vendredi, octobre 29, 2021

COUPS DE CRAYON SUR LA CONSTITUTION !

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ILLUSTRATION  FRANCISCA YAÑEZ


ILLUSTRATION  FRANCISCA YAÑEZ


ILLUSTRATION  FRANCISCA YAÑEZ

Coups de crayon sur la Constitution ! consiste en une série d’illustrations sur le thème du processus constituant chilien initié en 2020 pour la rédaction d’une nouvelle Constitution.

Institut français du Chili

Chaque mois, des illustratrices et illustrateurs racontent en images le processus constituant à travers trois caricatures* respectivement accompagnées d’une capsule vidéo.

Illustrations de Alen Lauzán

DESSIN ALEN LAUZÁN 


DESSIN ALEN LAUZÁN


DESSIN ALEN LAUZÁN


Illustrations de Marcelo Escobar

ILLUSTRATION  MARCELO ESCOBAR


ILLUSTRATION  MARCELO ESCOBAR


ILLUSTRATION  MARCELO ESCOBAR

Proposé et organisé par l’Institut français du Chili, ce projet offre à de jeunes artistes, témoins et acteurs de leur Histoire, l’occasion d’entrer à leur tour dans un processus créatif qui valorise la diversité des regards.

Illustrations de Raquel Echeñique

ILLUSTRATION RAQUEL ECHENIQUE

ILLUSTRATION RAQUEL ECHENIQUE

ILLUSTRATION RAQUEL ECHENIQUE

Illustrations de Sol Díaz
 ILLUSTRATION SOL DÍAZ


 ILLUSTRATION SOL DÍAZ


 ILLUSTRATION SOL DÍAZ

Au terme de ce projet, l’ensemble des dessins sera publié sous forme de recueil et présenté lors d’une exposition au Festival de la BD d’Angoulême (France).

ILLUSTRATION FRANCISCO OLEA

ÉTATS-UNIS. WOKISME, LA FABRIQUE D’UN FAUX MONSTRE

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ILLLUSTRATION XAVIER LISSILLOUR

Un mouvement de conscientisation des inégalités a été transformé par la droite trumpisée en épouvantail lui permettant de se lancer dans un nouveau maccarthysme.

par Christophe Deroubaix

Un démon « sape la république et la démocratie ». Jean-Michel Blanquer lance un think tank pour l’étudier, c’est dire l’imminence et la force d’un danger sur lequel le Figaro s’avère intarissable, entre «révolution culturelle en marche » et « totalitarisme soft », abonde le journaliste et écrivain américain Rod Dreher dans les colonnes… du Figaro.

Il est désormais temps de dévoiler l’identité de l’agent destructeur : le « wokisme », une « idéologie » (dixit Alain Finkielkraut) qui fragmenterait les individus en les rabougrissant à une identité (de préférence « raciale » ou de genre) et établirait une police de la pensée traquant l’homme blanc hétérosexuel.

Une invention de la droite américaine 

 

DESSIN AMORIM

Le wokisme va de pair avec la «cancel culture » : ceux qui ne pensent pas comme les nouveaux maîtres sont cloués au pilori sur la nouvelle place publique que sont devenus les réseaux sociaux. Né dans les universités américaines, ce maccarthysme à rebours commencerait à produire ses ravages en France, d’où l’intérêt quasi obsessionnel du ministre de l’Éducation nationale comme du quotidien détenu par la famille Dassault. Tous de crier à « l’importation en France de concepts américains ». Sauf que le wokisme, justement, est une invention de… la droite américaine.

Un état d’éveil et de conscience face à l’oppression

Un peu d’histoire. Le terme « woke » existe bel et bien. Signifiant littéralement « éveillé », il provient de l’argot africain-américain et désigne de manière positive un état d’éveil et de conscience face à l’oppression qui pèse sur les minorités ethniques, sexuelles ou religieuses.

Pour certains, les racines de l’expression plongeraient jusqu’aux années 1960 et le mouvement des droits civiques. Lors d’un discours à l’université Oberlin, le 14 juin 1965, Martin Luther King parle aux diplômés du jour de « leur grand défi : demeurer éveillé (ici ’’awake’’) à travers cette révolution sociale » que le pasteur pensait alors en cours aux États-Unis.

