vendredi, avril 29, 2022

CHILI : UN PLURALISME LIMITÉ, DES JOURNALISTES ENCORE VULNÉRABLES

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CARICATURE D'ARES

Malgré une relative stabilité démocratique, le Chili reste en proie à des problèmes de corruption et souffre encore des relents de la dictature militaire. 
Dans un contexte de forte concentration de la presse, le pluralisme fait défaut et les médias communautaires ne parviennent pas à assurer la pérennité de leurs activités, limitant gravement le débat démocratique dans le pays. 


ILLUSTRATION UMWELTINSTITUT MÜNCHEN
En dépit d’avancées notables en matière d’accès à l’information et de l’usage d’internet, le secret des sources est régulièrement mis à mal, et certains thèmes restent difficiles à aborder, comme par exemple les revendications des communautés Mapuches, en conflit avec l’État chilien depuis près de 200 ans, ou encore la corruption de la classe politique. 

MAURICIO WEIBEL BARAHONA
CAPTURE D'ÉCRAN

Le journaliste Mauricio Weibel, pour avoir dévoilé en 2015 une affaire de détournement de fonds au sein de l'armée chilienne, a été visé par une opération d'espionnage illégale. Depuis 2019, les reporters qui couvrent les manifestations sont fréquemment pris à partie, agressés, et manquent de protection.

mardi, avril 26, 2022

CHILI : BIENTÔT PLUS D’EAU AUX ROBINETS DE SANTIAGO ?

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PHOTO JOE FOX 

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REPORTERRE
À Santiago, le moment tant redouté est arrivé : les autorités ont annoncé un plan de rationnement de l’eau potable. Confrontées à douze années de sécheresses consécutives, la capitale et sa région se préparent à une pénurie extrême.

Reporterre Chili, correspondance

La rivière Mapocho, qui traverse la métropole installée au pied de la cordillère des Andes et de ses glaciers, est asséchée. Son débit aurait baissé de 57 % en 2021, quatrième année la plus sèche enregistrée au XXIème siècle, selon la Direction météorologique du Chili.

Face à cette situation inédite, le gouverneur de l’agglomération de Santiago, Claudio Orrego, a annoncé le 11 avril que « pour la première fois dans son histoire, Santiago a [désormais] un plan de rationnement de l’eau, conséquence de la gravité du dérèglement climatique ». Il a ajouté qu’« une ville ne peut pas vivre sans eau », et qu’il faut se préparer «au fait qu’il n’y ait pas suffisamment d’eau pour tous ceux vivant ici ». Désormais en vigueur, ce protocole ne s’appliquera qu’en cas de besoin en fonction de la disponibilité en eau, et restera actif jusqu’à nouvel ordre du gouverneur.

Afin d’éviter le fameux « jour zéro », date limite où l’eau ne coule plus au robinet, la région de Santiago — où vivent 8 millions d’habitants — a proposé un plan graduel de restrictions, en fonction de la disponibilité en eau. Les deux premiers paliers réduisent l’usage des eaux non indispensables (principalement celles utilisées pour irriguer les jardins ou pour les piscines) et la baisse de la pression au robinet. Le niveau rouge, palier le plus élevé, prévoit des coupures rotatives pouvant aller jusqu’à 24 heures. Les entreprises qui fournissent de l’eau potable ont désormais le droit d’effectuer ces coupures tous les 12, 6 et 4 jours, selon le déficit à couvrir.

PHOTO MARTIN BERNETTI / AFP

Le Mapocho asséché, traversant Santiago. Photo Martin Bernetti

« Il est important de souligner que le rationnement ne concerne que trois municipalités de Santiago [environ 1 million d’habitants sur les 8 millions de la région métropolitaine], où la consommation d’eau par habitant est la plus élevée, explique à Reporterre Chloé Nicolas Artero, géographe spécialisée sur les questions hydriques au Centre des sciences du climat et de la résilience du Chili (CR2). Ce sont les quartiers les plus cossus, comme Lo Barnechea qui consomme environ 500 litres par habitant par jour [notamment pour arroser et remplir les piscines]. Alors qu’à deux pas de Santiago, dans les zones rurales, des centaines de milliers d’habitants se font livrer par camions-citernes 50 litres d’eau par jour, minimum établi par l’Office national des urgences du Chili. »

INFOGRAPHIE  SISS

La consommation d’eau potable dans la région métropolitaine à Santiago est proche de la moyenne nationale, environ 160 L/hab/jour, à l’exception des communes du secteur oriental, avec une demande significativement majeure (conséquence de l’arrosage résidentiel, entre autres). © SISS

« Une surconsommation d’eau » liée à l’exportation

La « méga-sécheresse », comme elle est désormais souvent appelée, devient une réalité pour les habitants de la capitale, mais elle l’est déjà depuis une décennie pour les populations rurales. Les petits paysans abandonnent leurs cultures et les éleveurs ont perdu des milliers de têtes de bétail. « Il y a deux principaux facteurs à la sécheresse au Chili. Le premier est d’ordre naturel, lié au dérèglement climatique », précise Chloé Nicolas Artero. La baisse des précipitations a atteint 30 % entre 2010 et 2019 selon le CR2, son centre de recherche climatique.

Le deuxième facteur est d’ordre social et anthropique. « On constate au Chili une surconsommation d’eau dans l’ensemble des bassins versants, liée à l’activité exportatrice : au nord, l’industrie minière ; au centre, l’agro-industrie qui exporte avocats, raisins ou amandes vers le nord du globe ; et au sud, des monocultures d’eucalyptus et de pins qui réduisent les capacités des sols à absorber l’eau. » Au Chili, l’agriculture et les industries forestière et minière consomment 90 % des ressources en eau. L’usage domestique ne représente, lui, que 10 %.

Selon Claudio Orrego, « Santiago et le Chili sont amenés à mener une véritable révolution hydrique. Nous devons créer une culture de la pénurie d’eau où les entreprises, l’agriculture, l’État et les citoyens protègent la ressource ». Le jeune président Gabriel Boric, quelques jours après sa prise de fonction début mars, avait évoqué d’« éventuels rationnements d’eau, vu le niveau de la crise ».

