lundi, décembre 25, 2023

IL Y A 470 ANS, LA BATAILLE DE TUCAPEL


[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ] 

LES DERNIERS INSTANTS DE PEDRO DE VALDIVIA
DE NICOLAS GUZMÁN BUSTAMANTE (1850 - 1928) 
DANS LE MUSÉE HISTORIQUE NATIONAL DU CHILI.

1553 - 25 DÉCEMBRE - 2023

Pourquoi les Espagnols ont été incapables de conquérir les Amérindiens Mapuches. / Il y a [470] ans, les Mapuches ont écrasé les conquistadors dans la bataille de Tucapel. Il s'agit d'une des premières grandes batailles en Amérique latine qui se sont soldées par la défaite des envahisseurs espagnols. 
GUERRE D'ARAUCO CARTE
 DU CHILI DU XVIIIÈME SIÈCLE
Les Mapuches ont réussi à garder leur indépendance pendant plus de trois siècles après la victoire de la bataille de Tucapel contre les conquistadors, rappelle le site de la chaîne RT. Mais comment ces Amérindiens, sont-ils arrivés à résister aux Espagnols?

La colonisation espagnole de l'Amérique latine et centrale s'est déroulée assez rapidement. De 1492 à 1533 les conquistadors ont pris le contrôle des îles des Caraïbes et écrasé l'empire aztèque et les forces principales des Incas. Leur progression vers le sud s'est pourtant ralentie.

Les conquêtes de Pedro de Valdivia

PEDRO GUTIÉRREZ DE VALDIVIA
Pedro de Valdivia, que beaucoup de personnes considèrent comme le père fondateur du Chili, est né en 1497 dans une famille modeste de nobles espagnols. Après avoir servi dans l'armée en Europe, il est parti pour le Nouveau monde en quête de richesse et de gloire. Il a rejoint là-bas Francisco Pizarro, gouverneur du Pérou, pour participer à la guerre contre les Incas et aux affrontements entre les conquistadors.

La colonisation espagnole de l'Amérique latine et centrale s'est déroulée assez rapidement. De 1492 à 1533 les conquistadors ont pris le contrôle des îles des Caraïbes et écrasé l'empire aztèque et les forces principales des Incas. Leur progression vers le sud s'est pourtant ralentie.

PEDRO GUTIÉRREZ DE VALDIVIA
PEINTURE À HUILE FEDERICO DE MADRAZO ET KUNTZ  

En 1537-1538, il a fait partie de ceux qui ont réprimé l'insurrection de Diego de Almagro, qui avait pris en otage les proches de Francisco Pizarro et s'était proclamé gouverneur du Pérou. Diego de Almagro a été capturé et exécuté, alors que Pedro de Valdivia a reçu une partie considérable du butin qui lui a permis d'acheter une grande résidence et des mines d'argent. Malgré le fait qu'il avait une femme en Espagne, il a eu en Amérique une histoire d'amour avec Inés de Suárez, une veuve de 30 ans qui a joué un rôle important dans son destin.

En 1539, Pedro de Valdivia a proposé de conquérir les terres au sud du Pérou. Francisco Pizarro approuvait cette initiative, mais n'a pas accordé les fonds nécessaires. Pedro de Valdivia a donc été obligé de vendre tout son patrimoine et même emprunter de l'argent auprès de ses amis et Inés de Suárez, qui a voulu accompagner personnellement son amant.

Au dernier moment, Pedro de Valdivia a été rejoint par Pedro Sanchez de la Hoz, qui disposait d'un certificat royal lui octroyant le droit de devenir le gouverneur du Chili. Son attitude envers Pedro de Valdivia avait initialement été assez froide, mais Francisco Pizarro l'a ensuite persuadé de faire partie de l'expédition et de contribuer à son financement.

En 1540, Pedro de Valdivia s'est dirigé depuis le Pérou vers le sud via une vielle route des Incas. Il était accompagné par 110 Espagnols et des serviteurs indiens. Pedro Sanchez de la Hoz est ses assistants se sont distanciés de l'expédition, mais l'ont rejointe pendant la nuit. Il voulait tuer Pedro de Valdivia dans les ténèbres pour devenir le chef de cette entreprise, mais Inés de Suárez a démasqué les comploteurs. Pedro de Valdivia a voulu pendre les criminels, mais Pedro Sanchez de la Hoz l'a supplié de le pardonner et a renoncé à ses droits au Chili.

Après un voyage très dur qui a pris 11 mois, les conquistadors ont atteint des terres fertiles peuplés par de nombreuses tribus indiennes, y compris par les Mapuches.

Les Mapuches et les conquistadors

 ILLUSTRATION DE GERÓNIMO DE BIBAR DANS SA
 « CHRONIQUE ET RELATION COPIEUSE
ET VRAIE DU ROYAUME DU CHILI 
»
Le terme «Mapuches» est le nom des tribus indiennes apparentées qui ont vécu dans la partie centrale du Chili. Il signifie le «peuple de la terre». Les Espagnols les appelaient «Araucans», ce qui constitue probablement une forme altérée du mot «ennemi» de la langue quechua. Les ancêtres des Mapuches avaient vécu sur le territoire du Chili et de l'Argentine modernes encore au milieu du premier millénaire av. J.-C. Avant l'arrivée de Christophe Colomb, les Incas ont tenté de les conquérir, mais ont fait face à une résistance acharnée et ont été obligés de se retirer.

« Contrairement à beaucoup d'autres Indiens d'Amérique du Sud, les Mapuches étaient un peuple guerrier et militarisé », explique Egor Lidovski, directeur général du Centre culturel latino-américain Hugo Chavez. 

Les Mapuches ont accordé aux Espagnols un accueil aussi froid qu'aux Incas. D'abord, leurs affrontements portaient un caractère frontalier. Un jour, les conquistadors ont capturé Leftraru, 11 ans, fils du chef d'une tribu mapuche. Ce garçon est devenu un esclave des Espagnols qui l'appelait Lautaro.

L'intelligence de Lautaro a attiré l'attention de Pedro de Valdivia qui l'a choisi comme son serviteur personnel. Le garçon a tenté de fuir, mais a été capturé et a visiblement accepté son sort. Il n'a même pas été perturbé (d'apparence) par un acte d'intimidation brutal des Espagnols qui ont coupé les mains et les pieds de la plupart des membres de sa tribu, y compris de ses parents.

Lautaro jouait le rôle de serviteur loyal de manière si convaincante que les commandants des conquistadors se sont mis à lui donner des leçons d'art de la guerre en espérant de le transformer en chef de leurs troupes auxiliaires. Le garçon s'est pourtant échappé en 1552 après avoir passé plusieurs années en captivité. A cette époque, Pedro de Valdivia était déjà le gouverneur reconnu du Chili. Il a failli périr au cours d'une bataille avec les Indiens, mais sa fidèle Inés de Suárez a décapité de manière ostentatoire les chefs indiens pris en otage et a lancé elle-même une attaque en torpillant le moral de l'ennemi.

En 1550, Pedro de Valdivia a commencé une invasion à part entière sur les terres des Mapuches et y a fondé plusieurs villes et forteresses. Les premières tentatives des Indiens de résistance au gouverneur chilien se sont avérées vaines. Ses troupes avançaient, asservissaient les aborigènes et les envoyaient travailler dans les mines.

En 1553, les Mapuches ont convoqué un conseil militaire et élu deux chefs de guerre: Caupolicán et Lautaro qui avait 19 ans à l'époque. Malgré sa jeunesse, ce dernier a réussi à élaborer une tactique réunissant des méthodes de combat indiennes et espagnoles, et l'a expliquée aux Mapuches.

La bataille de Tucapel

Commandant d'une force de 6.000 hommes, il a attaqué le fort espagnol de Tucapel. Les conquistadors ont subi des pertes considérables et ont été obligés de fuir. Pedro de Valdivia a appris les rumeurs de l'attaque contre sa forteresse et s'y est rendu, après avoir envoyé des demandes de renforts à travers des messagers. Mais le gouverneur n'a pas appris à temps que le fort avait été pris, alors que ses courriers avaient été interceptés par les Mapuches.

Le 25 décembre 1553, Pedro de Valdivia s'est retrouvé sur les ruines de Tucapel avec 55 Espagnols et 5.000 auxiliaires. Le gouverneur a tenté d'y organiser des positions défensives, mais il n'a pas eu assez de temps. Des guerriers mapuches entraînés par Lautaro ont lancé une attaque depuis la forêt voisine. Si les Espagnols avaient initialement eu un avantage grâce à leur cavalerie et à leurs armes à feu que les Indiens avaient ignorées, tout cela ne les impressionnait plus. Ils démontaient les cavaliers espagnols à l'aide de bâtons et de cordes. Les Espagnols ont tenté de se retirer, mais Lautaro et ses meilleurs combattants ont pris de flanc leur ennemi.

