne de continuité des variants du néolibéralisme aussi différents que Trump, Macron, Bolsonaro, ou encore la chancelière allemande Angela Merkel. Le Groupe d’études anticipe cette objection et suggère que l’unité du néolibéralisme se trouve justement dans sa capacité à « imposer un ordre de marché par une "politique de la guerre civile" et sa variété historique comme les diverses "stratégies de guerre civile" associées à des ennemis toujours changeants (le socialisme, les syndicats, l’État social, les militants de la contre-culture, les femmes, les minorités, les précaires) par lesquelles il a tenté d’asseoir cet ordre dans des contextes historiques toujours spécifiques ». Le contexte de la crise sanitaire est une nouvelle démonstration de force. Par Nidal Taibi

* Christian Laval, Haud Guéguen, Pierre Dardot, Pierre Sauvêtre, Le choix de la guerre civile : Une autre histoire du néolibéralisme, Lux, 328 p., 20 euros.

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mercredi, août 18, 2021

CUBA SE DOTE POUR LA PREMIÈRE FOIS D’UNE LOI SUR LA CYBERSÉCURITÉ

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CUBA SE DOTE POUR LA PREMIÈRE FOIS D’UNE LOI SUR LA CYBERSÉCURITÉ

La Havane, 18 août 2021 (Prensa Latina). Cuba dispose d'un nouveau cadre juridique pour les télécommunications qui cherche à renforcer, entre autres, le modèle de réponse aux incidents de cybersécurité.  

PHOTO YAMIL LAGE / AFP

par Claudia Dupeirón García

Parmi les instruments juridiques approuvés figure le décret-loi numéro 35 sur les "télécommunications, les technologies de l'information et de la communication et l'utilisation du spectre radioélectrique, disponible depuis mardi au Journal officiel.

Lors d'une conférence de presse, le directeur de la cybersécurité du ministère des communications du pays caribéen, Pablo Domínguez, a souligné qu'avec la résolution 105 accompagnant le décret, pour la première fois la nation concentre une partie de ses lois sur ces incidents et établit des typologies qui dépassent les limites de l'explicitement technologique.

Ainsi, a-t-il expliqué, « un système de travail est conçu entre les entités spécialisées dans la sécurité des technologies de l'information et des communications (TIC) pour l'accomplissement de leurs fonctions dans l'échange sécurisé d'informations liées aux vulnérabilités et aux incidents de cybersécurité.

La résolution définit également les devoirs et les droits de protection sans différences pour les citoyens, la société civile et les institutions publiques et privées.

Le règlement caractérise différents incidents et événements dans l'environnement des réseaux tels que la cyberintimidation, les fake news, le blocage massif de comptes de réseaux sociaux, la pornographie, le cyberterrorisme, la cyberguerre et la subversion sociale.

Par diffusion préjudiciable, on entend "la diffusion, par le biais d'infrastructures, de plateformes ou de services de télécommunications/TIC, de contenus menaçant les préceptes constitutionnels, sociaux et économiques de l'État. Ceux-ci incitent à des mobilisations ou à d'autres actes altérant l'ordre public ou diffusant des messages violents...".

La résolution vise à garantir, au moyen de la gestion des incidents de cybersécurité, la prévention, la détection et la réaction rapide aux éventuelles activités ennemies, criminelles et nuisibles pouvant se produire dans le cyberespace.

Domínguez a ensuite déclaré que des canaux ont été établis pour la notification, tels que le site web www.osri.gob.cu dans la section des incidents, par courriel reportes@osri.gob.cu ou le numéro unique à l'attention du public 18810.

Concernant la portée de cette réglementation,  «  bien que Cuba n'ait pas de contrat de service avec les plateformes de médias sociaux en raison du blocus imposé depuis plus de 60 ans par les États-Unis, elle peut enregistrer et signaler ces violations, dont beaucoup enfreignent même les règles de ces espaces en ligne ».

Lorsque le contrevenant peut être identifié et qu'il se trouve dans le pays, des contraventions sont imposées. Cette norme permet à  l'État cubain de disposer d'un registre de tous ces incidents.

Le décret-loi  numéro 35, c’est la première norme juridique de rang supérieur approuvée à Cuba sur les services de télécommunications, les TIC et l'utilisation du spectre radioélectrique. jcc/mem/cdg

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PHOTOMONTAGE, LA GUERRE MÉDIATIQUE,
FER DE LANCE POUR UNE INTERVENTION 

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« OPÉRATION CONDOR », UN HOMME FACE À LA TERREUR

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IIPSS, INTERNATIONAL INSTITUTE FOR PHILOSOPHY AND SOCIAL STUDIES

« Surprenant petit bonhomme », personnage hors du commun, symbole de la lutte pour la justice, le Paraguayen dont le journaliste et écrivain Pablo Daniel Magee retrace l’histoire dans un livre passionnant s’appelle Martín Almada. Inconnu du grand public, celui-ci a pourtant reçu en 2002 le prix Nobel alternatif de la paix pour avoir mis à jour, preuves à l’appui, après en avoir lui-même été victime, l’une des entreprises criminelles les plus abjectes de l’histoire de l’Amérique latine : le plan Condor.

 Par Maurice Lemoine

6Temps de Lecture 9 min

PHOTO L'HUMANITÉ

En 1964 : l’armée brésilienne renverse le président João Goulart. Le « golpe » marque le coup d’envoi de la période mortifère qui va affecter la Bolivie (1971), le Chili, l’Uruguay et le Pérou (1973), l’Argentine (1976) et le Paraguay (depuis 1954 sous la botte de l’« Honorablissime commandant en chef des Forces armées de la Nation » et Président de la République Alfredo Stroessner). Celui que, venu en 1958 inaugurer les installations de la CIA dans l’ambassade des États-Unis à Asunción, le vice-président étatsunien Richard Nixon a surnommé « Our man in Paraguay ».

Lire aussi : MARTIN ALMADA, UN HÉROS DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE LATINE

Depuis 1959, la Révolution cubaine a placé l’île et, dans chaque pays, l’ « ennemi interne », au centre des préoccupations. La longue tradition de coopération souterraine entre les polices et les armées d’Amérique du sud est systématisée le 26 novembre 1975 lorsque, directement placé sous l’autorité du général Augusto Pinochet, le colonel Manuel Contreras, patron de la Direction du renseignement national (DINA), reçoit secrètement ses « collègues » à Santiago du Chili. Ainsi naît l’Opération Condor. Un système clandestin de coordination des différents services de sécurité. Chaque pays membre – Chili, Argentine, Uruguay, Paraguay, Brésil, Bolivie – espionne ses opposants, les neutralise, mais autorise aussi les « services » des autres nations à intervenir sur son territoire pour enlever des exilés, les ramener dans leur pays d’origine, les interroger, les torturer ou les assassiner.