En tout état de cause, le mot ressurgit durant la décennie 2010. Peut-être à partir du mouvement Occupy Wall Street, en 2011. À coup sûr après la naissance de Black Lives Matter, en 2013. Le premier mettait en lumière, à travers son célèbre slogan du « 1% contre les 99% », l’explosion des inégalités sociales. Le second dénonçait la persistance d’un « racisme systémique », malgré l’égalité juridique des droits et l’élection du premier président noir de l’histoire du pays. Le mouvement MeToo constitue en quelque sorte le troisième étage de cette fusée.

« Politique identitaire sous stéroïdes »

Les universités américaines ont effectivement servi de ferment à ces mouvements militants. Depuis des décennies, elles sont pionnières dans les études dites « de genre » ou « raciales » qui décortiquent les mécanismes complexes et sophistiqués des exploitations. Une approche résumée dès 1989 par l’universitaire Kimberlé Crenshaw dans le terme «intersectionnalité », qui vise à décrire une situation dans laquelle une personne regroupe « des caractéristiques raciales, sociales, sexuelles et spirituelles qui lui font cumuler plusieurs handicaps sociaux et en font la victime de différentes formes de discrimination ».

Contester le système sous toutes ses facettes : l’entreprise ne va pas en effet sans dérives. La même Kimberlé Crenshaw regrettait d’ailleurs en 2020, lors d’une interview donnée à Time Magazine, la mauvaise utilisation par certains groupes de son outil conceptuel : « Il y a eu une distorsion. Il ne s’agit pas de politique identitaire sous stéroïdes. Ce n’est pas une machine à faire des mâles blancs les nouveaux parias. »

Déguisé en épouvantail, le woke devient wokisme 

«GAUCHE ILLIBÉRALE »

Trop heureuse de certaines dérives, la droite américaine fait de la partie le tout, transforme un mouvement d’idées en « mouvement politique ». Le woke devient wokisme, déguisé en épouvantail comme, trente ans plus tôt, le « politiquement correct ». Les deux puisent aux mêmes sources – entre la French Theory (Foucault, Derrida, Deleuze) et la bataille pour l’hégémonie culturelle (Gramsci) – et contestent l’ordre établi jusque dans ses mots et ses représentations. Comme dans les années 1990, les conservateurs crient aux atteintes à la « liberté d’expression ». Une partie de la presse mord à l’hameçon, qui s’effraie de ce «nouveau puritanisme» (The Atlantic) et de cette «gauche illibérale » (The Economist).

ILLUSTRATION  NICOLAS ORTEGA

Dans un article récemment publié, le journaliste Michael Hobbes démonte l’argument : « Il y a soixante ans, vous pouviez dire ’’Les Noirs et les Blancs ne devraient pas avoir le droit de se marier’’ dans presque chaque église, lieu de travail ou université dans le pays. Aujourd’hui, ceux qui pensent cela hésitent à l’exprimer à peu près partout. Tant mieux. » C’est l’ensemble de la société américaine qui est plus woke. Et c’est précisément ce qui effraie la droite trumpisée.

L’arsenal répressif des républicains

Après l’invention du wokisme, voici l’instrumentalisation de la « théorie de la race » (Critical Race Theory), courant académique né dans les années 1980, désormais accusé de truffer le cerveau des petits Américains de contre-vérités historiques. La ficelle est grosse, mais elle actionne un arsenal répressif des républicains là où ils sont au pouvoir. Ici, l’interdiction de diffuser dans les écoles le documentaire  I Am Not Your Negro, consacré à l’auteur noir américain James Baldwin, ou la volonté de groupes de parents d’élèves de chasser de la bibliothèque le très séditieux Martin Luther King et la marche sur Washington. Là, au Texas notamment, la chasse aux mots (« antiracisme », « patriarcat », « privilège blanc », « racisme systémique ») et aux livres qui en parlent. Le wokisme vaut bien un nouveau maccarthysme.

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mardi, octobre 26, 2021

SCANDALE. CHILI : UN JOURNAL CONSERVATEUR ACCUSÉ D’APOLOGIE DU NAZISME


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Dimanche 24 octobre 2021, le grand quotidien ultraconservateur de Santiago El Mercurio a publié une page entière de la biographie d’Hermann Göring à l’occasion des soixante-quinze ans du suicide en prison du criminel de guerre nazi. Devant le tollé provoqué, notamment, sur les réseaux sociaux, le journal a fini par s’excuser dans une courte petite note de sa direction.