Les forces espagnoles ont été écrasées, alors que le gouverneur s'est retrouvé entre les mains des Indiens et a juré à son ancien serviteur que les Espagnols quitteraient définitivement le Chili. Les chefs des Mapuches ont cependant dit qu'ils ne croyaient à aucune parole du conquistador, et l'ont exécuté. Selon une version de ces événements, ils ont coulé de l'or fondu dans sa gorge.


TRIPTYQUE « EL JOVEN LAUTARO »,
PEINTURE À HUILE  DE PEDRO SUBERCASEAUX
La guerre d'Arauco a duré plusieurs décennies, tant bien que mal pour les deux parties. Lautaro est mort dans une bataille, mais cela n'a rien changé: les Mapuches ont élu de nouveaux chefs de guerre. Fin XVIème — début XVIIème siècle, les Indiens ont lancé plusieurs offensives réussies pour raser sept villes espagnoles et un nombre d'autres localités. Les descendants des conquistadors ont compris qu'ils ne pourraient pas conquérir rapidement les Mapuches.

«Vers la fin du XVIème siècle, les Mapuches ont considérablement progressé dans l'élevage de bétail et de chevaux. Pour les Espagnols, il était de plus en plus avantageux de développer leurs échanges avec les Indiens au lieu de faire la guerre», explique Iouri Berezkine, docteur ès sciences historiques et chef du département des Amériques du Musée d'ethnographie et d'anthropologie de l'Académie des sciences de Russie.

Les Espagnols et — plus tard — les habitants de l'État chilien indépendant essayaient de temps en temps d'envahir l'Arauco, mais toutes ces tentatives ont été en vain avant la fin du XIXème siècle. Qui plus est, les Indiens ont même créé leur propre royaume à l'aide d'émigrés européens. 

« Les Chiliens auraient laissé les Mapuches tranquilles, mais une colonie allemande a été créée au sud du continent dans la deuxième moitié du XIXème siècle. Il était nécessaire de contrôler cette dernière, mais il n'était possible d'y accéder que via les terres indiennes », fait remarquer Iouri Berezkine.

Selon lui, les Mapouches de cette époque ont changé: ils se sont enrichis et ont partiellement perdu leurs capacités de guerre. Cela a permis à l'armée chilienne d'éliminer facilement 10.000 Indiens et d'asservir les autres. Dans tous les cas, il est à noter que des affrontements avec les Mapuches ont eu lieu dans la première moitié du XXème siècle, alors qu'Augusto Pinochet a lancé plus tard des répressions contre cette communauté. De plus, on constate depuis les années 1990 des contestations contre l'activité d'entreprises chiliennes et étrangères sur les terres des Mapuches.

Selon Egor Lidovski, les victoires des Indiens sur les envahisseurs s'expliquent tout d'abord par les qualités personnelles des Mapuches. «C'est la première fois que les Espagnols avaient affaire à un tel courage et à une telle prouesse, ainsi que — ce qui est le plus important — à la capacité d'apprendre leur art de guerre. C'est pourquoi, les premiers succès ont encouragé les Indiens et torpillé le moral des conquistadors», conclut-il.



SUR LE MÊME SUJET :

dimanche, décembre 24, 2023

EN ARGENTINE, UN CATACLYSME À ARRIÈRE-GOÛT DE FMI


[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ] 


JAVIER MILEI LORS DE SA CAMPAGNE EN SEPTEMBRE DERNIER.
PHOTO NATACHA PISARENKO / AP

Le Maurice Lemoine de Noël  est arrivé ! /  Actualités/ En Argentine, un cataclysme à arrière-goût de FMI / « La situation est critique. Les changements dont notre pays a besoin sont radicaux. Il n’y a pas de place pour le gradualisme, pas de place pour la tiédeur, pas de place pour les demi-mesures ! » Treize minutes de discours devant une multitude euphorique : élu le 19 novembre 2023 à la présidence de la République argentine, Javier Milei termine sa harangue par l’inévitable « la liberté, bordel ! », son distingué slogan.

par Maurice Lemoine

PHOTO L'HUMANITÉ

Plus que par ses compétences intrinsèques dans sa spécialité, l’économiste libertarien (ou anarcho-capitaliste) s’est avant tout fait connaître – à l’instar en France et dans son registre d’un Eric Zemmour – en tant que « bon client » des plateaux de télévision. À partir de 2018, il a été l’ « économiste » le plus consulté pour distiller à la radio ou face caméras ses philippiques iconoclastes, provocatrices et désordonnées. Le genre de présence permanente qui laisse des traces dans l’opinion.

En bref, en vrac et en désordre (comme sa coupe de cheveux) : pour tailler dans les coûts et les déficits, Milei prétend réduire l’État à la portion congrue ; privatiser tout ce qui est privatisable, de la santé à l’éducation en passant par la compagnie pétrolière nationale YPF et les médias publics ; baisser drastiquement les impôts ; éliminer les allocations familiales et les subventions ; lutter contre le « marxisme culturel » et les écologistes qui veulent « exterminer l’humanité »  ; interdire l’avortement (légal depuis 2020), mais libéraliser le port d’arme et la vente d’organes ; en finir avec la classe politique, « les rats » de « la caste parasitaire et corrompue ».

« Masochisme 2024 pour tous et à toutes »
Vœux de nouvelle année de Sergio Langer

Pendant l’entre-deux tours, Diana Mondino, la future ministre des Affaires étrangères de l’ « homme à la tronçonneuse » (symbole des coupes massives que Milei promet d’opérer dans les budgets de l’État), a comparé l’homosexualité au choix que font certains « d’avoir des poux ». Choisie pour accompagner le « libertarien » en tant que vice-présidente, Victoria Villarruel, fille de hauts gradés militaires, nie les crimes de la dictature qui a sévi de 1976 à 1983. Il est vrai que Milei a de son côté été conseiller économique de l’ex-général Antonio Bussi, recyclé en député (1993) puis gouverneur de la province de Tucumán (1995) avant d’être condamné à perpétuité pour l’un des centaines de crimes qu’il a commis pendant la « guerre sale » [1]. Pas de volte-face : trois décennies plus tard, Milei exprime son refus de « faire des pactes avec les communistes », en se référant à la Chine, et, pour les mêmes raisons, préconise la rupture des liens diplomatiques avec le Brésil de Luiz Inácio « Lula » da Silva (et même le Vatican de «  l’idiot qui se trouve à Rome », le pape argentin Francisco !). Quant au Marché commun du sud (Mercosur) [2], il le dissoudrait bien…

UNE BELLE BROCHETTE DE L’EXTRÊME DROITE {LATINA} : JAVIER MILEI,
EDUARDO BOLSONARO (FILS DE JAIR) ET JOSÉ ANTONIO KAST (CHILI).

Gagner une élection avec un tel programme et un tel pedigree ? Impossible ! Encore que… Au Brésil, le pyromane Jair Bolsonaro n’était guère plus crédible en 2018. Jusqu’au moment où…

De sorte qu’en Argentine le même cataclysme se produit : ce 19 novembre, Milei et son parti La Liberté avance (LLA) l’emportent au second tour avec 55,7 % des suffrages sur le ministre de l’Economie sortant, le « péroniste » Sergio Massa (Union pour la patrie ; 44,3 % des voix).

« Aujourd’hui commence la reconstruction de l’Argentine », clame le nouveau chef de l’État.

Si l’on en croit les faiseurs d’opinion, le péronisme, version argentine de l’État-Providence, a conduit le pays dans une impasse économique et une crise sociale que symbolisent un taux de pauvreté de 40 % et une inflation incontrôlée de 140 %. Pas d’autres responsables, apparemment…

Avant même d’entamer l’inévitable pèlerinage de tout nouvel élu conservateur aux États-Unis, Milei s’entretient une première fois en ligne, le 24 novembre, avec la directrice générale du Fonds monétaire international (FMI) Kristalina Georgieva. Sur X (ex-Twitter), cette dernière se félicite que cet échange ait permis d’aborder « les défis importants de l’économie argentine et les actions politiques décisives nécessaires ».