Membre du Parti Colorado (au pouvoir), Martín Almada n’a a priori rien à craindre d’une telle multinationale de la répression, dont, d’ailleurs, nul ne connaît l’existence. Il n’empêche que ce professeur, directeur à San Lorenzo du collège « Juan Bautista Alberdi », attire rapidement l’attention. Adepte de l’éducateur brésilien Paulo Freire et de sa « pédagogie des opprimés », président du Congrès national des enseignants paraguayens, ne flirterait-il pas avec les communistes – ces « monstres fous qui s’habillent tout en rouge » – s’interrogent les « pyragues » (« collabos ») ? Parti en Argentine pour étudier à l’Université nationale de La Plata, Almada en revient avec un doctorat en éducation après avoir soutenu une thèse intitulée « Paraguay : éducation et dépendance ». Du « radical », mais rien de vraiment subversif. Toutefois, l’important n’est pas ce que vous avez voulu dire, mais la manière dont cela est perçu.

Stroessner est alors au sommet de sa gloire. Il vient d’être réélu au terme d’une énième mascarade démocratique et rentre d’une tournée triomphale de l’autre côté de l’Atlantique. « Tout le monde l’a reçu, rapporte Magee, du général Franco au Pape, en passant par Georges Pompidou et le roi du Maroc. » Sise au carrefour de l’avenue Presidente Franco et de la rue Nuestra Señora de Asunción, la Direction nationale des questions techniques (dite « La Técnica ») tourne à plein régime. Il est rare que ceux qui y entrent en ressortent entiers ou vivants. Envoyé par la CIA, c’est le lieutenant-colonel américain Robert K. Thierry qui, dès 1956, y a formé les premiers militaires aux techniques de torture les plus avancées.

Arrêté le 24 novembre 1974, livré à la rage des bourreaux que dirige Pastor Coronel, le chef redouté de la police politique, Almada y subit trente jours d’interrogatoires, de torture physique et psychologique, de supplice du «  tejurugudi » – fouet dont on pare les lanières d’embouts métalliques. Et le verdict tombe : « terroriste intellectuel ». Double peine, double tragédie : l’épouse du prisonnier, Celestina, 33 ans, est décédée d’un arrêt cardiaque dans les jours qui ont suivi l’arrestation. Après qu’elle ait reçu ses vêtements tachés de sang, un pervers appel téléphonique lui a annoncé la mort de son mari.

La dictature transfère Almada au Camp de concentration d’Emboscada. Son directeur, le colonel Grau, a été surnommé « le Boucher de la mort ». Le « profesor subversivo » va y moisir pendant trois ans. C’est là que, pour la première fois, il entend parler d’un mystérieux plan Condor. Avant de mourir assassiné, un colonel emprisonné, Eduardo Corrales, ex-responsable des communications « secret-défense » du ministère de l’intérieur, lui dévoile le secret : « Vous êtes le premier détenu que je reconnaisse, en qui je puisse avoir confiance. Je dois vous raconter : je ne sortirai pas vivant d’ici, mais vous, vous avez peut-être une chance… Il faut que quelqu’un sache ce qui se passe. »

Libéré en 1977, Almada parvient à s’enfuir au Panamá avec sa mère et ses trois enfants. Ayant gagné la France et trouvé un poste à l’Unesco, il enquête, se procure et épluche les bulletins de la police paraguayenne, traque le Condor. En 1992, après quinze ans d’exil, il rentre enfin au Paraguay. Mené par le général Andrés Rodríguez, surnommé « général cocaïne », un coup d’État vient de renverser Stroessner, devenu encombrant. Dans la semi-démocratie qui vient d’être restaurée, Almada n’a de cesse de faire émerger les crimes des dictatures. De nombreuses plaintes contre l’État s’accumulent. Les forces de l’ordre rendent toute enquête impossible. Très cyniquement, elles font valoir une absence de preuves ou de quelconques archives appuyant les dénonciations. Jusqu’au 22 décembre 1992...

Ce jour-là, quelques complicités – dont celles de deux anciens agents des renseignements paraguayens – amènent Almada devant une bâtisse de béton qui héberge une annexe de la police politique, dans la banlieue d’Asunción. Jackpot ! La longue traque se termine. Quatre tonnes et demies, 700 000 feuillets, les « archives de la terreur » sont exhumées. Portant à bout de bras la plainte d’Almada, un juge courageux, Agustín Fernández, résiste aux pressions des autorités et prend la décision qu’aucun document ne devra rester secret.

Tout au long de ce récit que Magee rend haletant comme un roman d’espionnage, le lecteur croisera, parfois avec surprise, une cohorte de personnages et d’institutions. La ténébreuse Ecole des Amériques qui, à l’ombre de la bannière étoilée, a formé au Panamá des milliers de militaires répresseurs latinos. La Ligue anticommuniste mondiale, créée en 1949 par Tchang Kaï-chek. Bien entendu la CIA. Tout comme le FBI. Le bon « docteur » Henry Kissinger (s’il trouve « utile » le plan Condor, ce grand humaniste s’inquiète de ce que « ce type d’activité de contre-terrorisme » ne fasse « qu’exacerber plus encore la condamnation internationale des pays impliqués »). Le général de Gaulle, en visite en octobre 1964 au Paraguay. Des instructeurs militaires français, animant à Buenos Aires le premier cours interaméricain de guerre contre-révolutionnaire. Valéry Giscard d’Estaing et les échanges d’informations avec les services secrets argentins et chiliens de son ministre de la Défense Michel Poniatowski. Le général panaméen Omar Torijos luttant pour arracher « le canal » aux États-Unis. Le Pape François, Daniel Balavoine et même… Pierre Rabhi.

Le 20 décembre 2019, quarante-cinq ans après les faits, la justice paraguayenne a reconnu la détention et la torture de Martín Almada ainsi que l’assassinat de sa femme Celestina par les forces de la dictature, dans le cadre de l’opération Condor. On estime que, tous pays confondus, la terreur d’État a été, en Amérique du Sud, responsable d’au moins cinquante mille assassinats, plus de trente-cinq mille disparus, quatre cent mille emprisonnements arbitraires – sans parler des dizaines de milliers d’exilés, ni du cas de la Colombie où le massacre des opposants se déroulera (et se déroule toujours) dans le cadre d’une démocratie formelle.