La question de l’eau au Chili est centrale. La Convention constitutionnelle qui rédige le nouveau texte fondamental vient d’accorder à l’or bleu le statut de « bien commun inappropriable », première étape symbolique pour mettre fin au modèle privé de l’eau, instauré par la Constitution de 1980, adoptée pendant la dictature de Pinochet.

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lundi, avril 25, 2022

AU PORTUGAL, LA DÉMOCRATIE A DÉPASSÉ LA DICTATURE

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« Viva Abril - Portugal Carnation Revolution » est une œuvre numérique
de Western Exposure qui a été téléchargée le 2 septembre 2019

Les Portugais ont célébré, ce lundi, le 48ème anniversaire du retour de la démocratie. La révolution des œillets, le 25 avril 1974, a mis fin à presque 48 ans de dictature militaire.

[ Pour écouter, cliquer ici !]
  APARCOA «  GRÂNDOLA, VILA MORENA  » 
EXTRAIT DE CHILE, AMIGA RDA1975 
COMPOSITION DE  ZECA AFONSO 

Les Portugaises ont défilé avec, dans les cheveux,
un œillet rouge, symbole de la révolution.
PHOTO AFP
e Portugal célèbre, ce lundi, le 48ème anniversaire de la révolution des œillets, début de l’actuel régime démocratique, dont la longévité vient de dépasser celle de la dictature fasciste, instaurée en 1926, le 28 mai. «C’est un grand pas. La liberté a créé des racines, et il faut en prendre soin», a déclaré le Premier ministre Antonio Costa depuis sa résidence officielle, exceptionnellement ouverte au public.
«La liberté a créé des racines, et il faut en prendre soin!» Antonio Costa, Premier ministre portugais
Dans le centre de la capitale, des milliers de personnes, citoyens, membres de partis politiques et syndicats se sont donné rendez-vous pour défiler sur l’avenue da Liberdade. «25 avril toujours, le fascisme plus jamais», scandaient les participants, tandis que d’autres entonnaient l’hymne révolutionnaire, «Grandola Vila Morena».

«C’est d’autant plus important de célébrer les valeurs du 25 Avril» quand «on voit le contexte international», et notamment la guerre en Ukraine, confie Bruna Nunes, une étudiante de 17 ans qui a défilé avec dans les cheveux un œillet rouge, symbole de la révolution.

Il y a 48 ans, des militaires portugais ont renversé la dictature dirigée par Antonio de Oliveira Salazar jusqu’en 1968, puis par Marcelo Caetano jusqu’à la chute du régime. Ce soulèvement avait également permis de mettre fin à treize ans de guerres coloniales. «J’avais 17 ans à l’époque, et j’ai échappé de peu à la guerre», raconte Antonio Calista, un retraité lisboète empoignant un drapeau rouge et vert aux couleurs du Portugal.

Hommage aux capitaines d’avril

Un peu plus tôt dans la matinée, s’était tenue une cérémonie solennelle au Parlement, en présence des principaux responsables politiques et du président, le conservateur Marcelo Rebelo de Sousa, qui a rendu hommage aux forces armées et aux capitaines d’avril (la révolution des Œillets a la particularité de voir des militaires renverser un régime, sans pour autant instaurer un régime autoritaire, ndlr).

«On ne remerciera jamais assez» les capitaines d’avril, qui ont ouvert la voie à la démocratie, a souligné le chef de l’État, ajoutant que grâce à leur geste «unique, singulier et décisif», il est possible de vivre aujourd’hui en liberté. 
(AFP)

jeudi, avril 21, 2022

AU CHILI, LES INDIGÈNES MAPUCHE VEULENT RECONQUÉRIR LEURS TERRES

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PHOTO CRISTOBAL OLIVARES 

REPORTAGE Emaillé de violences et d’occupations illégales, le désaccord historique autour de la restitution des terres ancestrales de la population autochtone Mapuche se trouve à un tournant, avec l’arrivée au pouvoir du président de gauche, Gabriel Boric.

Par Flora Genoux (Temuco, Chili, envoyée spéciale)

entre les pins et les eucalyptus se dresse une modeste maison. Une vaste pièce, un fourneau, deux canapés fatigués, un téléviseur et, dehors, côté jardin, un potager, quelques animaux (poules, oies, brebis, chevaux), du bois de chauffage. Voilà cinq ans que Carolina Soto Campos, 33 ans, et son mari, 52 ans, vivent sur ce terrain avec leurs trois enfants. Nous sommes au cœur de la région de l’Araucanie, dans le sud du Chili, une zone en grande partie agricole et forestière située entre le Pacifique et la cordillère. L’endroit a des airs de bout du monde : plus bas, plein sud, le pays file se morceler dans l’océan ; plus haut, en direction du nord, il faut rouler près de 600 km pour atteindre Santiago, la capitale.

PHOTO CRISTOBAL OLIVARES 

Carolina Soto Campos et sa fille Sofia, de la communauté mapuche Lof Dawulko Karulen, non loin de leur maison, le 3 mars 2022. Carolina et sa famille occupent six hectares de terrain, actuelle propriété d’une entreprise forestière.

Carolina Soto Campos et les siens sont des Mapuche, littéralement le « peuple de la terre », de loin la principale population indigène du Chili (1,7 million de personnes sur 19 millions). Et, s’ils vivent en Araucanie, c’est justement pour revendiquer cette terre de leurs ancêtres. « C’est notre besoin, comme Mapuche, de pouvoir cultiver la terre, prévient cette femme de caractère. Après avoir été dépouillés, trompés, on veut être près de la mapu [la terre]. C’est ici que je me sens libre. » « Libre » et engagée dans un singulier défi : « récupérer » ces six hectares qu’elle occupe, actuelle propriété d’une entreprise forestière privée.