Arrivé le 27 novembre à New-York, Milei y enchaîne les rencontres privées et d’affaires – dont une symbolique visite aux couleurs de l’Ukraine et d’Israël sur la tombe du rabbin Menachem Mendel Schneerson (« Le Rabbi ») [3]. À Washington, il s’entretient avec Jake Sullivan, conseiller à la Sécurité nationale, et Juan González, principal conseiller de Joe Biden sur l’Amérique latine, tout en expédiant en priorité ses proches collaborateurs au siège de l’omniprésent FMI.

Une vieille et sinistre connaissance dans le Río de la Plata...

Entre le début de la dictature (mars 1976) et l’année 2001, parallèlement à la mise en œuvre des réformes économiques néolibérales, la dette argentine a été multipliée par 20 ou presque, passant de moins de 8 milliards de dollars à près de 160 milliards. Pendant cette même période, le pays remboursait environ 200 milliards de dollars et, via la fuite des capitaux, une bonne partie de l’argent emprunté allait ruisseler à l’étranger et dans les paradis fiscaux.

« Il n'y a pas d'argent, bordel ! »
DESSIN SERGIO LANGER

Quand, le 24 octobre 1999, le péroniste néolibéral Carlos Menem cède la place à Fernando de la Rúa, dirigeant d’une coalition de gauche hétérogène, le Front pour un pays solidaire (Frepaso), les finances sont en ruine. Sur 36 millions d’Argentins, 14 millions vivent officiellement en dessous du seuil de pauvreté.

Dans une décision rendue le 13 juillet 2000, le juge fédéral Jorge Ballesteros qualifie d’ « illégale » une partie considérable de la dette publique, compte tenu de l’arbitraire avec lequel elle a été contractée et des irrégularités auxquelles elle a donné lieu. Pourtant, sous la pression du FMI et en échange d’un prêt de 10 milliards de dollars pour se refinancer, le pouvoir élabore un plan d’ajustement structurel qui provoque les effets d’une bombe à fragmentation : hausse des impôts et des taxes, réduction des dépenses fédérales en direction des provinces, dérégulation de la sécurité sociale, démantèlement de ce qui reste du service public, libéralisation du secteur des télécommunications – sans parler de multiples et cætera.

Décembre 2001 : en dernier recours, le ministre de l’économie Domingo Cavallo tente d’imposer le gel des avoirs bancaires des petits épargnants – le « corralito ». C’en est trop. La vertigineuse dégradation des conditions de vie déclenche la mise à sac des supermarchés. Puis un soulèvement général qu’ensanglantent 38 morts et des centaines de blessés. Au milieu du tumulte, une revendication revient en boucle : « Que se vayan todos ! » (« Qu’ils partent tous »). De la Rúa est le premier à le faire, le 20 décembre, en catastrophe et en hélicoptère, après quarante-huit heures de troubles violents.

En onze jours, quatre présidents de la République lui succèdent, dont, pour une journée, le président provisoire du Sénat, Ramón Puerta. Elu par l’Assemblée législative (23 décembre) et sous la pression de la rue, Rodríguez Saa prend ses distances avec le FMI en annonçant que l’Argentine suspend le paiement de sa dette jusqu’au retour au plein emploi. Le plus grand « default » (défaut de paiement) de l’histoire à l’égard des créanciers privés ! Saa ne gouverne néanmoins qu’une semaine avant de devoir s’enfuir à son tour, caché dans une camionnette, pour échapper au vacarme des « cacerolazos » et à la furie des manifestants. Pour vingt-quatre heures, le président de la Chambre des députés Eduardo Óscar Camaño prend le relais.

Projeté à son tour (1er janvier 2002) au palais présidentiel – « la Casa Rosada » –, le sénateur membre du Parti justicialiste (PJ ; péroniste) Eduardo Duhalde confirme s’il en était besoin l’insolvabilité du pays, dévalue le peso de 30 % et met fin à la mortifère parité avec le dollar instaurée en 1991 sous la férule de la Banque mondiale et, comme il se doit, du FMI [4]. Le conflit social et les incertitudes politiques s’intensifiant malgré quelques mesures d’assistance envers les plus démunis, Duhalde avance à avril 2003 les élections. Que gagne – son adversaire Carlos Menem se retirant au second tour pou éviter d’être battu – un certain Néstor Kirchner, gouverneur péroniste peu connu de la Province de Santa Cruz (Patagonie).

La vie des Argentins bascule – dans le bon sens, cette fois.

INVESTITURE DE NÉSTOR KIRCHNER, 25 MAI 2003.

Discours d’investiture, le 25 mai : Kirchner en appelle à la justice sociale et au rôle accru de l’État pour « mettre de l’égalité là ou le marché exclut ». Dès septembre 2003, à Dubaï où se réunit l’assemblée générale de la Banque mondiale et du FMI, il négocie directement avec le marché et, plutôt que de s’y soumettre, annonce que l’offre qu’il avance est « à prendre ou à laisser ». Quelques temps plus tard, il enfonce le clou : le gouvernement ne paiera pas la dette « au prix de la faim et de l’exclusion de millions de ses citoyens ». Le 11 septembre 2004, son obstination obtient du FMI un refinancement à hauteur de 23 milliards de dollars, à payer sur trois ans. Adossé à ce premier succès, Kirchner notifie à ses créanciers médusés que l’Argentine ne remboursera que 25 % de sa dette. Le 25 février 2005, au terme d’un bras de fer mémorable, il les fait plier : 80 % d’entre eux acquiescent à l’offre proposée.

Le « kirchnérisme » est né.

Rupture avec le néolibéralisme, retour en force de l’État, confrontation avec le patronat et ses auxiliaires des médias privés, mise en œuvre de programmes sociaux : l’économie redémarre, l’extrême pauvreté recule spectaculairement. Dès son arrivée au pouvoir, Néstor a de plus aboli les lois d’amnistie et a destitué sans hésiter cinquante-quatre généraux et amiraux [5]. Pour ne rien gâcher, les planètes latinas s’alignent. En compagnie du vénézuélien Hugo Chávez et du brésilien Lula, Kirchner œuvre à la création de l’Union des nations sud-américaines (Unasur), organe de concertation politique des pays de la région, sans présence des États-Unis.

NÉSTOR ET CRISTINA KIRCHNER, MAI 2004.



PASSATION DE POUVOIR, 10 DÉCEMBRE 2007.

À Néstor succède son épouse, l’avocate et ex-sénatrice Cristina Fernández de Kirchner (CFK), le 10 décembre 2007. Le face à face avec les créanciers n’est pas encore entièrement terminé. Au Club de Paris [6], CFK impose en novembre 2010 une renégociation « sans intervention du FMI », considéré comme responsable du désastre qu’a connu le pays. C’est la première fois que le club en question accepte une telle exigence. Belle victoire politique pour Cristina, mais aussi, à titre posthume, pour Néstor, décédé au mois d’octobre précédent.


Devenue ce que l’on appelle une dirigeante charismatique (et « populiste » pour les observateurs bien pensants), CFK est réélue en 2011 dès le premier tour, avec 54 % des voix. Mais, si le peuple l’aime, les financiers veulent sa peau.


A ce stade, au terme de deux rounds de négociation (2005 et 2010), 92,4 % des créanciers de l’Argentine ont accepté la restructuration de la dette et seulement 7,6 % – les « hold out » – l’ont rejetée. Parmi ces contestataires, des « fonds vautours » aux becs crochus volent en rase-motte au-dessus de leur proie. Il s’agit d’entreprises financières qui, souvent domiciliées dans les paradis fiscaux, rachètent à très bas prix, sur le marché secondaire [7], la dette d’États en difficulté. Après l’avoir acquise pour un montant infime de sa valeur d’origine, ils en réclament le paiement à 100 %, agrémenté d’intérêts et de pénalités.

DESSIN SUR LA DOCTRINE MONROE, CIRCA 1900

CFK refusant de donner satisfaction à ces charognards, la justice des États-Unis s’en mêle. C’est une situation fréquente en Amérique latine, depuis qu’a été édictée la Doctrine de Monroe [8]. En 2012, après une longue bataille juridique, le juge fédéral du District de New York Thomas Griesa condamne l’Argentine à verser 1,33 milliard de dollars aux « vautours » NML et Aurelius. Saisie par Buenos Aires, la Cour suprême des États-Unis confirme la décision de Griesa. Craignant de voir les autres « hold out » prendre exemple sur les prédateurs pour réclamer d’être remboursés sans tenir compte de la décote qu’ils ont acceptée – la facture pouvant alors dépasser les 100 milliards de dollars –, CFK refuse catégoriquement de se soumettre au diktat. La décision tend à l’extrême les échanges entre les autorités argentines et la « justice » américaine. En juin 2014, le juge Griesa bloque le versement de 539 millions de dollars d’intérêts sur une partie de la dette restructurée – la somme restant sous séquestre auprès de Bank of New York Mellon. Il ressort de cette décision que l’Argentine ne peut plus procéder à aucun paiement aux créanciers ayant accepté la restructuration à New York et à Londres tant qu’elle n’aura pas remboursé, en priorité, les « fonds vautours ». Bien que n’étant pas en faillite et qu’ayant les capacités de payer, le pays se retrouve de fait en « défaut de paiement ».