COURRIER INTERNATIONAL PARIS 

JOURNAL « EL MERCURIO »
DU 24 OCTOBRE 2021 

Dans son édition de dimanche 24 octobre, le quotidien chilien connu pour sa ligne très conservatrice El Mercurio a publié une pleine page titrée : “À 75 ans de sa mort : Hermann Göring, le successeur de Hitler.” Ce qui déjà est faux puisque le criminel de guerre nazi, fondateur de la Gestapo, s’est suicidé le 15 octobre 1946, après avoir été condamné à mort lors du procès de Nuremberg.

Voire doublement faux puisque El Mercurio explique lui même dans l’une des vingt et une notules biographiques que, “dans son testament politique du 29 avril 1945 [la veille de son suicide], Hitler l’a expulsé du parti et a annulé le décret qui en faisait son successeur”. Mais au-delà de ces erreurs factuelles, c’est surtout l’importance donnée à ce personnage et le traitement journalistique du sujet qui a révolté une partie de l’opinion chilienne.

Une véritable fortune

Dans ces vingt et un mini-épisodes, le quotidien retrace la vie de Göring depuis sa prime enfance jusqu’à son suicide en prison, la veille de son exécution, en passant par ses deux épouses et sa participation à la Première Guerre mondiale. El Mercurio reprend certaines de ses citations, comme en 1922 après avoir écouté un discours d’Adolf Hitler : “Je suivrais cet homme corps et âme.”

Selon le journal, Göring aurait amassé une véritable fortune, notamment “grâce aux dons de banquiers et d’industriels”. La spoliation de biens juifs est passée sous silence.

Lors du procès du procès de Nuremberg, “où il est apparu souriant, […] il a insisté sur la loyauté à Hitler et affirmé n’avoir rien su de ce qui se passait dans les camps de concentration”.

“Inacceptable”

Si elle n’a rien d’un éloge de Göring, la page entière qui lui est consacrée a provoqué un tollé dans la presse et les réseaux sociaux. “L’article du journal du matin qui revient sur la vie du successeur de Hitler a suscité un énorme rejet, écrit le site El Mostrador. L’ambassade d’Allemagne, […] qui n’a pas pour habitude de commenter publiquement les articles de presse, […] condamne la publication d’El Mercurio.”

En réponse à un tweet d’une journaliste, l’ambassade a twitté :

« Nous voulons simplement que cela soit bien clair : ce personnage, H. Göring, a commis des crimes contre l’humanité et fut l’un des piliers du régime nazi.»

CAPTURE D'ÉCRA

La communauté juive du Chili a également réagi. Elle “rejette et condamne la publication d’El Mercurio, […] qui fait une apologie du nazisme. […] Une telle publication serait un délit en Europe. Inacceptable.

CAPTURE D'ÉCRAN

Repris par le site du journal Biobiochile, les principaux leaders politiques du pays ont également dénoncé l’article, “l’apologie” du nazisme et ont exprimé leur “solidarité avec la communauté juive”.

CAPTURE D'ÉCRAN

Face à ce tollé, El Mercurio daté de ce mardi 26 octobre a fini par présenter des excuses dans une note de quelques lignes de la rédaction, à l’intérieur de la page “Courrier des lecteurs” :

« Nous n’avons jamais eu l’intention de faire l’apologie de quoi que ce soit. […] Il s’agissait d’un sujet historique comme nous l’avions fait pour d’autres personnages. […] Nous comprenons cependant qu’évoquer ce sujet délicat exigeait un meilleur traitement. […] Un sujet particulièrement douloureux pour les victimes de l’Holocauste et leurs familles, auxquelles nous présentons nos excuses. Nous regrettons que cet article ait pu être pris comme une offense envers eux, ce qui est une erreur dont nous avons la responsabilité, et nous réaffirmons notre engagement permanent pour un journalisme de qualité sans exclusion.» 
José Martín

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« CHILI UNE CONCENTRATION
 MÉDIATIQUE EXCEPTIONNELLE »