Lointain passé ? « Le Condor vole toujours », ne cesse de rappeler Almada, 84 ans aujourd’hui, au vu des événements qui agitent Amérique latine. Il ne s’agit pas là d’une formule lancée à l’emporte-pièce. En effet, autant le récit de Magee fourmille de détails, autant il demeure très succinct sur un moment clé de l’épopée d’Almada : celui où, après son retour au Paraguay, quelques complicités souterraines lui ont permis de localiser les « archives de la terreur ». Interrogé par nos soins sur ce qui pourrait apparaître comme un oubli ou un relatif déficit d’informations, Magee explique : « Martín m’a expressément demandé de ne pas donner plus d’éléments sur cet aspect de l’histoire, pour le moment, afin de protéger des gens encore vivants. Il m’a donné un délai à respecter après sa propre mort. C’était notre “deal” dès le départ, le régime paraguayen demeurant particulièrement… vorace. » Victime en 2012 d’un coup d’État, l’ex-président de centre gauche Fernando Lugo pourrait effectivement en témoigner.

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L’Histoire ne se répète jamais à l’identique. Les méthodes du Condor et le nombre effrayant de ses victimes n’ont depuis, et fort heureusement, pas été égalés (sauf en Colombie). Pourtant, comment ne pas évoquer quelques données préoccupantes ? Sous des formes certes moins brutales, les coups d’État se sont multipliés ces derniers temps – Haïti (1991 et 2004), Venezuela (2002), Honduras (2009), Paraguay (2012), Brésil (2016), Bolivie (2019). Sous l’égide de Washington, des systèmes d’alliance continuent à se liguer contre les gouvernements qui « dérangent », à l’image du Groupe de Lima (en voie de disparition) s’acharnant sur le Venezuela. Révélée en 2013 par Edward Snowden lorsqu’il mit en cause la National Security Agency (NSA) étatsunienne, la surveillance étroite de personnes et de personnalités a été confirmée par la récente découverte du logiciel Pegasus vendu à nombre de gouvernements et de « services » par la société israélienne NSO pour espionner les téléphones de dizaines de milliers de citoyens [1].

Sans que la « communauté internationale » et les supposées organisations de « défense des droits humains » ne s’en émeuvent, le président vénézuélien Nicolás Maduro vit en permanence sous la menace d’un assassinat (de même que les dirigeants chavistes Diosdado Cabello et Tareck El Aissami). En mettant leur tête à prix (15 millions de dollars pour le chef de l’État, 10 millions pour les deux autres), le gouvernement des États-Unis encourage implicitement et explicitement le passage à l’acte de toutes sortes de spadassins et d’aventuriers. Il n’en manque guère. En a témoigné, en 2020, l’Opération Gedeon, menée depuis la Colombie et destinée à « capturer / arrêter / éliminer Maduro », selon les termes d’un contrat de 212,9 millions de dollars signé entre le mercenaire américain Jordan Goudreau et Juan Guaido, président auto-proclamé adoubé et protégé par les États-Unis, le Canada, l’Union européenne et leurs satellites. L’opération a certes échoué [2]. Malgré l’ouverture de négociations, au Mexique, entre le pouvoir chaviste et ses oppositions (l’une à vocation démocratique, l’autre au caractère putschiste), l’offensive criminelle ne s’en poursuit pas moins [3].

En juillet 2021, Craig Faller, chef du Commandement sud de l’armée des États-Unis, et William J. Burns, patron de la CIA, se déplaçaient conjointement en Colombie et au Brésil. Tandis que Faller se donnait pour objectif de renforcer les relations « en matière de défense et de sécurité », Burns, à Bogotá, devait évoquer avec le président Iván Duque une « mission délicate » en matière de renseignement. Avec en mode subliminal, le mot « Venezuela » ?

En Bolivie, le coup d’État d’octobre 2019 contre Evo Morales a été préparé par le secrétaire général de l’organisation des États américains (OEA) Luis Almagro, appuyé et entériné par les États-Unis et l’Union européenne. Comme au bon vieux temps du « Condor », l’Argentine (de Mauricio Macri) et l’Equateur (de Lenín Moreno) ont livré en toute hâte de l’armement à la dictature de Janine Añez pour lui permettre de réprimer les manifestations. D’après le porte-parole du gouvernement bolivien Jorge Richter (8 août 2021), l’investigation s’élargit, de forts indices attirant les regards des enquêteurs en direction d’une participation à cette « internationale putschiste » du Brésil et du Chili.

On ne parlera pas là d’un retour du « Grand Condor ». Mais l’oiseau de proie, à l’évidence, est toujours disposé à faire des petits. D’ou l’intérêt de replonger dans la vie de Martín Almada grâce à l’impressionnant travail – sept années d’enquête, 200 heures d’entretiens avec des témoins d’époque, quelques 800 heures avec le protagoniste – de Pablo Daniel Magee.

Pablo Daniel Magee, Opération Condor. Un homme face à la terreur en Amérique latine, préface de Costa-Gavras, Saint-Simon, Paris, octobre 2020, 380 pages, 22 euros.

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Notes : 

[1] « C’est vainement que des parlementaires français se sont émus de l’absence de dispositions permettant de contrôler les conditions dans lesquelles sont mutualisées des données personnelles entre les services français et les services étrangers, et ce de façon de plus en lus systématique et massive » (William Bourdon, Vincent Brenghart, Christophe Deloire, « Le droit international doit se saisir des logiciels espions », Le Monde, 6 août 2021).

[2] Lire « Baie des Cochons ou « Opération Mangouste ? » – https://www.medelu.org/Baie-des-Cochons-ou-Operation-Mangouste

[3] Sur l’inquiétant développement de ces méthodes « barbouzières », on rappellera l’assassinat, le 7 juillet dernier, du président haïtien Jovenel Moïse. Celui-ci n’avait certes rien d’un homme politique de gauche, mais on retrouve mêlé à son exécution sommaire un commando d’ex-militaires colombiens recrutés par une société de sécurité privée – CTU Security – située comme il se doit en Floride et dirigée par le vénézuélien Antonio Intriago, notoirement lié à la droite putschiste de son pays d’origine. 

Maurice Lemoine, Journaliste

Du même auteur :

mardi, août 17, 2021

CHILI: PAS D'ACCORD ET GRÈVE DANS UNE MINE DE CUIVRE DE L'ENTREPRISE PUBLIQUE CODELCO

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PHOTO DIARIO FINANCIERO

Trois syndicats de la société publique chilienne Codelco, premier producteur mondial de cuivre, ont entamé une grève après le rejet propositions de la direction de la mine d'Andina, a déclaré mardi à l'AFP un dirigeant syndical.