En septembre 2014, à la tribune de l’ONU, la présidente Kirchner dénonce le « harcèlement » des « fonds vautours » et accuse le système judiciaire américain de « complicité ». Au même moment, les « fonds vautours » sont condamnés par le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU.

« Les vautours, ça suffit »

Douze années de « kirchnérisme ». Un souvenir, « Néstor », une étoile, « Cristina ». La Constitution interdit de briguer plus de deux mandats successifs. Dans l’entourage de CFK, il n’existe aucune individualité d’envergure susceptible de lui succéder et de poursuivre son action. Il convient dès lors de composer avec les idéaux réversibles et les éthiques à géométrie variable du péronisme. Un courant politique qui, allant de la gauche à la droite en passant par de nombreux chemins de traverse, rassemble néolibéraux et protectionnistes, pro-Américains et souverainistes, libre-échangistes et partisans d’un État fort.

Dans la perspective de l’élection présidentielle du 22 octobre 2015, trois noms émergent : Mauricio Macri, Sergio Massa et Daniel Scioli. Maire de Buenos Aires, à la tête d’une coalition Cambiemos (Changeons) réunissant l’Union civique radicale (UCR ; le plus ancien des partis argentins) et Proposition républicaine (Pro), sa propre formation, Macri représente un néolibéralisme « pur jus ». Venu initialement de la droite la plus classique (Union du centre démocratique; Ucede), fort opportunément rallié au péronisme, ex-fonctionnaire de Néstor Kirchner puis chef de cabinet de CFK, Massa a de nouveau retourné sa veste en 2013, passant dans l’ « opposition responsable » à cette dernière et fondant le Front rénovateur. Scioli, enfin, est également à la gauche péroniste ce que François Hollande est au socialisme, pour prendre un exemple parlant. Anciennement champion de motonautisme, riche homme d’affaires, vice-président de Néstor puis gouverneur de la province de Buenos Aires, il a pris ses distances avec les Kirchner ces dernières années. Toutefois, il est donné en tête par toutes les enquêtes d’opinion. Fort de cette onction, il est intronisé « candidat péroniste » face à Macri dans ce qui est en réalité un combat entre deux hommes de l’« élite » économique du pays. Au grand dam du « peuple kirchnériste », ulcéré d’avoir à voter pour Scioli.

C’est néanmoins celui-ci qui arrive en tête au premier tour (37,1 % des voix), devant Macri (34,1 %) et Massa (21,4 %). En vue du second tour, pas plus d’enthousiasme, côté progressistes : « Je considère Scioli comme très faux, soupire Hebe de Bonafini, l’emblématique dirigeante des Mères de la Place de Mai. Il a ruiné la province [de Buenos Aires], les hôpitaux sont une honte, les écoles sont une honte. Mais, pour que Macri ne gagne pas, il faut voter pour lui. »

En dernière analyse, le résultat dépendra d’où tomberont les 5,2 millions de voix de Massa. Ayant souvent occupé des postes importants dans les premières années du « kirchnérisme », ses amis politiques choisissent « la neutralité ». A l’instar d’un poids lourd comme Roberto Lavagna, ministre de l’Economie sous Duhalde et Néstor Kirchner, Massa n’étale aucun états d’âme à l’heure de trancher : « Je ne veux pas que Scioli gagne », jette-t-il à la télévision.

Merci, Massa ! Le 22 novembre, Macri l’emporte avec 52,11 % des suffrages. Apprenant sa victoire, il lance, euphorique, à ses partisans : « C’est un jour historique, c’est un changement d’époque qui va être merveilleux ! »

Merveilleux, c’est sûr. Surtout pour les « fonds vautours ». Dès le début de son mandat, Macri se couche devant le juge new-yorkais Griesa. Aux prédateurs, il verse sans barguigner 4,6 milliards de dollars, leur permettant de faire un bénéfice de 300 % [9]. Dirigée par Paul Singer, le leader de l’offensive judiciaire, l’entreprise NML Capital rafle à elle seule 2,4 milliards de dollars pour des obligations achetées… 177 millions.

Historique ! Washington applaudit. Le FMI exulte. La « grande presse » se réjouit. « Wall Street a de nouveau le vent en poupe dans la nouvelle Argentine, affirme Bloomberg, qui poursuit : Depuis sa victoire en novembre, le président Mauricio Macri a rempli l’État d’hommes d’affaires, de financiers, d’économistes et de cadres (…) Ce ne sont pas seulement les anciens de JP Morgan et de Deutsche Bank qui dominent les postes gouvernementaux. Goldman Sachs Group Inc, Barclays Inc et Morgan Stanley sont également représentés, avec d’anciens membres occupant des postes clés à la Banque centrale et à l’Agence nationale des fonds de pension [10].  »

Depuis Washington, le secrétaire au Trésor Jack Lew affirme que son pays cessera de s’opposer aux prêts des banques de développement multilatérales à l’Argentine en raison des « progrès et de la trajectoire économique positive » du nouveau gouvernement.

Outre son cadeau aux « fonds vautours », le gouvernement a réglé rubis sur l‘ongle les sommes dues aux autres « hold out ». Coût total : 9,3 milliards de dollars. Au même moment, dans le cadre de ce que d’aucuns dénonceront sous l’appellation de « fête financière », la politique de liberté totale de sortie des capitaux permet à ceux-ci de s’enfuir allègrement. En quête d’argent frais, le gouvernement émet en donc juin 2017 une dette de 2,75 milliards de dollars, à rembourser sur 100 ans, avec un taux d’intérêt annuel de 7,9 %.

Ancien trader à la Bourse de New York, passé par JP Morgan et la Deutsche Bank, le ministre des Finances qui a réussi cette performance porte un nom qu’il convient de retenir : Luis Caputo. Considéré par Macri comme « le Messi de l’économie », il va encore faire mieux. La dévaluation (88,4 %) du peso argentin par rapport au dollar ayant grandement affecté l’économie d’un pays entré en récession, Caputo, en mai 2018, en appelle au FMI. Et pas pour des broutilles ! Sous la direction de Christine Lagarde, le Fonds accorde à l’Argentine un prêt faramineux de 57 milliards de dollars. Dépassant le record précédent de la Grèce (avec les conséquences que l’on connaît) [11], le plus important jamais accordé à un seul pays [12].

MAURICIO MACRI ET CHRISTINE LAGARDE.

Pendant ce temps, et pour les Argentins, ça va vraiment très mal. Augmentations des impôts, baisse de l’investissement public, milliers d’employés licenciés, crise de l’emploi, dégradation du pouvoir d’achat, augmentation délirante des tarifs (depuis 2015, en fonction des catégories et du type de consommation, entre 1053 % et 2388 % de hausse pour l’électricité ; 462 % et 1353 % pour le gaz ; 554 % et 832 % pour l’eau [13]). Plus d’un tiers des Argentins vivent à nouveau sous le seuil de pauvreté. Détail funeste : dans un premier temps, Macri a bénéficié de l’appui de tout un courant péroniste opposé à CFK – la majorité des vingt gouverneurs, en particulier.

Seulement, la rhétorique de « l’effort nécessaire » ne fonctionne plus. Dès avril 2019, des sondages indiquent que, en cas de second tour à la présidentielle à venir en novembre, Cristina Kirchner l’emporterait largement sur Macri.

Pour la droite, un seul mot d’ordre désormais : il faut neutraliser « Cristina ».

« Lawfare » ! L’utilisation non conventionnelle de l’appareil judiciaire pour déstabiliser et éliminer les opposants et les adversaires politiques a fonctionné en 2012 pour renverser Fernando Lugo au Paraguay ; en 2016, pour éjecter Dilma Rousseff de la présidence brésilienne ; à compter du 7 avril 2018, pour incarcérer Lula et l’empêcher de se présenter à la présidentielle, dont il est le favori ; depuis juin 2018 pour maintenir l’ex-chef de l’État équatorien Rafael Correa en Belgique et lui interdire tout retour dans son pays, car faisant l’objet d’un mandat d’arrêt ; en continu contre l’ex-vice président équatorien Jorge Glas qui, condamné à huit ans de prison et libéré pour raisons de santé après avoir passé trois années en détention, vient de se réfugier, le 17 décembre dernier, dans l’ambassade du Mexique pour échapper à la persécution (accusé cette fois de… « liens avec le narcotrafic »).