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lundi, octobre 25, 2021

CHILI - UNE AUTRE MANIÈRE D’ÊTRE PLURIEL : VERS UNE DÉMOCRATIE PLURINATIONALE

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ELISA LONCON PHOTO AGENCIA UNO

 

Lors de la première session de la Convention constitutionnelle, dimanche 4 juilllet, Elisa Loncon Antileo, universitaire mapuche, a été élue présidente de l’Assemblée constituante lors du deuxième tour du vote, avec 96 voix, contre 33 pour Harry Jurgüensen et 18 pour Patricia Politzer, dépassant ainsi les 78 voix nécessaires à son élection. Ce texte a été publié dans le numéro d’août de l’édition chilienne du Monde diplomatique.

Elisa Loncón Antileo

ELISA LONCON.
PHOTO CÉSAR CORTÉS.

Nous vivons sans nul doute des moments historiques. Il y a quelques semaines il m’a été donné d’assumer l’une des plus grandes responsabilités de ma vie, la présidence de la Convention constitutionnelle du Chili. Je reconnais le poids de multiples époques qui reposent sur nos épaules, nous sentons ces passés à chaque pas que nous faisons.


Nous, les peuples du Chili n’avons jamais eu – jusqu’à maintenant – la possibilité de rédiger notre Carta Magna dans un cadre démocratique et pluriel ; toutes ont été autoritaires et mono-culturelles. En outre, que cette instance inédite soit présidée par une femme mapuche est d’une profondeur historique insoupçonnée. J’en ai bien conscience et j’assume cette responsabilité collective.


Cette tâche est celle de tous les peuples du Chili et du Wallmapu [1], car nous, les différents peuples qui vivons au Chili, sommes indéfectiblement liés à une histoire partagée, bien que – c’est fondamental de le dire – cette histoire comporte des méandres clairs-obscurs, des mémoires qui circulent à contre-courant des récits officiels. Toute possibilité de rencontre doit donc partir de cette réalité vaste et profonde, il n’y a pas d’alternative, pas de chemins plus rapides ; les raccourcis dans ce cas seraient des pièges. Le Chili n’a pas été un jardin d’Eden, il y a des douleurs, des cicatrices non refermées ; regarder ces blessures, en parler, est la seule façon d’en guérir. En définitive, il est impossible de construire le Chili futur sans rendre compte de toutes ces blessures qui se sont si fortement exprimées depuis le 18 octobre 2019.


Je pars de ce triste point de départ parce qu’il n’y a pas d’autre manière d’entreprendre l’immense tâche qui se présente à nous. Longtemps les forces de l’oubli ont voulu dominer et nous avons vécu durant des décennies dans une illusion, une oasis : celle d’un pays aux avancées puissantes et unifiées. Un beau jour ce mirage a fini par exploser et sur tous les territoires on a commencé à entendre : le Chili s’est réveillé ! Ce réveil nous a conduit ici, pour imaginer les contours de ce pays nouveau que nous portons en nous.


Pour cette raison nous parlons de refondation, nous sommes en train de constituer les nouvelles relations sociales, politiques et culturelles du pays, après la pulsion destituante. Un pays qui a été conçu durant tant de siècles exclusivement par des hommes blancs appartenant à l’élite peut aujourd’hui s’imaginer à partir des territoires profonds, des langues occultées et des corps meurtris. C’est pour cette raison que nous les femmes mapuche aurons un rôle décisif dans ces tâches refondatrices.


Nous, femmes indiennes, avons été infériorisées durant des siècles, tant par les systèmes institutionnels du pouvoir que par nos propres instances organisatrices. Les chemins jusqu’ici n’ont pas été faciles, l’« infériorisation » et les regards de mépris n’ont pas manqué mais avec de la ténacité et du travail collectif il est possible de saper les bases de la culture coloniale et patriarcale. Il est clair pour moi qu’avec ma présidence nous n’effacerons pas des siècles de douleurs ; demain ne sera pas rendu complètement meilleur par ce simple fait mais je ne nie pas non plus l’importance historique du moment que nous vivons. Il incombe désormais à toutes et à tous de donner une viabilité politique à la profondeur du symbole et de continuer à approfondir ce changement culturel pour les générations futures.