Descentes de police et drones inquisiteurs

Seize autres familles mapuche des environs sont dans la même situation. Au total, elles revendiquent 5 000 hectares. De quoi alimenter ce que les Chiliens appellent le « conflit mapuche », une affaire d’histoire et d’identité, parfois émaillée de violences. L’un des versants de cette « lutte », comme l’assène Carolina Soto Campos, ce sont les descentes de police et les visites de drones inquisiteurs, même en pleine nuit.

Avant l’arrivée des Espagnols, au XVIe siècle, les Mapuche étaient des éleveurs, également présents dans le sud de l’actuelle Argentine. Après avoir résisté à l’invasion des colons, ils ont progressivement été contraints de se replier, spoliés par l’Etat chilien.

« En 1803, ils avaient cinq millions d’hectares. En 1927, ils n’en comptaient plus que 500 000 », retrace Sergio Caniuqueo, historien mapuche, chercheur au Centro de Estudios Interculturales e Indigenas. Ils continuent ensuite à perdre encore davantage de terres. Une partie leur est restituée dans les années 1960, dans le cadre de la réforme agraire conduite par Salvador Allende [le président socialiste renversé par le putsch de 1973], puis retirée sous la dictature de Pinochet [1973-1990], qui a accordé des aides aux entreprises forestières pour leur installation dans la région. »

Lors de son investiture, le 11 mars, Gabriel Boric a évoqué « les populations autochtones, dépouillées de leurs terres mais jamais de leur histoire », suggérant même la possibilité d’une réparation

Même si la question des terres est centrale, le mal est plus profond, selon bien des observateurs. « Il y a une blessure ouverte, avec une société chilienne qui n’accepte pas qu’il y ait un autre, et que cet autre était là avant », estime ainsi Ruben Sanchez, Mapuche et ancien codirecteur de l’ONG de soutien aux Mapuche Observatorio Ciudadano (observatoire citoyen), à Temuco, la capitale de l’Araucanie.

PHOTO CRISTOBAL OLIVARES 


Rubén Sanchez, ancien codirecteur de l’ONG de soutien aux Mapuche Observatorio ciudadano (observatoire citoyen),  dans le local de son organisation, à Temuco, capitale de l’Auraucanie, dans le sud du Chili, le 28 février 2022.


Si les Mapuche décidés à récupérer des terrains s’inscrivent, à l’instar de Mme Soto Campos, dans un mode de vie rural, plus d’un tiers de cette population est installé à Santiago et dans son agglomération. Près de 20 % vivent en Araucanie, leur deuxième région, la plus pauvre du pays. Loin d’être repoussés aux marges de la société chilienne, les uns et les autres ont leurs propres élites, sociales et intellectuelles, composées de médecins, de chercheurs, d’élus, d’avocats, de professeurs. Tous ne revendiquent pas leur lignage, marqué par la perte des terres. Certains se sentent totalement Chiliens, d’autres pas.

Un « usage excessif de la force »

Quelle place leur accorder dans le Chili actuel ? Lors de son discours d’investiture, vendredi 11 mars, le nouveau chef de l’Etat, Gabriel Boric (gauche), a évoqué « les populations autochtones, dépouillées de leurs terres mais jamais de leur histoire », suggérant même la possibilité d’une réparation, sur la base du dialogue.

Il a notamment assuré vouloir mettre un terme au déploiement militaire dans la zone sud du pays, décrété par son prédécesseur, Sebastian Piñera (droite) en octobre 2021. M. Piñera avait justifié cette mesure par les « graves faits répétés de violence liés au narcotrafic, au terrorisme et au crime organisé », dont il accusait certaines organisations indigènes. Des mois plus tôt, en mai 2020, les Nations unies avaient pour sa part appelé à une enquête sur « l’usage excessif de la force », et exprimé son inquiétude face « à la discrimination et aux expressions de haine envers ce peuple ».

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Gerardo Cerda, proprétaire de son entreprise forestière, à Angol (région de l’Araucanie, au Chili), le 1er mars 2022. Il soupçonne les activistes mapuche d’avoir incendié ses camions.
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José Calbuqueo, employé forestier, à Angol, dans la région de l’Araucanie, le 1er mars 2022. Ses engins ont été la cible d’attaques de la part de militants mapuche. 

« Le droit à la sécurité et à la paix »

De telles opérations « ciblées » ont commencé à se multiplier au tournant des années 2000. D’après les professionnels du secteur forestier, le phénomène s’est accéléré : dix-sept prestataires ont été attaqués en 2017, quatre-vingt-dix en 2021.

Le président Sebastian Piñera avait alors employé le terme de « terrorisme », un mot jugé excessif par les organisations de défense des droits humains. « Ce qu’on demande, c’est le droit à la sécurité et à la paix », avance José Hidalgo, leader de l’association des prestataires de service forestiers.

L’indice mondial du terrorisme, développé par l’Institut pour l’économie et la paix, groupe de recherche basé en Australie, place le Chili en deuxième position des pays d’Amérique latine, derrière la Colombie. « En 2021, les extrémistes mapuche ont revendiqué 206 attaques, qui ont fait un mort », pointe le rapport. «On ne travaille pas tranquilles. Là où il y a une entreprise forestière, il y a des attentats, regrette José Calbuqueo, un employé de Gerardo Cerda, lui-même Mapuche. La revendication des terres usurpées, c’est une chose. Mais le vandalisme, et le terrorisme, c’est non. »

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Gonzalo Bustamante, psychologue et spécialiste des populations indigènes, le 1er mars 2022, dans la région de l’Araucanie, dans le sud du Chili.


Le chercheur Gonzalo Bustamante, professeur de psychologie, spécialiste des populations indigènes, estime que le conflit s’est complexifié ces cinq dernières années, avec des groupes armés, dont la Coordinadora Arauco-Malleco, organisation militante qui revendique les incendies de camions, mais pas les attaques sur les personnes.