En Argentine, l’artillerie de la presse dominante se met au service des manipulations politiques et d’un système judiciaire qui, d’après CFK, mais pas que d’elle, « vit en marge du système démocratique ». Mise en examen dans plusieurs affaires de « corruption » durant ses deux mandats consécutifs, celle-ci, élue en octobre 2017 au Sénat, bénéficie toujours de l’immunité, parlementaire cette fois. Toutefois, si sa popularité demeure exceptionnelle au sein des milieux populaires, la campagne haineuse menée contre elle a trouvé écho dans une partie notable de l’opinion. Pour beaucoup, le nombre d’actions judiciaires qu’affronte l’ex-présidente ne lui permettra pas de mener une campagne électorale dans de bonnes conditions. S’agissant des possibilités de victoire de la gauche, une formule résume la situation : « Avec Cristina seule, ce n’est pas possible; sans elle, ce n’est pas possible non plus. »

À tort ou à raison, mais pour ne prendre aucun risque face à Macri, qui se représente, Cristina Kirchner fait un pas de côté le 18 mai 2019 – trois jours avant que ne démarre l’un des procès qui, fort judicieusement quant au « tempo », est censé la mener sur le banc des accusés. « Nous, dirigeants, déclare-t-elle, devons mettre de côté nos ambitions et nos vanités personnelles et je suis prête à apporter ma contribution là où je peux être le plus utile. » Elle annonce qu’elle ne se présentera pas à la présidence, mais que (demeurant de ce fait très présente), elle accompagnera son ex-chef de cabinet (il le fut également de Néstor) Alberto Fernández en tant que vice-présidente. Une large alliance regroupée autour du péronisme accompagnera cet attelage, Le Front de tous (Frente de todos ; FdT).

Au sein du péronisme, d’aucuns estiment « géniale » cette manœuvre qui élargit la base électorale en jouant sur deux tableaux. Déçue, la base « kirchnériste » fait grise mine. Considéré comme modéré, Fernández, alors chef de cabinet de « Cristina », a rompu avec elle en 2008, en plein conflit avec un monde agro-industriel vent debout contre une hausse des taxes à l’exportation. Il s’est par la suite allié à d’autres « péronistes critiques », comme Sergio Massa, a créé le Parti du travail et de l’équité (PARTE) avant de ne se « réconcilier » avec CFK qu’à la fin 2018.

Ces péripéties ne peuvent néanmoins occulter l’essentiel : les quatre années de Macri – par ailleurs allié inconditionnel des infréquentables présidents Donald Trump (États-Unis), Jair Bolsonaro (Brésil), Iván Duque (Colombie), sans parler de l’illuminé vénézuélien autoproclamé Juan Guaido – ont fait trop de dégâts. Le 27 octobre 2019, Fernández est élu au premier tour avec 47,45 % des voix [14]. Une victoire, pas un triomphe. Et un défi : sortir l’Argentine du marasme dans lequel Macri l’a plongée.

ALBERTO FERNANDEZ (PRÉSIDENT) ET CFK (VICE-PRÉSIDENTE).

Depuis juin 2018, le FMI a versé au gouvernement Macri 44,3 milliards de dollars sur les 57 milliards promis. Par ailleurs, pendant les quatre années de gestion néolibérale, le pays s’est endetté de 85 milliards de dollars en obligations. Ni investissements ni stabilisation de l’économie : selon le solde de change de la Banque centrale (BCRA), la fuite des capitaux durant la même période a atteint 88,37 milliards de dollars [15]. Le gouvernement de Fernández demande au FMI de mettre un terme à cette folie et de stopper les envois d’argent.

Dès février 2020, le ministre de l’Economie Martín Guzmán (ex-collaborateur du « prix Nobel » Joseph Stiglitz), met en cause le Fonds, « en partie responsable de la crise ». Puis il entame des négociations. Pas de souci : le FMI admet que la dette extérieure de l’Argentine « n’est pas soutenable » et exige que la restructuration se fasse sur la base d’une « contribution significative des créanciers privés ». En revanche, il précise qu’il n’accepte « ni annulation ni reprofilage » de ses propres prêts. De leur côté, les principaux créanciers privés – parmi lesquels la crème du secteur, Black Rock, Fidelity, Pimco et Franklin Templeton – refusent toute restructuration. En cas de litige, ils saisiront les tribunaux internationaux contre l’Argentine pour « cessation de paiement ».

Alors que la pandémie déferle, enfonçant encore plus le pays dans la crise, une polémique commence à enfler : pourquoi le pouvoir continue-t-il à tenter de négocier les termes et les conditions du paiement de la dette, quand, s’agissant d’une « dette odieuse », comme celle de la fin des années 1990, il faudrait en contester la légitimité ?

Selon la doctrine, une dette est réputée « odieuse », et donc nulle, à deux conditions : si elle a été contractée contre l’intérêt de la Nation ou contre l’intérêt du peuple ou contre l’intérêt de l’État ; si les créanciers ne sont pas en mesure de démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette était contractée contre l’intérêt de la Nation [16].

Les 57 milliards de dollars (devenus 44,3 milliards) accordés à Buenos Aires l’ont été au mépris de toutes les normes et procédures encadrant habituellement les opérations du FMI. Il peut légitimement être reproché à l’institution l’absence d’une analyse de faisabilité du remboursement en fonction de l’état de l’économie du pays et de ses perspectives ; le large dépassement des normes prudentielles pour l’octroi des prêts ; la non consultation du Parlement argentin par le pouvoir exécutif de Macri avant la demande faite au FMI.

Majoritaire à la Chambre, le bloc des sénateurs du FdT a adressé le 11 novembre 2020 une lettre à la directrice générale du Fonds Kristalina Georgieva. Ils ont entre autres invoqué l’article VI du règlement du FMI impliquant que (sauf dans les cas prévus à la section 2 de cet article) aucun État membre ne peut utiliser les ressources générales du Fonds « pour faire face à une sortie importante ou continue de capitaux ». En cas de non respect de cette norme, le Fonds peut demander à ce État de prendre des mesures de contrôle pour empêcher que les ressources octroyées ne soient utilisées à cette fin. « Il est donc intéressant pour nous de savoir quelles mesures de contrôle le Fonds a demandé à l’Argentine dans ce contexte, ont souligné les législateurs, puisque, à notre avis, non seulement cela ne s’est pas produit, mais que le Fonds a continué à effectuer des décaissements sans tenir compte de cette situation (…) [17]  ».

Rien de vraiment mystérieux. On apprendra bientôt, par une indiscrétion de l’ex-représentant des États-Unis au FMI, Mauricio Claver-Carone, que ce crédit hors norme fut suggéré par l’administration Trump, pour favoriser la réélection de Macri et « empêcher le retour des politiques populistes ».

Le 22 décembre 2021, le FMI lui-même, suite à une enquête interne, publiera un rapport (très modérément) autocritique sur sa brillante opération : les conditions du prêt « n’étaient pas suffisamment solides pour faire face (...) à la fragilité des finances publiques et à l’inflation élevée (...)  ».

Au total, en cette année 2021, l’Argentine a remboursé un peu plus de 5 milliards de dollars au FMI. Fernández et son équipe persistant à vouloir renégocier tout en refusant d’imposer un programme de choc à une population déjà éprouvée, le Fonds rétorque que « davantage de discussions seront nécessaires » pour sceller le refinancement des 40 milliards de dollars que le pays doit payer au cours des trente prochains mois.

De fait, Buenos Aires ne renonce pas d’emblée à la résistance. Dans un premier temps, Guzmán impose comme principal concept la « soutenabilité de la dette ». Le camp d’en face se met à croasser. Faisant encore preuve de fermeté, Alberto Fernández résiste aux pressions des créanciers qui veulent le voir remplacer Guzmán. Mais, peu à peu, gouvernement ploie sous la pression. Membre du Parti justicialiste, le gouverneur de San Luis Alberto Rodríguez Saa (frère de l’ex-éphémère président) avait pourtant, sur Zoom, pandémie oblige, posé les termes de l’équation : « Négocier avec le Fonds, avec la catastrophe que cela signifie pour les années à venir et la condamnation des générations futures, et ne pas dénoncer cette dette comme odieuse, comme une escroquerie, c’est une mauvaise voie que je ne partage pas. Pardonnez-moi, je sais que c’est une vérité inconfortable [18]… »

Inconfortable, elle l’est. Le péronisme se déchire (plus qu’à l’accoutumée). Tandis que le « kirchnérisme » réclame davantage de dépenses sociales, le ministère de l’Économie, malgré quelques mesures notoires – programme d’urgence d’Aide au travail et à la production (ATP), Revenu familial d’urgence (IFE) [19] –, piétine passablement. « Cristina » fait pression sur le président Fernández pour que, au minimum, il suspende les paiements au FMI et au Club de Paris jusqu’à la fin de la pandémie. De vastes secteurs populaires se mobilisent contre la négociation.