Je rêve précisément que filles et garçons puissent habiter ce monde sous une pluralité de regards et dans une connexion réciproque avec la nature. C’est le pari que nous défendons, nous les peuples indiens, pour le XXIe siècle : faire naître une société démocratique à partir des territoires et des communautés, en articulant les autonomies avec des sociétés plurinationales, en transformant les relations de pouvoir, en déconcentrant le contrôle de la parole et des décisions pour que surgissent les voix historiquement marginalisées, les femmes, les dissidences, les Indiens, les afro-descendants, les peuples métis, travailleurs et travailleuses.


Notre tâche consiste à construire une autre manière d’être pluriel au sein de laquelle la reconnaissance de nos subjectivités et de nos histoires, permettrait de nouveaux dialogues. Pou dépasser la société mono-culturelle il s’agit non seulement de rendre visibles des différences mais avant tout de tisser de nouveaux liens en établissant des symétries de rationalités. Avec ceci, la plurinationalité cesse d’être une solution cosmétique ou exclusivement réservée aux Indiens et se transforme en modèle démocratique de coexistence dans lequel chaque culture, territoire, nation peut tracer ses chemins dans le foisonnement d’un tout hétérogène. La tâche est de faire du Chili une communauté politique qui se pense et se projette multiple, complexe, décentralisée, enracinée dans le futur du pays profond.


Le développement de ces nouveaux axes d’articulation oblige à chercher des concepts et des inspirations dans des zones historiquement niées. Les siècles qui ont construit des liens sur la base de l’homogénéisation touchent à leur fin et émergent comme des espoirs les connaissances indiennes, les façons de regarder le monde qu’ont eues durant des siècles les nations originaires. Et dans cette projection sociétale plurielle, les langues des peuples constituent un ciment et un élan, c’est-à-dire qu’ils permettent d’élaborer la refondation à partir de conceptions profondes qui servent de points de départ à la construction des temps futurs.


Un exemple de ces possibilités est la notion mapuche d’itxofill mogen, qui exprime une interprétation de la réalité habitée par de multiples vies, chacune fondamentale pour l’équilibre du monde. Parmi ces vies, il y a les nôtres, à nous les humains, mais nous ne sommes pas les seuls, au contraire, nous avons besoin de la pluralité des vies qui transitent par la mapu [2]. Cette idée est refondatrice, elle offre la possibilité de dépasser les mentalités qui défendent l’extractivisme. Dans ce cadre de pensée, il n’est pas possible de poursuivre la destruction de la nature, car nous lui sommes redevables, plus même, nous avons si, comme humanité, nous prétendons continuer à vivre dans ce monde. En fin de compte l’ixtofill mogen est une réponse mapuche à un problème de l’humanité entière, le réchauffement global.


Partant de ce qui a été dit, il est possible d’approfondir l’idée que la plurinationalité n’est pas un sujet qui ne concerne que les Indiens, du moins il ne devrait pas l’être, mais une opportunité pour la société dans son ensemble. En faisant dialoguer les rationalités et les savoirs il est possible de construire un chemin pour répondre aux problèmes fondamentaux de l’humanité actuelle ; c’est vers cela que s’achemine le XXIe siècle. Aujourd’hui le Chili a la chance indéniable de s’ouvrir à cet avenir possible.


Certes, cet exercice requiert une éthique nouvelle, une éthique de la reconnaissance de l’autre, de tous ceux qui se sont construits comme les autres au fil de l’histoire pour, à partir de là, rendre possible la compréhension des langues et des savoirs indiens : cela signifie instaurer les conditions pour écouter et comprendre la profondeur des paroles niées tout au long des siècles.


La rédaction d’une nouvelle constitution est une opportunité inégalée d’instaurer ces conditions d’écoute et de dialogue, en sachant évidemment que cette rédaction n’est pas la tâche exclusive de 155 personnes mais avant tout un débat culturel de la société dans son ensemble. Nous travaillerons pour assurer ces conditions : pour cela il est indispensable que certaines séances de la Convention se tiennent dans diverses régions du pays et, à mesure que le processus acquerra une plus grande consistance, que nous fassions en sorte que la diversité des voix des territoires ait une résonance au sein de la Convention.