« On ne sait plus bien comment tout cela est structuré», admet-il. Pour l’anthropologue Natalia Caniguan, « la frustration a continué d’enfler, avec la sensation que rien ne change, c’est aussi ce qui est à l’origine de la révolte sociale de 2019 [manifestations contre les inégalités, dans la capitale et plusieurs régions du pays, à partir du 18 octobre 2019] ». Pourtant, depuis 1993 et une reconnaissance juridique des populations indigènes, le dossier « a toujours été présent » politiquement, constate-t-elle, avant de souligner un point essentiel à ses yeux : « L’erreur des différentes mesures est de se focaliser sur la réduction de la pauvreté, qui connaît des indices très élevés au sein de la population mapuche, sans accorder de droits. »

Un système de restitution légal

Tous ceux qui récupèrent des terres ne le font pas dans l’illégalité. « Nous, on n’est pas dans l’affrontement. Dans notre communauté, on fait les choses dans le dialogue », affirme ainsi Marta Guillermina Colimil, une Mapuche de 53 ans, qui parle pour sa famille et ses voisins. Elle-même est entrée en possession, le plus légalement du monde, d’un terrain de quinze hectares appartenant à un propriétaire particulier en périphérie d’Ercilla, une petite ville de l’Araucanie.

Ce système de restitution a été mis en place depuis 1993 par la Corporacion Nacional de Desarrollo Indigena (Conadi), reliée au ministère du développement. Il permet à l’Etat de racheter des terres privées pour les redistribuer aux familles indigènes ayant déposé une demande. A ce jour, 215 000 hectares ont ainsi été rachetés par l’Etat. « Ça reste peu, et le système manque de transparence », regrette toutefois Hernando Silva, codirecteur de l’ONG Observatorio ciudadano.

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Marta Colimil, chez elle, dans la communauté mapuche de Ancapi Nancocheo, en Araucanie, dans le sud du Chili, le 2 mars 2022.

Installée dans son atelier de couture, Marta Guillermina Colimil tire des tabliers et des chemisiers colorés d’un sac en plastique. Après treize ans de travail chez des familles aisées de Santiago, elle a retrouvé la région qu’elle avait quittée jeune adulte, poussée par la pauvreté. Grâce à une aide publique, elle a pu lancer sa petite affaire. « Les vêtements que je vends me permettent de vivre. Avec cette terre, je me sens bien, j’ai récupéré ce qui, autrefois, appartenait à notre peuple. »

Un regret, tout de même, lâché avec un geste d’impuissance : « Je ne parle même pas ma langue, et ça, ça me rend triste. » Le mapudungun se parle en effet de moins en moins, sous l’impact des discriminations et des migrations intérieures vers les villes : seuls 10 % des Mapuche maîtrisent actuellement cette langue.

La « persécution » de la police

Dans cette population aux aspirations et aux demandes disparates, sans leader ni organisation unique, certains tiennent des discours bien plus offensifs.

Par exemple Mijael Carbone, dirigeant mapuche. Ce gaillard de 34 ans, père de cinq enfants, a un objectif en tête : « l’autodétermination ». Il vit à Temucuicui, zone emblématique du conflit. « On ne dit pas qu’il faut que les villes disparaissent, mais on souhaite en avoir la gestion, et celle des routes aussi. » Cet homme au verbe et au regard sûrs dénonce la « persécution » constante de la police : « On peut sentir le vent des hélicoptères sur nos maisons. » Ici, plus de 2 000 hectares ont été récupérés, dit-il avant de stopper net son 4 × 4. Sur le bord de la route, un tracteur perclus de balles et orné de fleurs. C’est au volant de cet engin, désormais transformé en autel, qu’un Mapuche de 24 ans, Camilo Catrillanca, a été tué par des policiers en 2018.

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Mijael Carbone, chef et porte-parole de la communauté mapuche, à Temucuicui, dans la région de l’Araucanie, au Chili, le 2 mars 2022.

Cet homicide, dont les fautifs ont été condamnés en janvier 2021, a contribué à tendre davantage encore la relation des Mapuche avec l’Etat. Ce n’est donc pas un hasard si la première visite à la communauté mapuche de la nouvelle ministre de l’intérieur, Izkia Siches, a eu lieu à Temucuicui, mardi 15 mars. Le déplacement devait être une ouverture au dialogue, mais des tirs en l’air ont mis un terme à la rencontre. Mijael Carbone, lui, reste sur sa ligne de fermeté. Les incendies de camions, sans victimes humaines ? « S’ils sont la propriété d’entreprises forestières, je dis oui, deux fois oui. » Le dialogue ? « Nous sommes pour. Mais sans la garantie que le sujet de l’autonomie sera mis sur la table, on ne s’assiéra pas pour discuter. »

Face à la pluralité qui caractérise cette population très particulière, l’universitaire Sergio Caniuqueo s’interroge : « Combien d’entre eux souhaitent revenir vers ces terres ? A quelles conditions ? Une des faiblesses du mouvement mapuche est de ne pas avoir su créer un centre de recherche qui donne ce baromètre. »

L’Assemblée constituante – où des sièges sont réservés aux populations indigènes et dont la toute première présidente, Elisa Loncon, en fonctions en 2021 et 2022, était une Mapuche – rédige actuellement une nouvelle Loi fondamentale. Elle vient de consacrer, dans le brouillon du texte en préparation, le principe d’Etat plurinational, ouvrant la voie à une reconnaissance constitutionnelle. Une première. La formule peut demeurer purement théorique. Ou au contraire permettre enfin une résolution du conflit.

Par Flora Genoux (Temuco, Chili, envoyée spéciale)

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Marine Le Pen et Viktor Orbán à Budapest,
le 26 octobre 2021. © Photo Attila Kisbenedek / AFP

Nul besoin d’aller très loin ni de remonter loin dans le temps pour savoir ce que fait une majorité autoritaire et ultranationaliste à la tête de l’État. À Budapest depuis 2010, à Varsovie depuis 2015, c’est une combinaison de lois liberticides, de réformes conservatrices et de mainmise sur les médias. L’expérience du pouvoir ne les a pas affaiblies.