Par Le Figaro avec l'AFP

À LIRE AUSSI :Chili: une mine de cuivre de Codelco bloquée

«Les dirigeants de Codelco veulent réduire les coûts de la main-d'oeuvre en supprimant les droits à la santé et aux indemnités de départ, on ne peut pas laisser passer ça», a déclaré Clodomiro Vasquez, président du syndicat Suplant de la division minière Andina, située à plus de 3.000 mètres d'altitude dans le centre du Chili. En 2020 Andina, comprenant la mine souterraine de Rio Blanco et la mine à ciel ouvert de Sur Sur, a produit 184.437 tonnes de cuivre fin.

Les trois syndicats, qui représentent 1300 des 1437 mineurs d'Andina, ont rejeté l'offre de Codelco à l'issue d'un processus de médiation visant à trouver un accord. Les deux autres syndicats, SIIL et SUT, ont estimé que «l'effort des mineurs pendant la pandémie a été énorme» dans des «conditions de froid et de chaleur extrêmes, exposés à des risques physiques et chimiques, à l'épuisement mental et au surmenage».

Effort maximal de l'entreprise

Codelco, qui produit 8% du cuivre mondial, a regretté la grève et a déclaré que «ce qui a été proposé constitue l'effort maximal de l'entreprise dans le cadre de son processus de transformation». Codelco n'a pas fait de commentaires sur les effets de la grève sur la production et les résultats économiques d'Andina. La semaine dernière, le principal syndicat de la mine d'Escondida, qui produit la plus grande quantité de cuivre au monde dans le nord du Chili, a annoncé que ses adhérents avaient accepté un accord avec les dirigeants du groupe anglo-australien BHP pour éviter une grève.

Le Chili est le premier producteur mondial de cuivre, avec 28% de la production mondiale, et les mines ont tourné sans discontinuer malgré la pandémie. Ce minerai, dont une grande partie est exportée vers la Chine, le plus grand consommateur mondial, représente 10 à 15% du PIB du pays et atteint aujourd'hui un prix historiquement haut sur les marchés internationaux.

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samedi, août 14, 2021

DOIT-ON CRAINDRE UNE PANNE ÉLECTRONIQUE ?

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PHOTO ANDREAS GEBERT, REUTERS


Les semi-conducteurs au centre d’une bataille planétaire

Doit-on craindre une panne électronique ?

Les constructeurs automobiles contraints de mettre leurs chaînes à l’arrêt ; les consoles de jeux dernier cri introuvables ; les dirigeants politiques paniqués : la pénurie de semi-conducteurs qui affecte depuis un an l’industrie mondiale prend des allures de crise géopolitique. Elle remet brutalement en question l’évangile du libre-échange. Mais les États peuvent-ils assurer leur souveraineté numérique ?

par Evgeny Morozov  

PHOTO BLUE ANDY / SHUTTERSTOCK.

La pénurie mondiale de semi-conducteurs n’en finit pas d’avoir d’étranges répercussions, notamment sur le plan géopolitique. De quoi s’agit-il ? Depuis un an, les industriels peinent à se procurer ces puces électroniques qui équipent les appareils du quotidien, de l’ordinateur au grille-pain en passant par la machine à laver et la console de jeux. En mai dernier, un consortium d’entreprises américaines demandait au président sud-coréen l’amnistie de M. Lee Jae-yong, l’ancien président de Samsung, qui purge actuellement une peine de prison ferme pour corruption (1). Pour pallier la vulnérabilité des États-Unis en matière de puces, Samsung devait concrétiser sans délai ses projets d’investissements de plusieurs milliards de dollars sur le territoire américain. Sa souveraineté électronique en jeu, Washington mettait soudain en sourdine le discours obligé sur l’État de droit et le respect des procédures…

Pareille crise aurait régalé les intellectuels de l’école de Francfort, critiques emblématiques de la société de consommation, ne serait-ce qu’en exposant la débilité fondamentale des « villes intelligentes » : la pénurie de puces a différé la satisfaction de nos désirs de babioles électroniques. Sans ces semi-conducteurs, qui ne coûtent parfois que 1 dollar pièce, impossible d’animer les gadgets dernier cri, chics et onéreux. Voiture électrique, smartphone, réfrigérateur intelligent et brosse à dents connectée disparaissent dans le grand trou noir du capitalisme mondialisé, comme si un ennemi invisible avait déclaré la guerre à la Foire de l’électronique grand public de Las Vegas.

Si cette crise peut surprendre, elle n’est en rien inhabituelle : surabondance et pénurie alternent régulièrement sur le marché des puces électroniques. Toutefois, l’épisode actuel survient dans un contexte marqué par un questionnement général sur les bienfaits de la mondialisation et le déclin de l’activité industrielle occidentale. À cela s’ajoute la politisation croissante des hautes technologies, qui, à l’instar de l’intelligence artificielle, se retrouvent propulsées au rang d’enjeu stratégique dans la confrontation entre les États-Unis et la Chine. Dès lors, une banale crise technique qui, il y a dix ans, n’aurait pas fait bouger grand monde en dehors des secteurs concernés occasionne d’affreuses migraines aux dirigeants de la planète.

La pandémie de Covid-19 y a évidemment contribué. Pour survivre confinés, il a fallu recourir comme jamais aux services numériques, qui impliquent routeurs, serveurs et autres engins bourrés de microprocesseurs. Les consommateurs ont ensuite noyé leur ennui dans une mer d’appareils électroménagers, provoquant une croissance inattendue de la demande de blenders ou de cuiseurs de riz. Enfin, les mesures sanitaires ont brièvement mis à l’arrêt les usines de semi-conducteurs, principalement situées à Taïwan, en Corée du Sud et en Chine.

L’une des entreprises les plus avancées dans ce domaine, Yangtze Memory Technologies, se trouve d’ailleurs à Wuhan. Félicités pour leur gestion initiale de la pandémie, Séoul et Taipei n’ont toutefois pas réussi à stocker suffisamment de doses de vaccin ; des flambées épidémiques sur les lignes de production ont encore ralenti les opérations.

On a vu émerger une insolite diplomatie à base de « vaccins contre puces » : Taïwan a démonstrativement tiré parti de ses ressources électroniques pour se procurer des doses auprès d’alliés avides de composants. Le Japon, désireux d’attirer les entreprises taïwanaises sur son territoire, a offert 1,24 million de doses d’AstraZeneca à son voisin. Washington, qui avait prévu un don de 750 000 doses de Moderna, a triplé sa mise. Mi-juin, Taipei mandatait son plus important producteur de puces, Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC), ainsi qu’un autre fleuron taïwanais de la technologie, Foxconn, pour négocier directement l’achat de 10 millions de doses avec l’allemand BioNTech (2).

