vendredi, avril 08, 2022

MORT DE MIGUEL ANGEL ESTRELLA, PIANISTE ENGAGÉ

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PHOTO MANOOCHER DEGHATI / AFP

Enlevé et torturé de 1977 à 1980 dans les geôles uruguayennes, le musicien, prisonnier politique libéré en 1980, se réfugie en France où il sera naturalisé en 1985. Il est mort le 7 avril, à l’âge de 85 ans. 
PHOTO MIGUEL ROJO / AFP
En 1983, Musique pour l’espérance, série d’entretiens rassemblés par le journaliste Jean Lacouture parue en 1997 aux éditions du Seuil, retraçait la vie et la carrière du pianiste Miguel Angel Estrella, dont la disparition, le 7 avril à l’âge de 85 ans, a été annoncée par la délégation argentine à l’Unesco. Un titre en lien avec l’organisation Musique espérance que le Franco-Argentin avait fondée la même année pour remercier le monde musical de l’avoir « sauvé de l’enfer » et afin de « mettre la musique au service de la communauté humaine et de la dignité de chaque personne ; défendre les droits artistiques des musiciens, en particulier des jeunes ; et travailler à construire la paix ». Le musicien revenait de loin. Il avait en effet passé trois ans dans les geôles uruguayennes.

Miguel Angel Estrella est né dans une famille modeste originaire du Liban le 8 juillet 1936, à San Miguel de Tucuman, d’une mère maîtresse d’école et d’un père « communiste et chrétien », mais surtout poète et marionnettiste. Le gamin, tombé sous le charme d’Evita Peron et de Chopin, a toujours manifesté une attirance pour la musique. Il joue d’instinct des pièces du folkloriste et guitariste argentin Atahualpa Yupanqui, comme lui réfugié en France, mais au début des années 1950.

Il a déjà 18 ans lorsqu’il commence en 1955 à suivre les cours du pianiste Orestes Castronuovo au conservatoire de Buenos Aires. Pendant près de dix ans, il se forme auprès de Celia de Bronstein, ancienne élève de Vincenzo Scaramuzza, ainsi que des compositeurs Jacob Fischer et Erwin Leuchter. L’obtention d’une série de prix lui vaut l’octroi de bourses d’étude afin de se perfectionner en Europe, à Londres et à Paris. Dans la capitale française, il croise notamment Juan Peron en 1966, une rencontre fondamentale qui le conforte dans son désir de militer à travers la musique.

Sur les listes noires de la dictature

A Paris, Miguel Angel Estrella reçoit de 1965 à 1971 les conseils d’éminences pianistiques. De Marguerite Long à Yvonne Loriod, de Vlado Perlemuter à Magda Tagliaferro, en passant par Tamara Osborne, Maria Curcio, Ilona Cabos. Mais celle qui le marque à vie n’est autre que Nadia Boulanger, « la musique incarnée », avec laquelle il travaille à partir de 1968. « Mademoiselle » fera d’ailleurs partie de l’important comité de soutien du pianiste, emprisonné en Uruguay fin 1977. Le 23 décembre, elle interpelle le président de la République Valéry Giscard d’Estaing. Personnalités musicales (Yehudi Menuhin, Daniel Barenboim, Henri Dutilleux, Pierre Boulez, Olivier Messiaen), du monde de l’art (Simone Signoret, Michel Piccoli, Yves Montand), de la politique (Danielle Mitterrand) ou du domaine intellectuel et scientifique (Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Vladimir Jankélévitch, Jacques Derrida) se regroupent autour de l’industriel Yves Haguenauer, ami du pianiste, afin de faire pression sur les gouvernements. En mai 1979, l’album La Musique en prison, bande d’un concert enregistré en 1971 à la Maison de la radio à Paris, sort chez Erato. Au programme : Bach, Beethoven, Bartok.

Dès ses études à Buenos Aires, Miguel Angel Estrella a joué pour les défavorisés avec son épouse, Martha. Une attitude qui leur vaudra d’être fichés communistes. Rentré en Argentine en 1971, il poursuit sa carrière entre l’Amérique du Sud et l’Europe, ne cachant pas ses fortes convictions politiques. Dès 1976, le militant de la gauche péroniste figure sur les listes noires de la dictature en raison de son appartenance à l’organisation Montoneros.

Il s’installe par précaution à Montevideo (Uruguay). Mais il sera enlevé à son domicile le 15 décembre 1977, puis emprisonné et torturé. Il faudra attendre le 12 février 1980 pour que la communauté internationale, qui a réussi à officialiser sa détention dans la prison de Libertad, réussisse à le faire libérer. Revenu à Paris, Miguel Angel Estrella y obtiendra en 1981 le statut de réfugié, avant sa naturalisation française en 1985.

Mains abîmées par la torture

Pendant plus de trois années, Miguel Angel Estrella a fait partie des 30 000 « disparus » poursuivis dans le cadre de l’opération « Condor » qui unit les services de sécurité militaires argentins, chiliens et uruguayens. « C’est la foi et la musique qui m’ont aidé en prison, dans cet enfer où j’étais immergé, dira-t-il. Je me concentrais. J’entendais l’Adagio en fa mineur de Bach et la voix de ma femme qui chantait. (…) C’était comme un poncho qui me couvrait et qui m’éloignait de tous ces misérables qui me battaient et m’appliquaient l’électricité. » Sans oublier la scie électrique, dont les bourreaux menacent ses mains alors qu’il a les yeux bandés.

Miguel Angel Estrella a continué à jouer dans sa cellule avec un clavier muet, « sur une petite table en ciment, encastrée dans le mur », tentant de conserver l’usage de ses mains abîmées par la torture. Puis il y a eu un vrai clavier, muet. « J’ai beaucoup travaillé, la technique d’abord puis le répertoire, le matin de 5 h 30 à 7 heures, dans le noir, et le soir de 10 à 11 heures, toujours dans le noir, racontera-t-il. (…) Seuls les doigts marchaient et la tête devait réinventer la musique. Que de sonates et de concertos sont ainsi passés par le clavier muet ! » Mais ces années ont aussi failli le rendre fou. Sorti de prison, il s’acharnera à retrouver son niveau et reprendra la route des concerts en 1982.

Le pianiste, dont la plainte déposée en 1983 auprès du comité des droits de l’homme de l’ONU aboutira à la condamnation de l’Etat uruguayen, n’a jamais cessé d’œuvrer pour la paix. Nommé ambassadeur de bonne volonté de l’Unesco en 1989, il crée l’Orchestre pour la paix, qui rassemble de jeunes musiciens chrétiens, musulmans et juifs. Récipiendaire en l’an 2000 du prix des Nations unies pour les trois Amériques, il sera nommé en 2003 ambassadeur d’Argentine à l’Unesco. Si Miguel Angel Estrella n’a sans doute pas fait la carrière de pianiste que son talent méritait, il reste à jamais, par la musique, un symbole d’engagement, de résistance et de liberté.

Miguel Angel Estrella en quelques dates
  • 8 juillet 1936 Naissance à San Miguel de Tucuman (Argentine)
  • 1955 Etudes de piano à Buenos Aires
  • 1965 Arrive comme boursier à Paris pour ses études
  • 1977 Arrêté à Montevideo (Uruguay), emprisonné et torturé
  • 1980 Libéré, il se réfugie à Paris
  • 1985 Obtient la nationalité française
  • 2003 Ambassadeur d’Argentine à l’Unesco
  • 7 avril 2022 Mort à Paris