Amélie Poinssot 

«MARINE LE PEN OFFRE UN ALLER SIMPLE »
DESSIN PATRICIO PALOMO

Dimanche 4 avril, une semaine avant le scrutin présidentiel français, le parti de Viktor Orbán est sorti grand vainqueur des élections législatives hongroises, avec 54 % des voix. Le Fidesz a recueilli là le meilleur score jamais obtenu à ce scrutin. Le premier ministre chantre de la « démocratie illibérale » peut entamer son 5e mandat – le 4e d’affilée.

Cette nouvelle victoire ne s’explique pas seulement par une sociologie électorale favorable, dans les campagnes et les petites villes, au parti ultraconservateur. Elle ne s’explique pas non plus, comme les fois précédentes, par la faiblesse de l’opposition : cette fois-ci, un front commun s’était constitué face à Orbán, avec une candidature unique pour un ensemble de partis allant des libéraux aux conservateurs modérés en passant par les écologistes et les socio-démocrates.

« MARINE LE PEN AMÈNE LE PIRE »

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Si cette victoire est aussi écrasante, c’est parce qu’après trois mandats consécutifs à la tête de la Hongrie et des réformes à marche forcée, Orbán a désormais la main sur toutes les ressources pour faire passer et imposer ses messages politiques.

L’OSCE l’a écrit dans un rapport, au lendemain de la victoire. Comme en 2014 et en 2018, scrutins déjà qualifiés par l’Organisation de la sécurité et la coopération en Europe d’« inéquitables », la couverture médiatique de la campagne électorale a été biaisée et déséquilibrée : « Le processus a été entaché par le chevauchement omniprésent des messages du gouvernement et de la coalition au pouvoir qui a brouillé la frontière entre l’État et le parti, ainsi que par les biais médiatiques et les financements opaques de la campagne. »

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Avec des médias publics à la botte du pouvoir depuis 2011, des journaux régionaux rachetés par le riche ami d’enfance d’Orbán Lőrinc Mészáros, l’utilisation des finances étatiques pour placarder le pays d’affiches et remplir les boîtes à lettres de prospectus, des pratiques clientélistes pour s’assurer le vote des plus pauvres – notamment celui de la communauté rom –, et des circonscriptions électorales redessinées pour être favorables au , il est assurément plus facile pour le parti installé d’être reconduit dans ses fonctions que pour un outsider d’accéder au pouvoir. En mars, la campagne d’affichage du Fidesz a coûté trois fois plus que les réglementations légales, écrit le correspondant de Mediapart à Budapest, Corentin Léotard.

C’est d’ailleurs précisément ce à quoi ont conduit la première défaite et les années d’opposition de Viktor Orbán, de 2002 à 2010 : pendant cette traversée du désert, le leader hongrois travaille à s’assurer les moyens d’une victoire, comme ceux de rester au pouvoir. Les ultraconservateurs polonais, eux, parviendront au pouvoir en 2015 et engageront également très vite des réformes institutionnelles menaçant l’indépendance de la justice et des médias. Mais s’ils sont confortablement réélus pour un deuxième mandat en 2019, ils feront face à davantage de résistance et finiront par ravaler quelques-unes de leurs mesures les plus conservatrices.

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Frénésie législative dès l’arrivée au pouvoir

Dès les premiers mois du retour aux manettes du Fidesz, en mai 2010, une frénésie législative s’empare du pouvoir. Dans ses discours, Viktor Orbán promet une « révolution » et annonce l’avènement d’un « système de coopération nationale » pour légitimer les bases d’un nouvel État censé mettre fin à la période postcommuniste. Dans les quatre-vingts pages du programme gouvernemental soumis au Parlement quelques semaines après sa prise de fonction, on peut lire : « Le nouveau Parlement est davantage que le 6e Parlement issu des élections libres en Hongrie. La nouvelle assemblée est en réalité une Assemblée nationale constituante et un Parlement fondateur d’un nouveau système. »

Les mots choisis par le nouveau pouvoir ne sont pas neutres : le pays change de nom officiel. La Magyar Köztársaság (République hongroise) devient Magyarország (Hongrie). Pas moins de 859 lois sont votées au cours du mandat, dont beaucoup à travers des procédures expéditives, par le biais d’une proposition de député, ce qui permet d’éviter les débats en commission parlementaire avec les partis de l’opposition.

Premier changement, de grande ampleur : le démantèlement de la Cour constitutionnelle. Il se trouve que la Cour hongroise, jusque-là, était très puissante – conséquence des négociations de la Table ronde en 1989, qui avaient permis le changement de régime. Elle pouvait être saisie par n’importe quel citoyen. Ses décisions ont conduit, entre autres, à l’abolition de la peine de mort et à l’instauration de nombreuses garanties pour la liberté d’expression. La réforme fait passer le nombre de ses juges de 11 à 15, introduit leur nomination à vie sur simple décision gouvernementale, et remet en cause toute la jurisprudence antérieure.

L’audiovisuel public est placé sous l’autorité d’un Conseil des médias, dont les membres, tous encartés Fidesz, sont nommés directement par le gouvernement, et qui peut infliger des amendes lorsque les productions « ne sont pas équilibrées politiquement ».

Dans la foulée est enclenchée une réforme de la justice. L’âge de départ à la retraite des juges hongrois est avancé de soixante-dix à soixante-deux ans, ce qui a pour effet d’éliminer pratiquement tous les présidents de tribunaux du moment, et un nouvel organe est mis sur pied, l’Office national judiciaire (OBH), qui a pouvoir de nommer et destituer tous les juges du pays.

Le secteur des médias est également remodelé. L’audiovisuel public est placé sous l’autorité d’un Conseil des médias, dont les membres, tous encartés Fidesz, sont nommés directement par le gouvernement, et qui peut infliger des amendes lorsque les productions « ne sont pas équilibrées politiquement ». Des dizaines de journalistes sont licenciés, et dans le secteur privé, des hommes d’affaires proches du pouvoir étendent petit à petit leur influence.