La pénurie actuelle frappe d’autant plus rudement que les retards de production et de livraison touchent en premier lieu le secteur automobile, moteur de croissance et source d’espoir de reprise post-Covid-19. Or, depuis des décennies, cette industrie se prosterne devant l’autel du flux tendu, conformément à l’Évangile de la Sainte Mondialisation. Le principe : un minimum de stocks pour un maximum d’économies. Tant que les chaînes d’approvisionnement fonctionnent, les variations de la demande se règlent en temps réel, ce qui dispense les entreprises d’acheter et de stocker des composants superflus.

Limites du modèle sans usine

En raison de la pandémie, les constructeurs automobiles ont dû réviser leurs prévisions à la baisse et réduire ou annuler leurs commandes de semi-conducteurs. Mais ils n’avaient pas prévu que la demande mondiale de puces resterait élevée et que les ventes de véhicules repartiraient rapidement. Conformément aux règles de la distanciation physique, les consommateurs ont préféré s’offrir de nouvelles voitures plutôt que de retourner s’entasser dans les transports en commun. Or un véhicule dernier modèle contient entre 1 400 et 3 500 semi-conducteurs, et l’électronique représente désormais plus de 40 % de son coût (3).

La réaction naturelle aurait été de doper la production de microprocesseurs. Mais une série d’événements inattendus, combinés à la pandémie de Covid-19, l’ont empêché. Entre la vague de froid au Texas — où se situe la plus grande partie de la production américaine —, la sécheresse à Taïwan — qui a réduit l’accès à l’eau —, l’incendie sur une ligne de fabrication au Japon, un porte-conteneurs coincé dans le canal de Suez et la soudaine passion chinoise pour le stockage de semi-conducteurs avant l’entrée en vigueur des sanctions américaines, tout concourait à bloquer production et acheminement. Les constructeurs automobiles se sont laissé surprendre. Même les plus importants d’entre eux entretiennent rarement des relations directes avec les fabricants de puces. Tous sous-traitent leur approvisionnement à des équipementiers comme Bosch ou Continental. Or, sur un marché en tension, les producteurs de microprocesseurs ont préféré réorienter leurs capacités de production vers les puces les plus rentables, comme celles qui équipent ordinateurs et smartphones.

PHOTO DOUG MILLS

Pourquoi les constructeurs ne fabriquent-ils pas eux-mêmes leurs composants ? C’est la question qu’essaie de résoudre M. Elon Musk. Non seulement Tesla songe à prépayer ses stocks de semi-conducteurs — le flux tendu n’a décidément plus la cote —, mais le constructeur de voitures électroniques et hybrides envisage également d’acheter une ligne de production. De son côté, Volkswagen se lance dans la conception de composants électroniques pour voitures autonomes (4). Mais concevoir est une chose ; produire est une autre paire de manches.


Dans une Europe qui appréhende souvent la réalité géopolitique à travers les yeux de ses constructeurs automobiles, ces difficultés ne passent pas inaperçues. « Il ne me semble pas normal qu’un bloc de la taille de l’Union européenne ne soit pas en mesure de produire ses propres semi-conducteurs », remarquait la chancelière allemande Angela Merkel en mai dernier. Et d’ajouter : « Au pays de l’automobile, c’est un comble de ne pas pouvoir produire soi-même le composant principal » (5). Une remarque sensée : en 1990, l’Europe détenait 44 % des capacités de production mondiales, contre seulement 10 % aujourd’hui. Mais, pour que cet examen de conscience longtemps différé soit suivi d’effets, il faudrait à tout le moins interroger le credo en matière de mondialisation, de commerce, de sécurité nationale et de stratégie industrielle qui guide depuis des décennies la politique des semi-conducteurs à Bruxelles et à Washington.

Fabriquer une puce électronique est un processus effroyablement difficile, dont les nombreuses étapes peuvent s’échelonner sur plusieurs mois : gravure, nettoyage, traçage des circuits… Il faut parfois plus d’un millier d’opérations pour accomplir la métamorphose kafkaïenne d’un tas de sable — source de silicium, le plus courant des semi-conducteurs — en circuits intégrés d’une folle complexité. Pour autant, le principe reste simple. Une puce électronique se compose de millions, voire de milliards, de transistors ; plus ce nombre est élevé, plus elle a de la valeur. Ces transistors permettent de contrôler le flux du circuit électrique : ouvert ou fermé. C’est grâce à ce langage binaire fait de 0 et de 1 que l’informatique moderne transforme l’électricité en information (6).

Comme tout secteur concurrentiel, la fabrication de semi-conducteurs exige que l’on fasse toujours plus avec toujours moins. Dans le cas d’espèce, il s’agit d’augmenter la puissance de calcul des puces tout en réduisant les coûts financiers et énergétiques associés. C’est la loi dite « de Moore », en hommage à M. Gordon Moore, cofondateur d’Intel : si la pente observée jusqu’ici se prolonge, le nombre de transistors par circuit intégré devrait doubler chaque année, s’accompagnant d’une réduction du coût et d’une augmentation de la puissance du composant.


Paradoxalement, le « faire toujours plus avec toujours moins » s’est transformé en « faire toujours plus avec toujours plus » (7). À mesure que les producteurs se heurtent aux lois de la physique, il leur faut investir dans des équipements de plus en plus onéreux. Entre 2021 et 2024, TSMC prévoit d’injecter 100 milliards de dollars dans ses lignes de production ; Samsung entend dépenser 151 milliards d’ici à 2030. Les autres géants du domaine avancent des chiffres similaires. En dollars, mais aussi en cerveaux : pour se maintenir sur la trajectoire des lois de Moore, il faut pouvoir compter sur un nombre de chercheurs dix-huit fois supérieur à ce qu’il était au début des années 1970.

Les puces électroniques se distinguent notamment par la finesse de la gravure. Un peu comme les « générations » pour d’autres produits, les tailles de gravure regroupent un ensemble de différences en termes de conception et de procédé de fabrication. En général, plus la gravure s’affine, plus le transistor est lui-même petit, rapide et frugal. Les derniers smartphones et tablettes comportent des puces gravées en 5 nanomètres (nm). Avec une gravure en 3 nm, dont la production industrielle ne commencera pas avant 2022, l’épaisseur du transistor ne dépasse pas 1/20 000 de cheveu. Mais ce genre de prouesse ne profite pas à tous : excepté pour l’intelligence artificielle, le secteur automobile se contente de puces moins sophistiquées.