Premières alertes : le 12 septembre 2021, lors des primaires ouvertes, simultanées et obligatoires (PASO) chargées de définir les candidats qui se présenteraient aux élections générales partielles du 14 novembre suivant (dites également de mi-mandat), l’opposition de droite l’a largement emporté sur le FdT, avec plus de deux millions de voix d’avance. Fidèles de la vice-présidente, qui poussait le chef de l’État à remanier son cabinet, cinq ministres – Intérieur, Justice, Environnement, Sciences, Culture – ainsi que plusieurs hauts fonctionnaires ont présenté leur démission. Bousculé, Fernández a répondu sur Twitter en manifestant son irritation : « La gestion continuera à se développer comme je l’entends ; ce n’est pas le moment de soulever des différends. »

Si le FdT a limité les dégâts lors des élections de novembre, destinées à renouveler 127 des 257 députés et 24 des 72 sénateurs, celles-ci n’en ont pas moins marqué un recul du camp gouvernemental au sein des deux Assemblées et, surtout, une perte du contrôle du Sénat.

Epiphénomène (a-t-on alors espéré) : nouveau venu en politique, élu député de la ville de Buenos Aires avec 17 % des voix, le sulfureux Milei a créé la surprise et fait son entrée au Congrès en compagnie de quatre autres députés de LLA.

Le 28 janvier 2022, alors que devait être réalisé le premier paiement de l’année – 731 millions de dollars d’intérêts – pour éviter un nouveau défaut de paiement, le ministre Guzman parvient in extremis à un accord avec le FMI. « Nous avions une dette impayable qui nous laissait sans présent ni avenir ; maintenant, nous avons un accord raisonnable qui nous permettra de mener à bien nos politiques de croissance, de développement et de justice sociale », communique le chef de l’État.

Le pacte prévoit une diminution graduelle du déficit censé arriver à zéro en 2026. Le « kirchnérisme » rue dans les brancards. Considérant qu’un tel « ajustement » constitue une sentence de mort dans la perspective de la présidentielle de 2023, il vote contre le texte au Congrès, le 18 mars 2022.

Le différend s’approfondit quand, en juillet, dénonçant l’impossibilité pour lui de mettre en œuvre les mesures nécessaires, en raison de la résistance de fonctionnaires liés à la vice-présidente et des atermoiements du chef de l’Etat, Martín Guzmán démissionne du ministère de l’Economie. Pendant le bref intérim d’une nouvelle titulaire, Silvina Batakis, l’attitude négative des marchés, la poursuite des attaques contre le peso, la relance de l’inflation et la dramatique baisse des réserves de la Banque centrale obligent Alberto Fernández et Cristina Fernández à enterrer la hache de guerre et à se rencontrer – ce qu’ils ne faisaient plus depuis longtemps.

Implicite ou explicite, l’appui de CFK permet au président de nommer un « super ministre de l’Economie » aux pouvoirs étendus : l’ambitieux Sergio Massa.

SERGIO MASSA ET DANIEL SCIOLI.

Opposant en 2015 contre le « péronistes » Scioli, Massa a choisi de rejoindre avec armes et bagages la coalition formée par Fernández et CFK en 2019, leur apportant les voix décisives de ses partisans. Elu de la province de Buenos Aires en décembre 2021, il est logiquement devenu le troisième personnage de l’État quand il a accédé à la présidence de la Chambre des députés.

Cette fois, la politique du pouvoir porte un nom : plan d’austérité. Fin des avances du Trésor à la banque centrale, réduction des dépenses publiques, révision des aides sociales, explosion des tarifs de l’énergie (entre 25 % et 30 % pour le gaz, jusqu’à 100 % pour l’énergie électrique en mai 2023)…

Et le Fonds monétaire international continue à faire pression !

Dépendante, vulnérable, appauvrie, l’Argentine ne peut en aucun cas se mettre à dos les États-Unis – dont elle espère l’intercession auprès du FMI. Dès son arrivée à la « Casa Rosada », Alberto Fernández a réservé sa première visite internationale à Israël et à son premier ministre Benjamín Netanyahu. Il a par ailleurs qualifié d’ « autoritaire » le président vénézuélien Nicolás Maduro. Non sans toutefois rétablir les contacts avec les gauches « latinas », relations mises à mal par Macri. Dès juillet 2020, Fernández, malgré ses réserves, reconnaît la légitimité de Maduro et rompt tout contact avec l’ « autoproclamé » Juan Guaido, puis se retire du Groupe de Lima (24 mars 2021), constitué pour déstabiliser le Venezuela, tout au dénonçant – clin d’œil à la Maison Blanche – la violation des droits humains dans ce pays et en immobilisant et confisquant arbitrairement, à la demande du Département du Trésor américain, un avion cargo Boeing 747 de la compagnie vénézuélienne Emtrasur qui s’est on ne peut plus légalement posé sur l’aéroport international d’Ezeiza (Buenos Aires). Ce qui s’appelle ménager la chèvre et le chou. Mais aussi spolier le Venezuela.

La docilité à l’égard de Washington n’entraîne toutefois, et en aucune manière, un assouplissement du FMI. Dès lors, Fernández se permet un écart remarqué quand, début février 2022, il rend visite à Vladimir Poutine et avance « nous devons voir comment faire en sorte que l’Argentine devienne la porte d’entrée de la Russie en Amérique latine ». Moscou lançant quelques jours plus tard l’invasion de l’Ukraine, il n’a pas fini d’entendre parler de cette déclaration. Le retour au Brésil de Lula, le 1er janvier 2023, marquant une nette inflexion de la galaxie « latina », le président argentin annonce que son pays reviendra dans l’Union des Nations sud-américaines (Unasur), puis demande son incorporation dans le groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), qu’il obtiendra, grâce à Lula, quelques jours avant la fin de son mandat. Entretemps, il s’est rendu en Chine, pays devenu le second partenaire commercial de l’Argentine après son voisin brésilien.


LULA, ALBERTO FERNÁNDEZ ET GABRIEL BORIC.

Ces exercices d’équilibrisme diplomatiques ne passionnent guère une population en butte aux difficultés quotidiennes. Les relations entre le gouvernement et les organisations sociales, qui théoriquement le soutiennent, se font de plus en plus tendues. « Tout ce que nous entendons, ce sont des mesures à destination des marchés, s’insurge, le 7 août 2022, devant des milliers de personnes, Dina Sánchez, secrétaire générale de l’Union des travailleurs de l’économie populaire (Utep). Il ne va donc y avoir aucune mesure en faveur des classes populaires ? Nous demandons une politique pour mettre fin à la misère en Argentine !  » Déjà, les élections de 2023 se profilent à l’horizon. Beaucoup encore espèrent en « Cristina ».

Présidente du Sénat, vice-présidente d’un chef d’État de plus en plus impopulaire, CFK est, d’une certaine manière, rentrée dans le rang. Soit elle critique Alberto Fernández et la soumission aux exigences du FMI, et elle nuit au gouvernement auquel elle participe. Soit, pour éviter une fracture du péronisme, elle assure le président et son ministre de l’Economie de son appui, et elle perd de son aura. Elle est par ailleurs toujours soumise à un infernal harcèlement judiciaire. Elle a découvert avoir été victime d’un espionnage illégal effectué par l’Agence fédérale du renseignement (AFI), qui dépendait directement de Macri quand il gouvernait. Dans les affaires qui donnent lieu à sa mise en cause – entrave au profit de l’Iran [20] ; recyclage de fonds d’origine illégale (Los Sauces) ; « Route de l’argent K » – , elle bénéficie de non lieux [21]. Les tribunaux engagent ou poursuivent d’autres interminables procédures, toutes aussi entachées d’irrégularité.