Il est ainsi fondamental durant le déploiement de cette conjoncture de construire une institution ayant de larges liens avec la société grâce à de solides processus de participation. En ce sens nous, les nations originaires, avons des pratiques organisationnelles et politiques que nous pouvons mettre à disposition, dans le but de refonder aussi la démocratie. Quand nous parlons d’autonomie et d’autodétermination, ce que nous proposons ce sont d’autres manières de comprendre les processus démocratiques et de repenser aussi les modèles de gouvernance qu’ont eu les différents États.


La participation des nations originaires au débat constitutionnel ne doit donc pas commettre l’erreur d’imposer des formes externes de prise de décision car cela limiterait notre participation et invaliderait de fait les normes de décision des peuples et des communautés. La participation doit être souveraine et respecter les droits à l’autonomie et à l’autodétermination. Dans l’histoire des nations indiennes ont existé divers épisodes de participation qui sont inscrits oralement dans la mémoire collective ou consignés dans des chroniques historiques. Dans l’univers mapuche il existe les parlements, les gvlamtuwvn ou tribunaux mapuche. Durant la dictature le « palin », ou jeu de balle, a joué un rôle important dans les prises de décisions. Après cela, pour l’approbation du drapeau mapuche et l’activation des rôles des autorités originaires, se sont réunis les Nor Gvlamtuwvn (conseils sociopolitiques ou tribunaux mapuche). Ces processus ont généré des changements dans l’histoire des prises de décisions indiennes, permettant de passer de la négation à l’existence et la visibilisation des luttes.


Un des grands défis que nous aurons probablement à relever sera de parvenir à démocratiser l’État grâce à des modèles d’organisation mieux articulés avec les territoires, sans pour autant étatiser les formes communautaires de liens territoriaux. Cela requiert de penser que le public n’est pas un équivalent de l’étatique, mais qu’il est possible de construire des modèles de gouvernance au sein duquel ce qui est public puisse être aussi communautaire. Il s’agit donc non seulement de décentraliser le pouvoir mais aussi de le disperser, de construire des outils politiques qui fasse descendre la démocratie jusqu’à la base et l’élargisse. En d’autres termes, il faut dépasser l’idée que la démocratie consiste simplement à voter et permettre aux structures de l’État de correspondre aux modèles d’organisation qui sont ceux des peuples au sein de leurs territoires.


En définitive, les temps que nous vivons revêtent une intensité inusitée qui se ressent surtout dans la capacité que nous avons d’imaginer et de projeter une société nouvelle à partir de mondes qui ont été niés depuis des décennies et des siècles. Pour que cela devienne une réalité concrète, il est vital de construire des dialogues symétriques entre peuples et territoires, de nous obliger en tant que société à un effort d’intelligibilité, en valorisant l’écoute des savoirs profonds, en reconnaissant le plurilinguisme comme une chance pour tous et toutes car, ce faisant, il sera possible de repenser les liens entre les être humains et entre les êtres humains et la nature, et de découvrir qu’existe une démocratie au-delà de la démocratie représentative, une démocratie qui surgit des peuples, en respectant les autonomies et en nourrissant des liens plurinationaux. C’est une tâche gigantesque, mais qui a l’avantage d’être une tâche qui incombe à tous et toutes.

- Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3592.

- Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.

- Source (espagnol) : Le Monde diplomatique, édition chilienne, n° 231, août 2021, p. 6.

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ELISA LONCÓN

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UN CHANT LOCAL DEVENU MONDIAL

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PHOTO MARIE ROUGE

Plusieurs dizaines de femmes ont participé à la célèbre performance «Un violador en tu camino», à l’appel des militantes du collectif chilien Las Tesis, place de la République à Paris mercredi 20 octobre 2021. (Libération)

 ÉGALITÉ  Un chant local devenu mondial

De passage à Lausanne, le collectif féministe chilien Las Tesis revient sur les origines de la performance Un violeur sur ton chemin.