Il n’y a pas si longtemps, la fabrication de microprocesseurs s’effectuait sous la houlette d’une seule entreprise : les fabricants de circuits intégrés concevaient, produisaient, testaient et emballaient leurs puces. C’est l’histoire d’Intel, d’IBM, de Texas Instruments… Ce système bien rodé commença à s’éroder à la fin des années 1980, lorsque M. Morris Chang, ingénieur d’origine chinoise formé aux États-Unis et fort de plusieurs décennies d’expérience chez Texas Instruments, partit à Taïwan pour y fonder TSMC. Féru de bridge et admirateur de Shakespeare, il avait compris que la production de puces devenait si gourmande en capital qu’elle appelait un autre modèle. Il lança donc la production de semi-conducteurs comme un service : TSMC mettait à disposition ses lignes de production rutilantes pour permettre aux grandes entreprises de se débarrasser des leurs et de se concentrer sur la conception plutôt que sur la fabrication. L’ère du modèle sans usine s’ouvrait. Le succès de M. Chang se confirma dans les années 2010, lorsque Apple lui confia la fabrication des composants de l’iPhone. Dirigé d’une main de fer, TSMC baignait dans une culture du secret à la limite de la paranoïa, avec une organisation stakhanoviste : durant une période, les ingénieurs du service recherche et développement travaillaient en trois-huit (8).

La fin d’une hégémonie américaine

Avec une capitalisation boursière de plus de 600 milliards de dollars — deux fois et demie celle d’Intel —, TSMC compte au nombre des dix entreprises les plus chères du monde. Elle dispose d’une avance technologique de plusieurs années sur ses concurrents. Sa nouvelle ligne de production, qui entrera en service l’an prochain, a coûté 20 milliards de dollars ; sa « salle blanche », équipement crucial sur la chaîne, fait la taille de vingt-deux terrains de football.

C’est en partie TSMC qui a fait passer les microprocesseurs du statut de puces multitâches à celui de composants d’une incroyable spécificité. Les géants comme Alphabet ou Amazon ont maintenant des besoins si particuliers, et disposent de telles ressources, qu’ils conçoivent leurs propres semi-conducteurs selon un cahier des charges très précis (9). Il est probable que, d’ici quelques années, les fabricants automobiles empruntent la même voie pour leurs circuits d’intelligence artificielle.

L’émergence de la puce sur mesure implique aussi un modèle d’entreprise qui s’articule autour de la propriété intellectuelle. En témoigne le cas du britannique ARM, qui appartient au japonais Softbank mais fait actuellement l’objet d’une offre de rachat controversée de la part du géant américain Nvidia pour la bagatelle de 40 milliards de dollars. ARM regroupe un impressionnant arsenal de propriété intellectuelle : l’entreprise propose des solutions abstraites qui, une fois mises en pratique, améliorent l’architecture, et donc les performances, d’une puce électronique. Les entreprises clientes lui paient une licence et des droits, en échange de quoi elles accèdent à un catalogue d’instructions expliquant comment appliquer ces règles abstraites dans un contexte spécifique.

Depuis les années 1950, la domination des États-Unis dans le secteur était incontestée. Des financements abondants pour la recherche, combinés à la bénédiction du Pentagone, assuraient l’hégémonie de leurs entreprises. Ce monopole se fissura dans les années 1970, quand les sociétés japonaises se mirent à les concurrencer dans le domaine des capteurs et des puces mémoire. Elles lancèrent d’audacieuses tentatives d’acquisition sur le territoire américain, tout en fermant jalousement leur propre marché aux incursions étrangères.

L’administration de Ronald Reagan n’apprécia pas la manœuvre et neutralisa ses concurrents japonais en usant de ses meilleures armes commerciales et géopolitiques (10). Washington favorisa également le rapprochement entre les industriels et la recherche universitaire. En définitive, l’essor du modèle sans usine se révéla profitable aux États-Unis, qui se recentraient sur la conception, laissant aux Japonais les coûteuses lignes de production. L’industrie nippone ne renouvela pas ses prouesses en matière de microprocesseurs : elle réalise désormais 10 % des ventes mondiales de puces, contre la moitié en 1988. Le Japon importe 68 % de ses besoins en semi-conducteurs.

Les États-Unis ont-ils remporté une victoire à la Pyrrhus, sachant que leur part dans la production globale est passée de 37 % en 1990 à 12 % aujourd’hui ? Ce n’est pas l’impression que donne l’industrie américaine représentée par Nvidia, Advanced Micro Devices (AMD), Broadcom, Qualcomm ou même Intel, malgré ses difficultés. Tous se sont scrupuleusement pliés aux exigences de la mondialisation : délocalisation en Asie des activités à marge réduite, comme la production ; développement sur le territoire des secteurs à forte marge, comme les activités liées à la propriété intellectuelle.

De son côté, la Chine surveillait de près l’essor de TSMC (11). Durant la plus grande partie des années 1990, ses entreprises de technologie, souvent proches de l’armée, avaient les mains liées par l’arrangement de Wassenaar sur le contrôle des exportations d’armes conventionnelles et de biens et technologies à double usage. Ce protocole post-guerre froide, signé fin 1995, limitait sévèrement la marge de manœuvre du pays dans le domaine des semi-conducteurs.

Il fallait à la Chine des champions nationaux aux airs d’honnêtes commerçants indépendants, et non de marionnettes du régime. Le candidat désigné s’appelait Semiconductor Manufacturing International Corporation (SMIC), fondé en 2000 par M. Richard Chang. Comme M. Morris Chang — avec qui il n’a pas de lien de parenté —, M. Richard Chang a passé plusieurs années chez Texas Instruments, puis a travaillé sous la direction de son homonyme chez TSMC. Il en est parti à la fin des années 1990 pour fonder un concurrent dont il a finalement perdu le contrôle.

Empli d’amertume, M. Richard Chang a alors quitté Taïwan pour retourner en Chine. Avec une centaine d’ingénieurs dans son sillage, il s’est installé à Shanghaï, où il a fondé SMIC. Difficile de voir en lui un allié spontané du Parti communiste. Très croyant, il a un jour déclaré : « Le Seigneur nous a appelés en Chine pour partager l’amour de Dieu avec le peuple chinois (12).  » Cela ne l’a pas empêché de lever d’importants financements de Goldman Sachs, qui est devenu l’un des investisseurs principaux de l’entreprise. Mais, après des années de procès avec son ancien employeur, aussi furieux de son départ que les autorités taïwanaises, il a dû quitter SMIC en 2009.