D’autres lois diminuent quasiment de moitié le nombre de députés, redécoupent les circonscriptions électorales et renforcent l’élément majoritaire dans le mode de scrutin. Pendant quatre ans, et surtout pendant les deux premières années du mandat, le Fidesz gouverne par le droit et cimente l’organisation du pays.

La nouvelle Constitution qui entre en vigueur le 1er janvier 2012 ne déroge pas à cette règle. Adopté en deux mois grâce à la majorité des deux tiers que le Fidesz détient à l’assemblée (ce qui est toujours le cas), le texte fait référence aux racines chrétiennes du pays, au mariage comme union entre un homme et une femme, et à la protection de la vie dès son commencement.

Dès les deux premières années qui suivent son retour au pouvoir, le Fidesz n’a donc plus rien de modéré. C’est de ce moment-là que datent les dernières grandes ruptures autour d’Orbán. Les quelques conseillers conservateurs qui l’entouraient encore le quittent. Ne reste qu’un cercle d’idéologues et de communicants zélés.

De son côté, le gouvernement polonais formé en 2015 autour de Beata Szydło va également éroder la séparation entre pouvoirs exécutif et judiciaire. Il modifie, dès les deux premiers mois de son exercice, les statuts du Tribunal constitutionnel pour en paralyser l’action. Il y nomme cinq personnes, puis impose une majorité qualifiée des deux tiers et un quorum de treize membres (sur quinze juges) pour toute décision à prendre. C’est cette même cour - l’équivalent polonais du Conseil constitutionnel – qui, en octobre dernier, a contesté la suprématie du droit communautaire européen sur le droit polonais, ouvrant une nouvelle crise, majeure, avec Bruxelles.

Plus tard, le gouvernement PiS (Droit et justice) politisera le Conseil national de la magistrature, puis mettra en place une instance pour écarter les juges dérangeants du pays : la Chambre disciplinaire de la Cour suprême, dont la justice européenne demande depuis le démantèlement.

L’exécutif Szydło fait également adopter dès les premiers mois une loi pour prendre le contrôle des médias publics : la nomination comme la révocation de leurs directions deviennent une compétence du ministre du trésor. Très vite, l’audiovisuel public polonais se voit imposer une ligne éditoriale progouvernementale. Les journaux de la télévision TVP se transforment en bulletins de propagande et plus de trois cents journalistes de la chaîne sont licenciés.

Le gouvernement ne cesse d’attaquer verbalement la presse d’opposition. La revue de gauche Krytyka Polityczna se voit retirer ses subventions. Fin 2016, le PiS cherche même à limiter l’accès des médias au Parlement et soumet un projet visant explicitement à restreindre le nombre de journalistes accrédités à la Diète. Devant la mobilisation que cela suscite, il finit toutefois par reculer.

Manifestation de femmes à Varsovie pour le droit à l'avortement,
 en octobre 2016. © Photo Amélie Poinssot / Mediapart

Que ce soit le PiS en Pologne ou le Fidesz en Hongrie, les réformes sont donc similaires : il s’agit de mettre en place un ordre nouveau sur le plan institutionnel. Issus de la droite conservatrice modérée, ces deux partis d’Europe centrale se sont radicalisés précisément dans l’exercice du pouvoir et ont peu à peu fait tomber toutes les digues du « politiquement correct ».

Dans le monde d’Orbán, on ne se prête guère à l’exercice de l’interview. Les journalistes du pays sont soit des relais des messages gouvernementaux, soient des opposants à qui l’on ne parle pas. Une fois par semaine, le porte-parole du gouvernement donne une conférence de presse, mais les journalistes qui y sont invités sont triés sur le volet.

Les titres de presse critiques vis-à-vis du pouvoir ont été interdits, ou forcés de mettre la clef sous la porte par l’assèchement de leurs ressources publicitaires. Ce fut notamment le cas de Népszabadság en 2015, de Magyar Nemzet en 2018, du site Index.hu en 2020 et de la principale radio privée indépendante en 2021, Klubradio. Seule une micro-bulle d’opposition, sur Internet essentiellement, existe encore.

Un nouveau récit national

La mainmise du pouvoir s’exerce également sur le récit national, et d’un pays à l’autre on retrouve une instrumentalisation de l’histoire et la relecture d’un passé douloureux.

En Hongrie, la période que le pouvoir, symboliquement, met en valeur, c’est celle de la régence Horthy – qui incarne, pendant l’entre-deux-guerres, la compromission du pays avec l’Allemagne hitlérienne et sous laquelle a été votée la première loi antisémite d’Europe –, et celle dont il veut effacer les traces, c’est la période communiste. Cela se voit à travers le choix de certaines statues ou aménagements urbains à Budapest ; cela se lit aussi dans les musées et les programmes scolaires, qui réhabilitent des écrivains d’extrême droite et antisémites.

À Budapest, une institution est même créée pour aller en ce sens : l’institut Veritas. Placé sous l’autorité du premier ministre, cet institut voit le jour début 2014. Son objectif : « Étudier et réévaluer la recherche historique des cent cinquante dernières années en Hongrie, en particulier ceux des événements historiques qui génèrent beaucoup de débats sans avoir toutefois jamais atteint une compréhension qui fait consensus ». Pas un mot n’apparaît dans cette présentation sur l’Holocauste, comme s’il ne s’était rien passé entre le régime Horthy et l’après-guerre…

Le PiS joue la corde de la victimisation et cherche à minorer l’attitude parfois criminelle du peuple polonais sous le IIIe Reich. Le gigantesque travail de mémoire entrepris sur la Shoah depuis les années 1990 est remis en cause.

De manière générale – et c’est particulièrement visible au musée de la Terreur, en plein cœur de la capitale hongroise –, le récit qui s’installe progressivement est celui d’un peuple hongrois victime et héroïque, particulièrement sous le régime communiste. Mais c’est aussi, comme le discours du PiS en Pologne, une relecture de la transformation du pays après 1989 : les deux partis cultivent une vision revancharde remettant en cause la nature pacifique de la transition.