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par SOPHIE DUPONT

Un chant local devenu mondial 1

Le collectif d'art et de performance
féministe LAS TESIS (Chili)
était de passage à Lausanne
à la maison de quartier sous-gare. 
PHOTO OLIVIER VOGELSANG

VIOLENCES SEXUELLES 

Des femmes, dans la rue, les yeux bandés, menant une chorégraphie sur un rythme tranchant, en scandant un slam puissant: «Le coupable, ce n’est pas moi, ni mes fringues, ni l’endroit. Le violeur, c’est toi» pour l’interprétation française. «Y la culpa no era mía, ni dónde estaba, ni cómo vestía. El violador, eres tú» pour la version originale née au Chili. En quatre couplets, la chanson Un violador en tu camino dénonce les violences sexuelles et la culture patriarcale qui les sous-tendent. La performance a été jouée pour la première fois le 20 novembre 2019 devant un commissariat à Valparaiso, au Chili, pour dénoncer la répression de la contestation sociale en cours. Elle est l’œuvre du collectif Las Tesis, composé de quatre femmes, Sibila Sotomayo, Paula Cometa, Daffne Valdés, Lea Caceres, issues du milieu du théâtre, du design et des sciences sociales. La performance s’est rapidement répandue dans des centaines de villes et quartiers sur tous les continents. En Suisse, elle a été scandée notamment à Genève, Lausanne, Berne et Zurich. Rencontre avec Las Tesis, en tournée européenne et de passage à Lausanne lors du Festival onirique des libertés.

Comment est née la performance Un violador en tu camino?

Sibila Sotomayo: Notre démarche consiste à traduire des théories féministes en langage artistique, que ce soit de la danse, du chant, du graphisme. Nous avions fait en 2018 une performance de courte durée, Patriarcado y Capital es alianza criminal (le patriarcat et le capital est une alliance criminelle), basée sur l’œuvre de Silvia Federici. En 2019, nous nous sommes inspirées des thèses de Rita Segato, anthropologue argentine, qui affirme que le viol n’est pas une question personnelle mais sociale. C’est le patriarcat, structurel, qui va rendre possible le viol. Nous avons essayé de traduire cette idée dans une performance scénique de quinze minutes, intitulée Le violeur c’est toi, qui inclut la chanson Un violeur sur ton chemin. Puis il y a eu au Chili ce grand soulèvement social, politique et culturel en octobre. Dans ce contexte, nous avons décidé de sortir dans la rue avec cette chanson pour protester contre la violence politique et sexuelle, commise par la police.

Que s’est-il passé à ce moment pour les femmes?

SiS: Non seulement pour les femmes mais aussi pour toute la communauté LGBTQI+, visée aussi par les violences politiques sexuelles. Dans le contexte des protestations, la police a procédé à des détentions, il y a eu des dénonciations de torture et de violences sexuelles envers les femmes et les personnes de la communauté LGBTQI+. Lors des arrestations, la police leur demandait notamment de se baisser nues, les mains derrière la tête.

Ce mouvement est repris dans la performance….

SiS: C’est une référence à ce genre de violences très concrètes. C’est parce que celles-ci se sont produites que nous sommes sorties dans la rue avec cette chanson. Dans les années 90, la police avait un slogan qui disait «un ami sur ton chemin», un amigo en tu camino. Nous l’avons transformé en Un violeur sur ton chemin. Parce que c’est ce qui se passe.

«C’est le patriarcat, structurel, qui va rendre possible le viol»

Sibila Sotomayo

À quoi est due la contestation sociale de 2019?

Paula Cometa: Le soulèvement a été provoqué par l’augmentation du prix du métro, alors que le Chili est un pays cher et que les salaires sont bas. La coupe était pleine. D’autres revendications sociales se sont ajoutées, concernant notamment la santé, l’éducation. Et les manifestant·es y ont dénoncé la Constitution, rédigée sous la dictature de Pinochet, en 1980, toujours en vigueur aujourd’hui.

Quelles étaient les revendications des femmes?

SiS: Parlons plutôt des revendications des féministes. Au Chili, le mouvement féministe est très transversal et solidaire des dénonciations sociales. Nous avons aussi dénoncé les violences spécifiques contre les femmes et les personnes de la communauté LGBTQI+, le droit à l’avortement. Nous ne demandions pas de petits changements mais de transformer le système.