L’entreprise a continué son chemin, attirant au passage les investissements de diverses agences du gouvernement chinois, dont le dernier en date, effectué en mai 2020, s’élève à 2,2 milliards de dollars. Malgré ces aides, SMIC reste derrière Samsung et TSMC, et se limite pour l’instant à des gravures en 14 nm. Si les sanctions américaines l’ont empêchée d’acheter les appareils de lithographie extrême ultraviolet produits par les Néerlandais d’ASML, la pépite chinoise a annoncé avoir contourné l’obstacle : ses propres innovations devraient lui permettre de graver des puces en 7 nm.

Pour aboutir à ce succès, le gouvernement chinois a mis en place des mesures d’une précision chirurgicale destinées à doper la production locale. Et l’effort semble payant : la Chine construit actuellement plus d’usines de microprocesseurs que n’importe quel autre pays. Plus de mille plans officiels ont soutenu de près ou de loin la cause des semi-conducteurs. À lui seul, le plan « Circuits intégrés » de 2014 a mobilisé 150 milliards de dollars pour soutenir l’industrie nationale, encourager les acquisitions à l’étranger et assurer l’approvisionnement en matières premières. Une rallonge de 28,9 milliards l’a complété en 2019. Le président chinois lui-même, M. Xi Jinping, a promis d’investir jusqu’à 1 400 milliards de dollars dans les technologies stratégiques au cours des six prochaines années. M. Liu He, ancien de Harvard devenu vice-premier ministre, a été bombardé pape de la puce et chargé de développer des microprocesseurs de dernière génération.

Pékin ne manque ni de poigne ni d’imagination pour stimuler ses champions (13) : il peut forcer les entreprises étrangères à fusionner avec les chinoises en partageant leur propriété intellectuelle, mais aussi obliger les mastodontes chinois de l’électronique à s’approvisionner chez des producteurs nationaux encore balbutiants, sous peine de perdre tout soutien financier de l’État.

Pourquoi cette obsession ? Si la Chine veut rester l’usine du monde, il lui faut suffisamment de microprocesseurs pour satisfaire l’appétit de sa gargantuesque industrie. Et elle en est encore loin : rien qu’en 2020, le pays a acheté à l’étranger pour 350 milliards de dollars de puces électroniques, soit davantage que ses importations de pétrole. Depuis 2005, il détient officiellement le titre de plus gros importateur mondial de semi-conducteurs — distinction ambivalente qui souligne l’écart abyssal entre sa production et sa consommation.

Car le monde des semi-conducteurs est cruel. Pour chaque entreprise du gabarit de SMIC, des centaines, voire des milliers, d’autres périssent en silence. À en croire Le Quotidien du peuple, 58 000 sociétés de production de puces ont vu le jour en Chine rien qu’entre janvier et octobre 2020. Plus de 200 créations par jour, donc.

La tentative de rachat d’ARM par Nvidia préoccupe Pékin : si le négociant en droits de propriété intellectuelle intègre une entreprise américaine, Washington pourra faire pression pour empêcher que des licences soient vendues à des entreprises chinoises. La Chine pourrait bloquer la fusion, comme elle l’a déjà fait dans le passé. Mais, sur le long terme, elle place tous ses espoirs — comme l’Inde et la Russie — dans un concurrent libre de droits d’une technologie cruciale développée par ARM. Ce qui n’était qu’un petit projet de logiciel libre développé à l’université de Berkeley s’est métamorphosé en une association géante baptisée RISC-V International et installée en Suisse depuis novembre 2019. La raison de ce déménagement : l’organisation comptant parmi ses adhérents plus d’une vingtaine d’entreprises chinoises, elle aurait pu s’attirer les foudres de la réglementation commerciale américaine. Zhongxing Telecommunication Equipment (ZTE), Huawei et Alibaba explorent de leur côté les possibilités ouvertes par RISC-V (14).

Durant la crise des semi-conducteurs, le spectacle le plus distrayant aura été donné par le monde politique américain dans sa remise en question du consensus libre-échangiste. S’adressant en juin dernier à l’Atlantic Council, un cercle de réflexion conservateur, le conseiller économique du président Joseph Biden, M. Brian Deese, dénonçait le « coma artificiel provoqué par les politiques » en matière de semi-conducteurs, et rappelait que « les stratégies publiques visant à protéger et à soutenir les industries nationales sont déjà une réalité du XXIe siècle ». « Les marchés n’investiront pas de leur propre chef dans les technologies et les infrastructures qui bénéficieront à l’ensemble du secteur », concluait-il (15).

Aux États-Unis, la politique en matière de microprocesseurs répond à un double impératif : créer des emplois et mettre des bâtons dans les roues à la Chine. M. Biden a de toute façon promis de relocaliser des activités industrielles aux États-Unis, et qui s’opposerait à ce que les semi-conducteurs soient prioritaires ? Après tout, ces métiers offrent le double du salaire manufacturier moyen. Début juin, le Sénat a adopté la loi sur l’innovation et la concurrence, qui a débloqué 52 milliards de dollars pour sortir du marasme l’industrie américaine du semi-conducteur. Une partie de cette somme pourrait servir à inciter Samsung et TSMC à implanter des lignes de production avancées sur le territoire national. Mais si, dans de nombreux secteurs, 52 milliards de dollars représentent une somme importante, ce montant ne soutient pas la comparaison avec celui engagé par la Corée du Sud, qui prévoit d’investir durant les dix prochaines années un total de 450 milliards de dollars. En outre, les bénéfices à long terme de la relocalisation restent sujets à caution : sur dix ans, le coût d’exploitation d’une nouvelle ligne de production aux États-Unis serait environ 30 % plus élevé qu’à Taïwan ou en Corée du Sud, et 50 % plus élevé qu’en Chine (16).

À l’égard de la Chine, l’administration Biden poursuit la politique sans concession adoptée par M. Donald Trump, renforçant même certaines de ses mesures. Par exemple, un décret présidentiel signé début juin 2021 interdit tout investissement américain dans cinquante-neuf entreprises chinoises soupçonnées d’avoir des liens avec l’armée, y compris Huawei et SMIC (17).

Et l’Europe dans tout ça ? La réaction de ses dirigeants ressemble à celle observée de l’autre côté de l’Atlantique : la panique. En mai dernier, M. Thierry Breton, commissaire chargé de la politique numérique, a expliqué que l’Union devait changer sa politique, « trop naïve et trop ouverte », et viser au moins 20 % de la production mondiale de semi-conducteurs d’ici à 2030. Une manière polie de dire que, contrairement aux États-Unis, l’Europe n’a pas su faire marcher la mondialisation à son avantage. Elle ne détient que 3 % du marché des concepteurs de puces sans usines. Dans le top 50, l’unique société européenne est la norvégienne Nordic Semiconductor ; on en compterait une deuxième si la britannique Dialog Semiconductor n’avait pas récemment été rachetée par les Japonais de Renesas Electronics.