Sur la base de photos connues de tous, on sait que les persécuteurs de la vice-présidente, les procureurs fédéraux Diego Luciani et Sergio Mola, jouent à l’occasion au football avec le président du tribunal, Rodrigo Giménez Uriburu, dans la propriété « Los Abrojos » de Macri. En chefs de meute répercutant tous leurs bobards, les quotidiens Clarín et La Nación se régalent. À l’exception de Página12, aucun média ne prend la défense de CFK. Tous répètent en boucle les mises en cause et les lieux communs. Dans l’opinion publique, « Cristina » devient soit une Sainte, soit un démon. Résultat garanti : le 1er septembre 2022, dans le quartier Recoleta de Buenos Aires, elle échappe par miracle à une tentative d’assassinat, un homme tentant de lui tirer dessus à bout portant. Quinze mois plus tard, malgré la détention du coupable, Fernando André Sabag Montiel, qui n’a rien d’un « loup solitaire », aucun auteur intellectuel n’a été retrouvé, la justice faisant ostensiblement obstruction à… la justice et prenant plus que son temps.

LE PROCUREUR DIEGO LUCIANI.

En revanche, le 6 décembre 2022, reconnue sans preuves coupable d’ « administration frauduleuse au préjudice de l’État », dans le cadre de l’attribution de marchés publics dans sa province de Santa Cruz, CFK a été condamnée à six ans de prison et à l’interdiction à vie d’exercer un emploi public. Dans une allocution qu’elle a prononcé en direct, elle a déclaré être victime d’«  une mafia judiciaire  » et d’un « État parallèle  ». Qui a finalement eu sa peau. Et, d’une certaine manière, celle du péronisme. Car, si elle a nié toutes les charges et a prévu de faire appel, Cristina Kirchner a en même temps annoncé qu’elle ne se présenterait pas à la prochaine présidentielle : « Je ne vais pas soumettre la force politique qui m’a fait l’honneur d’être deux fois présidente et vice-présidente au risque d’être maltraitée en période électorale, en disant qu’elle a une candidate condamnée. »

Conscient de son impopularité, y compris dans son propre camp, le président Alberto Fernández fait savoir à son tour, le 21 avril 2023, qu’il ne se présentera pas pour un second mandat.

Intronisé pré-candidat au cours d’une tambouille de rivalités intestines entre (pour aller vite) « kirchnéristes » et « albertistes », Massa arrive en tête de son camp rebaptisé Union pour la patrie (UxP), devant le dirigeant social Juan Grabois, lors des PASO du 13 août, avec 27,2 % des voix. L’événement du jour se trouve cependant ailleurs. En nombre de votes collectés, Massa arrive derrière l’incontestable vainqueur de la consultation, Javier Milei (29,8 %). En la personne de Patricia Bullrich (ex-ministre de la Sécurité et protégée de Macri), la droite classique (Ensemble pour le changement ; JxC), avec 28 % des suffrages, devance également le péronisme.

SERGIO MASSA (PRÉSIDENT DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE).

Représentant de la gauche, Massa ? Non. Bien que sur-jouant la sobriété et le pragmatisme, il apparaît avant tout comme le ministre de l’Economie d’un gouvernement qui, pour n’avoir pas su, pu ou voulu affronter le FMI, se présente avec un bilan de 143 % d’inflation, 44 % de pauvreté et 60 % de pauvreté infantile… Très proche par ailleurs de l’ambassade des États-Unis, qu’il fréquente assidument. Pas de quoi déchaîner l’enthousiasme de la frange la plus progressiste. Même si CFK, sincèrement ou dans un rôle de composition, sans apparaître à ses côtés, tente de convaincre ses troupes de l’appuyer fermement. Lors du débat entre candidats, tandis que Milei vitupère, Bullrich (oubliant le bilan exécrable de son ex-patron Macri) a beau jeu de lancer à Massa : « Vous avez eu faux sur toute la ligne, vous avez multiplié l’inflation par deux. Expliquez aux Argentins comment le pire ministre de l’Economie pourrait faire un bon président. »

Le 22 octobre, dans un climat d’incertitude et d’inquiétude, le premier tour a pu faire illusion. Arrivé en tête avec 36,6 % des suffrages, Massa devance un Milei très déçu (29,8 %) et Bullrich (23,8 %), éliminée. Malgré une campagne très digne, pour ne pas dire brillante, la candidate du Front de gauche et des travailleurs (FIT-U), Myriam Bregman, ne recueille que 2,70 % des voix.

Bien que, somme toute, deux tiers des Argentins aient voté contre le parti au pouvoir, la perspective d’un second tour renouvelant la réussite de Gabriel Boric au Chili (contre le candidat d’extrême droite José Antonio Kast) et de Lula au Brésil (l’emportant sur Bolsonaro) trotte dans les esprits. Sauf que… Oubliant sa supposée détestation de « la caste », l’ « outsider antisystème » accepte immédiatement l’alliance que lui propose la droite traditionnelle de Bullrich et du revenant Macri. Sauvagement insultée par Milei il n’y a pas si longtemps, Bullrich se fend d’un sourire large et rayonnant : « Nous avons des différences, mais nous sommes confrontés au dilemme du changement ou de la continuité mafieuse. La majorité des Argentins a choisi le changement, et nous faisons partie de ce changement.  »

Plus qu’une adhésion au programme de Milei, le désespoir des exclus, l’absence d’un candidat de gauche – Massa n’a guère fait rêver en préconisant une administration « d’unité nationale » pour appliquer « l’ordre fiscal » afin de rembourser le FMI et d’autres créanciers –, la rage et le rejet de la classe politique font le reste. Le 19 novembre se traduit par un séisme qui s’apparente plus à un suicide collectif par la voie électorale qu’à un vote sanction. Avec un taux de participation de 76 %, le candidat « antisystème » l’emporte avec 55,6 % des voix. Le changement tant annoncé peut commencer.

Investiture sans grand relief, mais très parlante, le 10 décembre, en fin de matinée. Aucun poids lourd ne se déplace. À l’exception du chilien Gabriel Boric, aucun chef d’État de la vague progressiste. La droite, représentée par l’uruguayen Luis Lacalle Pou, le paraguayen Santiago Peña, le roi d’Espagne Felipe VI. L’Internationale réactionnaire : Viktor Orban, Jair Bolsonaro, Santiago Abascal (Vox). Un message de l’ultra María Corina Machado, en provenance du Vénézuela : « Comme Javier Milei en Argentine, je représente la liberté.  »

MARÍA CORINA MACHADO INSPIRÉE PAR JAVIER MILEI.

Après avoir prêté serment devant l’Assemblée législative, le « libertarien » s’est rendu sur les marches du Congrès et s’adressant à ses partisans, rassemblés sur la place du Parlement, leur a lancé en toute modestie : « Tout comme la chute du mur de Berlin, ces élections ont marqué la fin d’une époque. » Avant de répéter une fois de plus : « Il n’y a pas de solution alternative à l’ajustement. »

Mais au fait… En parlant de changement…

Finies les rodomontades. Milei manque de forces vives et de compétences « libertariennes » pour gérer le pays. La « caste » se réinstalle tranquillement dans le gâteau. Ministre des finances : Luis Caputo – l’homme des 57 milliards de dollars du FMI, le « plus grand expert financier » du pays (épinglé dans les « Panama Papers », comme Macri). Ministre de la Sécurité : Patricia Bullrich (même poste que sous Macri). À la Défense, Luis Petri (colistier de Bullrich lors de la présidentielle). Daniel Scioli le « péroniste » choisit pour sa part de demeurer ambassadeur au Brésil, se contentant de déclarer « l’important est que les forces du ciel l’accompagnent », à propos de son nouveau patron Milei.

La « dollarisation », qui a fait couler tant de litres d’encre ? Caputo n’y est pas favorable. La suppression de la Banque centrale ? Plus à l’ordre du jour non plus. Elle hérite d’un nouveau gouverneur, Santiago Busili, ex de la Deutsche Bank et de JPMorgan, secrétaire aux Finances sous l’administration Macri.

Parallèlement à la collaboration enthousiaste de la droite dite traditionnelle avec l’extrême droite, se livre une sourde bataille pour les postes entre « macristes » et nouveaux venus. Macri souhaite s’emparer de l’Autorité nationale des communications (Enacom), comme d’un trophée. Milei impose l’un des siens à la tête d’YPF, la compagnie pétrolière nationale. Qu’il a prévu de privatiser. En oubliant un détail : la participation publique de 51 % d’YPF est blindée au Congrès. Pour revenir dessus, il faut deux tiers du soutien de la Chambre des députés. Ce que Milei ne possède pas.