En Pologne, le PiS joue la corde de la victimisation et cherche à minorer l’attitude parfois criminelle du peuple polonais sous le IIIe Reich. Le gigantesque travail de mémoire entrepris sur la Shoah depuis les années 1990 est remis en cause – notamment des travaux majeurs comme ceux des historiens Jan Gross, Barbara Engelking, ou encore Jan Grabowski.

À l’été 2018, le parti Droit et justice fait voter une loi visant à protéger la « réputation » et la « dignité » de la nation polonaise qui fait encourir une peine allant jusqu’à trois ans de prison et une amende à quiconque déclarerait publiquement que des Polonais – ou l’État polonais – seraient responsables de crimes commis par les nazis ou auraient collaboré avec eux. L’an dernier, deux historiens ont été condamnés à présenter des excuses à la nièce d’une personne apparaissant dans leur ouvrage…

Au début de l’année, ces réformes rances gagnent le secteur de l’éducation. Une loi est votée pour centraliser l’école primaire alors que collectivités locales, parents d’élèves et directions d’établissement y jouissaient auparavant d’une importante autonomie. Le gouvernement entend en outre mettre fin aux ateliers antidiscrimination qui sensibilisaient les enfants à la question des minorités ethniques ou sexuelles et une réforme de l’enseignement supérieur et de l’Académie polonaise des sciences est attendue ce printemps.

C’est une vision ultraconservatrice de la famille et de la société qui s’impose, mais sans soutien particulier aux plus démunis. Sous son premier mandat, le PiS lance la mesure dite « 500+ », une allocation de 500 zlotys mensuels (environ 116 euros) pour les couples à la naissance de leur deuxième enfant – la mesure sera ensuite étendue à l’arrivée du premier enfant. Sous son troisième mandat, Orbán offre aux couples qui s’engagent à avoir trois enfants une aide à l’achat d’un logement.

Dans ce paysage, les femmes sont, tout à fait à reculons des acquis du régime communiste, reléguées à un statut de reproductrices et leurs droits sont grignotés. À Varsovie, après une première tentative en 2016, la disparition du droit à l’avortement, déjà extrêmement restrictif, entre en vigueur fin 2020. L’IVG n’est désormais plus accessible qu’aux femmes enceintes dont la vie ou la santé est en danger, ou dont la grossesse résulte d’un viol ou d’un inceste. Au cours de la même période, un climat homophobe s’empare des médias publics, et une centaine de collectivités locales se déclarent « zones sans idéologie LGBT ».

À Budapest, en 2017, le gouvernement hongrois se fait l’hôte du World Congress Families – une organisation américaine rassemblant des lobbies pro-life et homophobes du monde entier, et Viktor Orbán, qui forme des exécutifs quasi intégralement masculins, véhicule lui-même des stéréotypes archaïques des rôles masculin et féminin.

À l’automne 2018, l’exécutif hongrois part en guerre contre les études de genre et fait retirer ces cursus des universités hongroises. Trois ans plus tard, c’est la supposée propagande homosexuelle dans les écoles qui est dans le viseur : une loi est votée pour interdire la « promotion » de l’homosexualité auprès des personnes mineures. Les élections législatives du 4 avril ont d’ailleurs été accompagnées d’un référendum anti-LGBTI+ visant à assimiler l’homosexualité à la pédophilie.

Xénophobie d’État

Enfin, le tableau ne serait pas complet si l’on ne parlait pas de la xénophobie d’État, qui a bénéficié de tous les moyens de communication à la disposition des deux gouvernements. C’est à partir de 2015 que cette propagande se met en route, à l’occasion de l’arrivée en Europe de personnes exilées d’Irak et de Syrie.

À peine esquissé par la Commission européenne, le projet de répartition de 160 000 demandeurs d’asile sous forme de quotas entre les différents États membres est d’emblée rejeté par Varsovie et Budapest. Le gouvernement Orbán, qui aurait dû en accueillir 1 294 et n’en accueillera aucun, utilise pour asseoir sa position une arme à laquelle il fera appel à de maintes reprises sous ses différents mandats : le référendum. « Voulez-vous que l’Union européenne soit en mesure de décider l’installation de citoyens non hongrois sans l’aval du Parlement ? » demande Victor Orbán à la population hongroise pour la mobiliser contre la solidarité européenne. L’abstention sera cependant massive et invalidera la consultation.

L’exécutif hongrois dépose même un recours contre ce programme auprès de la Cour de justice européenne – démarche déboutée –, et entre 2015 et 2017, il fait construire des clôtures aux frontières sud du pays, face à la Serbie et à la Croatie. Projet similaire en Pologne, où une arrivée toute relative de personnes exilées via le Bélarus fin 2021 entraîne une répression féroce de la part des autorités : refoulements à la frontière, entorses au droit d’asile, construction d’une clôture à la frontière.

Depuis 2015, les discours du chef de l’exécutif hongrois font apparaître tous les poncifs xénophobes : dans l’univers d’Orbán, les migrants contribuent à l’augmentation du chômage, à la hausse de la criminalité et à la progression du terrorisme ; ils ruinent le système social ; ils viennent d’une autre culture incompatible avec la culture hongroise et sont impossibles à assimiler...

Mobilisation des ONG à Budapest, peu avant que la loi
« anti-ONG » soit adoptée, en avril 2018.
© Photo Amélie Poinssot / Mediapart

À plusieurs reprises, le long des routes du pays, des panneaux publicitaires sont couverts de grandes affiches financées par le gouvernement pour dénoncer un supposé flux migratoire en Hongrie (seulement 220 000 personnes ont traversé la Hongrie en 2015). Sur les unes, on voit une longue file compacte de jeunes hommes originaires du Moyen-Orient, se dirigeant tout droit vers la personne qui les regarde, surmontée d’un gros panneau « stop ». Sur les autres, on voit un George Soros rieur, entourant de ses bras les leaders des principaux partis d’opposition hongrois, chacun tenant de grosses tenailles face à une clôture entrouverte.