Les plus grands noms du secteur en Europe — NXP Semiconductors (Pays-Bas), Infineon Technologies et Bosch (Allemagne), STMicroelectronics (France et Italie) — ont conservé une partie de leurs lignes de production, mais ils recourent aussi parfois à TSMC et consorts. Par ailleurs, ils travaillent avec des clients aux besoins très particuliers, notamment dans les secteurs industriel et automobile, et se spécialisent en capteurs et circuits intégrés d’alimentation. À la différence des semi-conducteurs plus avancés, ce type de puce électronique échappe aux lois de Moore. Par conséquent, la course à la gravure la plus fine s’avère moins cruciale.

Une défaite européenne

La plupart des entreprises européennes se portent plutôt bien, dans la mesure où la demande en provenance du secteur automobile ne décroît pas. Mais, si ces microprocesseurs conviennent aux véhicules, ils ne sont pas franchement à la pointe de la modernité. L’Europe ayant abandonné l’ambition de rivaliser avec Apple et Samsung dans la production de tablettes et de smartphones, nul ne peut assurer qu’il existe une demande européenne pour des microprocesseurs logiques de dernière génération les plus finement gravés. Et, si la demande ne se situe pas en Europe, pourquoi les multinationales installeraient-elles des lignes de production là où il leur faudrait payer des salaires plus élevés qu’en Asie ? On voit mal les entreprises américaines se précipiter pour faire fabriquer leurs composants à Dresde plutôt qu’à Taipei.

Ainsi, comme on pouvait s’y attendre, les déclarations de M. Breton n’ont pas suscité l’enthousiasme. Les mastodontes européens n’ont nulle envie d’investir des milliards pour assurer la fabrication européenne de puces de pointe d’ici à 2030. Intel, appelé à l’aide avec Samsung et TSMC, s’est courageusement porté volontaire, à condition que chaque usine reçoive une subvention d’au moins 4 milliards d’euros.

M. Breton reste convaincu que, si l’Europe ne dispose pas pour le moment d’un marché pour les puces les plus avancées, sa mission consiste à créer les technologies qui le feront éclore. Voilà qui relève de la pensée magique. La dépendance européenne en matière de semi-conducteurs trahit un malaise bien plus profond, que des injections financières ne suffiront pas à dissiper. Ayant sous-traité sa défense au Pentagone et sa stratégie industrielle à ses constructeurs automobiles, l’Europe a perdu toute capacité à planifier stratégiquement sa production électronique. Elle se demande d’ailleurs parfois pourquoi il faut perdre tout ce temps à y réfléchir.

L’appareil technologique qui propulse l’économie européenne était censé n’obéir qu’aux lois du marché et rester à l’écart des enjeux géopolitiques. Ce pari se révèle tout à fait stupide. On peut en avancer un autre : l’« Airbus des semi-conducteurs » dont se gargarisent les technocrates européens volera sans doute sous pavillon chinois.

PHOTOGRAPHIES JAVIER LUENGO

Evgeny Morozov

Fondateur de la plate-forme The Syllabus. Auteur de Pour tout résoudre, cliquez ici. L’aberration du solutionnisme technologique, FYP, Limoges, 2013.

Notes :

(1) Edward White, « US companies lobby South Korea to free jailed Samsung boss », Financial Times, Londres, 20 mai 2021.

(2) Lauly Li et Cheng Ting-fang, « Foxconn and TSMC sign $350m deal to buy Covid vaccines for Taiwan », Nikkei Asia, 12 juillet 2021.

(3) « Semiconductors — the next wave. Opportunities and winning strategies for semiconductor companies », Deloitte, avril 2019.

(4) « Tesla set to pay for chips in advance in bid to overcome shortage », Financial Times, 27 mai 2021 ; « Volkswagen to design chips for autonomous vehicles, says CEO », Reuters, 30 avril 2021.

(5) Christoph Rauwald, « Bosch opens German chip factory to help relieve global shortage », Bloomberg Businessweek, New York, 7 juin 2021.

(6) Parmi les puces, on distingue entre autres les puces logiques et les puces de mémoire (les premières calculent, les secondes stockent), les puces analogiques (qui numérisent les signaux analogiques comme le son et la lumière), les capteurs, etc. Dans cet article, on utilise indifféremment les termes « puce » et « microprocesseur ».

(7) Cf. « Semiconductors : US industry, global competition, and federal policy » (PDF), Congressional Research Service, Washington, DC, 26 octobre 2020.

(8) Yang Jie, Stephanie Yang et Asa Fitch, « The world relies on one chip maker in Taiwan, leaving everyone vulnerable », The Wall Street Journal, New York, 19 juin 2021.

(9) Ian King et Dina Bass, « Why Amazon, Google, and Microsoft are designing their own chips », Bloomberg Businessweek, 17 mars 2021.

(10) Cf. Tom Meinderts, « The power of section 301 : The Reagan tariffs in an age of globalization », Globalizations, vol. 7, no 4, Abingdon-on-Thames, 2020.

(11) Seamus Grimes et Debin Du, « China’s emerging role in the global semiconductor value chain », Telecommunications Policy, Elsevier, Amsterdam, à paraître.

(12) « Richard Chang : Taiwan’s silicon invasion », Bloomberg Businessweek, 9 décembre 2002.

(13) Pour un point de vue américain, cf. Stephen Ezell, « Moore’s law under attack : The impact of China’s policies on global semiconductor innovation », Information Technology & Innovation Foundation, février 2021, et « China’s new semiconductor policies : Issues for Congress », Congressional Research Service, 20 avril 2021.

(14) Tobias Mann, « Is RISC-V China’s semiconductor salvation ? », SDX Central, 6 mars 2021, www.sdxcentral.com

(15) James Politi et Aime Williams, « Top Biden aide calls for US to embrace “industrial strategy” », Financial Times, 23 juin 2021.

(16) Antonio Varas, Raj Varadarajan, Jimmy Goodrich et Falan Yinug, « Government incentives and US competitiveness in semiconductor manufacturing » (PDF), Boston Consulting Group - Semiconductor Industry Association, septembre 2020.

(17) « Washington to bar US investors from 59 Chinese companies », Financial Times, 4 juin 2021.

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