À la Chambre, l’anarcho-capitaliste ne dispose que de 37 législateurs de LLA sur 257. Sauf désaccord (toujours possible et même probable sur certains textes), il pourra compter sur l’appui des 37 représentants d’Ensemble pour le changement. Mais le péronisme en compte 108. Il domine donc, même s’il n’a pas la majorité absolue [22]. Au Sénat, le parti de Milei ne compte que huit membres sur 72 (le péronisme en alignant 33). Il faudra donc en permanence négocier, sachant toutefois que, pour imposer certains changements politiques, Milei peut émettre des décrets présidentiels [23]. Ce qu’il va faire très rapidement…

« Il n’y a plus d’argent ! » D’ici février 2024, l’Argentine va faire face à des engagements en devises pour environ 5 milliards de dollars (dont 3,7 milliards auprès du FMI et 1 milliard auprès d’autres organisations internationales et du Club de Paris). Le 12 décembre, deux jours après l’investiture du chef de l’État, le ministre Caputo fixe donc la ligne en présentant une première batterie de mesures permettant de réduire les dépenses publiques de 5 % du PIB : dévaluation de 100 % de la monnaie nationale ; suppression de neuf des dix-huit ministères existant ; fin des subventions à l’énergie et aux transports ; licenciement des employés recrutés dans la fonction publique depuis moins d’un an ; coupes dans les transferts de fonds de l’État fédéral aux provinces ; blocage des travaux d’infrastructure publique n’ayant pas encore démarré (et désormais confiées au secteur privé).

Cynisme, provocation ou inconscience ? Le 20 décembre, vingt-deux ans jour pour jour après la fuite en hélicoptère de Fernando de la Rúa, c’est Milei en personne qui, cette fois, dévoile un vaste « décret de nécessité et d’urgence » (DNU) qui impose plus de 300 mesures pour déréglementer l’économie. Tout y passe (en attendant pire) : abrogation des réglementations couvrant la location de logements, les dispositions douanières à l’exportation, la propriété foncière, les détaillants de produits alimentaires ; modification des règles applicables aux secteurs du transport aérien, de la santé, de la pharmacie et du tourisme (afin d’encourager la concurrence) ; réduction des indemnités de départ et prolongation de la période d’essai des employés ; transformation du statut juridique des entreprises publiques afin de permettre leur privatisation….

Pour faire avaler la pilule aux plus vulnérables, une augmentation des allocations familiales et de l’aide alimentaire a été annoncée. Mais…

Ce même 20 décembre, « piqueteros », syndicats et organisations sociales ont prévu de descendre dans la rue pour mettre le pouvoir en garde en commémorant l’anniversaire de la grande révolte de l’an 2001. Par le biais d’un message enregistré, la ministre du capital humain Sandra Pettovello a prévenu : les programmes de soutien aux chômeurs ou aux familles à faibles revenus – Allocation universelle pour enfant (AUH) ; Stimuler le travail ; Carte alimentaire – seront suspendus pour ceux qui bloquent la circulation. « S’ils descendent dans la rue, il y aura des conséquences, avait déjà menacé Bullrich en conférence de presse. Nous allons mettre de l’ordre dans le pays pour que les gens puissent vivre en paix. » Pour intimider les protestataires, le pouvoir prévoit de faire payer l’intervention de la police aux organisations et individus qui manifestent, ainsi que des sanctions pour les parents qui vont aux manifestations avec leurs enfants.

Dégageant de nauséeux relents de « néofascisme », ces menaces répressives n’ont pas empêché, dans tout le pays, les premières manifestations de l’ère Milei. À Buenos Aires, défiant les messages qui tournaient en boucle dans les stations de train et de métro – « Celui qui coupe n’est pas payé » – et les consignes prétendant les obliger à défiler sur les trottoirs et non sur la chaussée, des dizaines de milliers de mécontents ont convergé vers la mythique Place de Mai. Comme un boomerang, sa consigne préférée – « La liberté, bordel ! » – a commencé à repartir en direction de Milei. Des banderoles incisives résumaient parfaitement la situation : « Finalement, “la caste” c’était le peuple ». Venus des fenêtres et des balcons ont résonné des rafales de « cacerolazos ».

Depuis Washington, tout de suite après l’investiture de l’anarcho-capitaliste, la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, a fait part de sa satisfaction : « Je salue les mesures décisives annoncées par M. Milei et son équipe pour relever les défis économiques importants de l’Argentine – une étape importante vers la restauration de la stabilité et le rétablissement du potentiel économique du pays. »

PHOTO MÍDIA NINJA

Notes :

[1] https://www.pagina12.com.ar/365428-javier-milei-reconocio-que-trabajo-para-el-genocida-antonio-

[2] Argentine, Bolivie (depuis le 7 décembre 2023), Brésil, Paraguay, Uruguay (et Venezuela suspendu depuis 2016). États associés : Chili, Colombie, Equateur, Guyana, Pérou et Surinam.

[3] Juif d’Ukraine expulsé d’Union soviétique dans les années 1920, septième héritier de la dynastie du Hassidisme Habad-Loubavitch, considéré par nombre de ses adeptes comme le Messie (« Moschiach »), « Le Rabbi » est considéré comme l’une des personnalités juives orthodoxes les plus importantes des temps modernes.

[4] Les comptes en dollars étant transformés en pesos dévalués, les Argentins y perdent la plus grande partie de leur épargne.

[5] Les lois dites du « Point final » et du « Devoir d’obéissance » avaient été votées en 1986 et 1987 pendant l’administration du président radical Raúl Alfonsin, sous la pression des militaires.

[6] Groupe informel de créanciers publics censé « trouver des solutions coordonnées et durables » aux difficultés de paiement de pays endettés en leur accordant un allègement de dette obtenu par un rééchelonnement ou une réduction des obligations du service de ces dettes pendant une période définie (traitements de flux) ou une date fixée (traitements de stock).

[7] Marché d’occasion où se vendent et s’achètent des titres de la dette.

[8] Edictée en 1823 par le président James Monroe, la doctrine en question s’est essentiellement manifestée par un interventionnisme dans la zone latino-américaine afin d’y défendre les intérêts étatsuniens.

[9] https://www.lesechos.fr/2016/03/argentine-les-fonds-vautours-raflent-la-mise-203905

[10] https://www.bloomberg.com/news/articles/2016-03-09/jpmorgan-and-deutsche-bank-boys-are-running-the-new-argentina#xj4y7vzkg

[11] Lire Stelios Kouloglou, « Grèce, le coup d’Etat silencieux », Le Monde diplomatique, juin 2015.

[12] Cette enveloppe doit être complétée par des prêts d’autres organisations internationales – Banque interaméricaine de développement (BID), Banque mondiale (BM), Banque latino-américaine de développement (CAF) – pour un montant total de 5,65 milliards de dollars au cours des douze mois suivants.

[13] https://centrocifra.org.ar/el-incremento-en-las-tarifas-de-servicios-publicos-y-su-peso-sobre-los-salarios/

[14] Pour être élu, un candidat doit obtenir 45 % des suffrages exprimés lors du premier tour, ou 40 % des voix avec au moins dix points d’avance sur celui arrivé en deuxième position. Dans le cas contraire, un second tour est organisé, dans les trente jours, entre les deux candidats arrivés en tête.

[15] https://www.resumenlatinoamericano.org/2020/01/24/argentina-el-macrismo-logro-la-fuga-de-capitales-mas-grande-de-la-historia-us-88-371-millones-en-4-anos/

[16] https://www.cadtm.org/L-Argentine-en-pleine-crise-de-la-dette

[17] https://radiografica.org.ar/2020/11/16/la-carta-completa-de-la-camara-de-senadores-al-fmi/

[18] https://colectivoepprosario.blogspot.com/2022/01/tropel-del-10012022.html

[19] L’ATP subventionne jusqu’à 50 % des salaires des travailleurs du secteur privé enregistré ; l’IFE protège principalement les ménages sans revenu formel.

[20] En relation avec l’attentat contre une mutuelle juive (AMIA) qui a fait 85 morts et 300 blessés en 1994 à Buenos Aires.

[21] Le non lieu concernant la « Route de l’argent K » a été annulé le 28 novembre 2023 par la Cour d’appel fédérale.

[22] Le solde des députés se répartit entre treize formations et groupuscules, parmi lesquelles l’Union civique radicale (34 représentants) et le Front de gauche et des travailleurs (4).

[23] En revanche, toute réforme fiscale devra être approuvée à la fois par la Chambre des députés et par le Sénat.

par Maurice Lemoine

Maurice Lemoine Journaliste