Par la suite, les cibles se démultiplient. Après les personnes migrantes et le milliardaire américain Soros, c’est l’université d’Europe centrale (CEU), que ce dernier avait créée en 1991, qui se retrouve dans l’œil du cyclone : fin 2018, faute d’un accord avec les autorités hongroises pour maintenir la reconnaissance de ses diplômes, la CEU est contrainte de déménager en Autriche.

À l’été 2020, c’est l’université d’art dramatique et cinématographique (SZFE), une institution prestigieuse vieille de 155 ans, qui passe sous le contrôle du pouvoir via la création d’une fondation. La vague de protestation internationale que cela suscite n’y changera rien. Sept autres écoles supérieures publiques sont transférées à des fondations privées pendant la même période.

Puis vient le tour des ONG : au début de son troisième mandat consécutif, Orbán fait voter une série de lois visant les organisations engagées dans l’aide aux personnes exilées et la défense des libertés publiques. Quiconque aide une personne « illégale » à faire une demande d’asile ou à obtenir un permis de séjour devient passible d’une peine de prison. De manière similaire à ce qui s’est passé en Russie, les ONG recevant des financements étrangers seront imposées par le fisc hongrois à hauteur de 25 %. Parallèlement, un amendement à la Constitution est adopté, disposant qu’une « population étrangère » ne peut pas être installée en Hongrie.

Face à toutes ces dérives, l’Union européenne n’a pas été inactive. Au total, depuis 2010, le Parlement européen a fait voter cinq rapports attestant des reculs démocratiques en Hongrie. Le dernier, en septembre 2018 – le rapport Sargentini –, a d’ailleurs recueilli l’unanimité des voix du Rassemblement national contre lui. Plusieurs procédures ont en outre été engagées par la Commission européenne à l’encontre de la Pologne et de la Hongrie.

Autoritarisme néolibéral

Plus que de régime hybride, comme certains chercheurs hongrois qualifient aujourd’hui la trajectoire de la Pologne et de la Hongrie et leurs entorses à l’État de droit, on pourrait parler d’autoritarisme néolibéral. Dans les deux pays, c’est en effet une politique traditionaliste qui se met en place, mais sans aucune différenciation sociale et avec des avantages considérables accordés aux entreprises.

C’est ainsi que, sous Orbán, la Hongrie a subi d’importantes coupes dans les budgets santé et éducation et dans les allocations sociales, pourtant déjà limitées dans le pays. La durée d’indemnisation du chômage est passée de neuf à trois mois maximum, les indemnités de compensation des bas revenus ont été supprimées, et les SDF ont peu à peu été criminalisés : en 2013, une première loi fait du « sans-abrisme » un délit passible d’une amende et, cinq ans plus tard, une deuxième loi autorise à mettre en prison les personnes qui refusent, sur injonction de la police, de rejoindre un foyer. En guise d’assistance sociale, des programmes de travaux publics sont mis sur pied, dans lesquels les personnes employées sont rémunérées à la moitié du revenu minimum.

Le code du travail est attaqué à plusieurs reprises. En 2012, une première réforme permet de faciliter les licenciements, d’augmenter le seuil annuel d’heures de travail supplémentaires, et de régionaliser le salaire minimum. D’autres mesures viennent ensuite assouplir la législation au profit des employeurs. L’emploi se précarise, et derrière un faible taux de chômage, le nombre de travailleurs pauvres dans le pays augmente fortement. Fin 2018, une nouvelle loi, qui soulève une vague de protestations, flexibilise encore davantage la main-d’œuvre salariée : elle étend sur trois ans le décompte du temps de travail, et rehausse, une nouvelle fois, le seuil des heures supplémentaires annuelles.

Le régime fiscal hongrois repose sur une flat tax à 15% tandis que la TVA hongroise a été augmentée à 27%. Pour les entreprises, la flat tax passe en 2017 de 15 à 9 %, soit le plus faible taux du continent.

Parallèlement, le régime fiscal hongrois reste très inéquitable puisque, depuis 2011, il repose sur une flat tax à 15 % tandis que la TVA hongroise a été augmentée en 2012 à 27 % – soit le niveau le plus élevé de l’Union européenne. C’est tout l’inverse pour les entreprises : en 2017, la flat tax y passe de 15 à 9%, soit le plus faible taux du continent.

En Pologne, le PiS cherche également à se faire passer pour un parti aux préoccupations sociales et c’est de cette façon qu’il a conquis une grande partie des voix des laissés-pour-compte du virage ultralibéral des années 1990. Mais ses quelques mesures, comme l’abaissement de l’âge de départ à la retraite de 67 à 65 ans pour les hommes et à 60 ans pour les femmes, ne s’accompagnent pas de réformes de fond pour modifier le système sur lequel repose l’économie polonaise.

Rien n’est prévu, par exemple, pour lutter contre le recours des employeurs aux « contrats poubelles » qui leur permettent de ne pas avoir à payer de cotisations sociales à des salariés forcés de devenir des auto-entrepreneurs ; rien n’est prévu non plus pour développer les logements sociaux (quasi inexistants en Pologne), accompagner les chômeurs, ou encore introduire davantage de progressivité dans l’impôt sur le revenu.

L’accès au pouvoir suprême aura donc permis au Fidesz comme au PiS de profondément changer leurs pays. Il a donné une large caisse de résonance à leurs idées. À l'échelle nationale comme à l'échelle européenne, ces deux partis ont contribué à la droitisation de l'électorat et à la propagation d'une parole officielle xénophobe, qui a lourdement pesé sur les choix européens faits sur les dossiers migratoires. Si la société polonaise possède encore de grandes poches de résistance, la société civile hongroise, elle, a été cassée. Les dégâts causés par cette politique ne se limitent pas à la durée d’un mandat.

Amélie Poinssot

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