Daffne Valdés: Après un mois de protestations, mais également de répression et de violence policière quotidienne, les gens ont commencé à s’organiser en assemblées populaires dans les quartiers. Nous y avons participé. Et même dans ces lieux, les revendications féministes étaient toujours mises sous le tapis. Les hommes parlaient plus forts, imposaient leurs visions. Au même moment, les contestations étaient durement réprimées. Plus de cinq cents personnes ont perdu un œil, parfois les deux, à cause des tirs de la police. Les violences sexuelles continuaient, c’était trop. Dans ce contexte, descendre dans la rue avec la performance Un violeur sur ton chemin a permis de mettre en avant les dénonciations féministes et de montrer qu’elles sont liées aux autres dénonciations sociales.

La performance a été largement relayée sur les réseaux sociaux…

SiS: Des femmes et personnes de la communauté LGBTQI+ ont commencé à reprendre le refrain de la chanson Y la culpa no era mía, ni dónde estaba, ni cómo vestía (la coupable, ce n’est pas moi, ni mes fringues, ni l’endroit) en donnant leur témoignage sur les réseaux. Par exemple, la coupable ce n’est pas moi, – Camila 19 ans – ni mes fringues, – une robe –, ni l’endroit – la maison de mon oncle. Nous avons repris ces témoignages dans notre performance scénique Le violeur c’est toi, que nous avons finalement jouée en janvier.

Des milliers de personnes ont repris la chanson à travers le monde. Vous vous attendiez à un tel succès?

SiS: Non, jamais. C’était une performance très locale, à Valparaiso, nous n’avions aucune intention d’en faire plus. Les gens ont commencé à filmer les performances, les partager sur les réseaux et les reproduire. Nous étions abasourdies.

Vous avez lancé un appel aussi…

SiS: Oui, une fois que la performance circulait déjà et que nous avions reçu des centaines de messages, nous avons lancé un appel aux féministes du monde entier à se la réapproprier. Nous leur envoyions sur demande la base musicale. Le résultat a été impressionnant. Des vidéos du monde entier nous ont été envoyées et nous souhaitons en faire quelque chose dès que nous aurons trouvé le temps.

TRANSFORMER LA THÉORIE FÉMINISTE EN ART

Dans la maison de quartier Sous-gare à Lausanne, une centaine de participant·es ont tenté de donner corps aux thèses féministes dans un atelier animé par le collectif Las Tesis.

Le défi semble grand. Comment traduire la théorie féministe en langage artistique, qu’il soit corporel, graphique ou autre? L’atelier animé par le collectif chilien Las Tesis à la maison de quartier Sous-gare à Lausanne a attisé la curiosité d’une centaine de personnes, dont une majorité de femmes de tous âges. L’événement était organisé par le Festival onirique des libertés.

Assises devant la scène, les quatre femmes du collectif présentent trois thèses de la philosophe Judith Butler et de l’anthropologue Rita Segato. «Laquelle vous parle?» lancent-elles à l’assistance. Après un silence gêné, les langues se délient, plusieurs femmes s’expriment sur les oppressions, le viol, la culture du secret, la honte, la violence systémique. Une préférence se dessine pour une thèse de Judith Butler, qui affirme que la population se divise entre les vies dignes d’être protégées et les autres.

«Travailler avec nos corps et nos émotions crée du lien et permet de nous sentir plus fortes» 

Place à l’expression artistique. Les participant·es qui ont choisi le langage corporel se réunissent par petits groupes pour traduire les mots en postures. Les discussions sont animées, des gestes sont esquissés, connectés les uns aux autres. Puis les performances créées spontanément sont jouées sur le rythme de la chanson Un violeur sur ton chemin. Des silhouettes avançant en tâtonnant, les deux mains sur la bouche, des yeux égarés, puis des corps se rattrapant, se soutenant, les performances évoquent la peur, le silence mais aussi la solidarité face à l’altérité. «Nunca màs solas» (plus jamais seules), lance le groupe à la fin de sa chorégraphie. Les présentations se succèdent, les émotions se transmettent.

«Il y avait tant de force, tant d’énergie ensemble. Travailler avec nos corps et nos émotions crée du lien et permet de nous sentir plus fortes», déclare une participante à l’heure du débriefing. Silvana, la quarantaine, originaire du Chili, est venue depuis Berne pour l’occasion. «Las Tesis a donné une voix au peuple chilien que le gouvernement tente de réduire au silence. Là-bas, leur performance a touché les jeunes femmes, les mères de famille, les grands-mères et les a réunies», témoigne-t-elle. SDT

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PHOTO ATON