vendredi, mars 03, 2023

IRINA KARAMANOS, LA PREMIÈRE DAME QUI NE VOULAIT PAS L’ÊTRE

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BORIC ET IRINA KARAMANOS S'EMBRASSANT PENDANT
LA CLÔTURE DE LA CAMPAGNE À SANTIAGO, CHILI.
PHOTO REUTERS
Les femmes politiques / Irina Karamanos, la Première dame qui ne voulait pas l’être / Irina Karamanos, la compagne du président chilien Gabriel Boric, a décidé de mettre un terme au rôle institutionnel de Première dame. Une décision qui ravive la question de la place des "femmes de chefs d'État" partout dans le monde.
Si d’autres compagnes ou épouses de chefs d’État ont voulu insuffler un peu d’air frais à la fonction en exerçant un rôle d’influence et de représentation, aucune d’entre elles ne l'a remaniée en cours de mandat comme l’a fait la first lady chilienne. Une décision fondée sur l’idée que la fonction n’est plus en accord avec l’air du temps et sur son anachronisme à l'époque féministe, dans l'espoir de moderniser ce que signifie être "la" partenaire d'un président, non seulement au Chili mais au-delà de ses frontières.

La fin du rôle institutionnel de Primera dama, Première dame, a été actée en conférence de presse, le 29 décembre 2022, au cours d'une cérémonie qui s'est tenue au Musée du Son à Santiago, capitale du pays. Un discours éclairé sur le nouveau rôle de l’État et sa modernisation. "C'est ce à quoi nous nous sommes engagés au début de ce gouvernement, et c'est ce que nous réalisons aujourd'hui : avec mon départ, avec la fermeture de la coordination socioculturelle (nom du bureau de la Première dame, ndlr)" a affirmé Irina Karamanos, sereine et déterminée.

ILUSTRACIÓN JUAN FUJI MILA BELÉN ALAMO

Par cette matinée ensoleillée de l’été austral, l’ambiance est à la fête. La jeune anthropologue et militante féministe de 33 ans à l’allure décontractée, est le reflet des millénials qui veulent rompre les stéréotypes et dynamiser les sphères du pouvoir.

Irina porte une veste bleue pétillante qui illumine le pupitre où elle prend place pour s'adresser à l’audience ; elle est coiffée d’un chignon haut et ses lèvres colorées de fuchsia dessinent un sourire. Sa voix est posée, aisée. Il lui aura fallu neuf mois pour remplir son engagement : désancrer le rôle de première dame de l'institution gouvernementale. Une fonction qui, pour elle, incarne un conservatisme de classe, une sorte de concession qui s’est transformé en outil réducteur de la fonction, et en conséquence de la place des femmes au palais présidentiel et dans la vie.

Son compagnon, le jeune président chilien Gabriel Boric, 36 ans, la regarde un air complice. Il ponctue les paroles de su polola (nom donné au Chili pour nommer la petite amie) par un discours engagé pour l’égalité des genres : "Je suis très reconnaissant de l'engagement de toutes celles et ceux, principalement des femmes, qui ont oeuvré pour obtenir ce résultat et je ne doute pas que cela contribuera à élever les normes démocratiques de notre État et à mieux travailler pour améliorer la qualité de vie de notre peuple".

Le président du Chili, Gabriel Boric, et la Première dame, Irina Karamanos, se rendent à la cathédrale de Santiago du Chili, le 12 mars 2022. Le candidat Gabriel Boric a promis un changement radical dans le paysage politique qui, pour certains, se fait attendre.
LE PRÉSIDENT DU CHILI, GABRIEL BORIC, ET LA PREMIÈRE DAME,
IRINA KARAMANOS, SE RENDENT À LA CATHÉDRALE DE
SANTIAGO DU CHILI, LE 12 MARS 2022.
LE CANDIDAT GABRIEL BORIC A PROMIS UN CHANGEMENT RADICAL
DANS LE PAYSAGE POLITIQUE QUI, POUR CERTAINS, SE FAIT ATTENDRE. 
PHOTO ESTEBAN FELIX

Féminisme moteur

Irina Karamanos ne se voyait pas mettre ses projets en suspens pour un homme. Accepter de servir en tant que Première dame signifiait un travail exigeant, à temps plein et sans rémunération. Pour cette fille d'immigrants – une mère uruguayenne d'origine allemande et un père grec décédé lorsqu'elle avait 8 ans – polyglotte, diplômée en sciences de l'éducation et en anthropologie de l'Université allemande de Heidelberg, il fallait bouleverser cette structure au centre du pouvoir exécutif.

Sa mission ne s’est pas révélée avec son accession au pouvoir. Elle s’était déjà distinguée par son rôle de militante des droits des femmes et de la diversité. Au sein de son parti, Convergencia Social (CS), elle était en charge du Front Féministe de la collectivité. Elle a aussi contribué à la formation d'organes féministes et a soutenu le candidat présidentiel du Frente Amplio, Gabriel Boric, actuel Président du pays et son compagnon.

Bien que cela puisse sembler sans importance à l'horizon immédiat, il s'agit d'une question profondément politique.
Irina Karamanos

Irina Karamanos dira souvent du rôle de Première dame, qu'il ne s'agit pas d'une fonction représentative de la politique. Peu importe avec qui le président partage sa vie, ce n'est pas une raison pour embrasser la fonction. "Bien que cela puisse sembler sans importance à l'horizon immédiat, il s'agit d'une question profondément politique", s’était-elle exprimée lors d’une entretien à un magazine local.

Autre temps, autres moeurs

Lors de la victoire de Gabriel Boric, en décembre 2021, une question s’est posée autour d'Irina Karamanos : quelle allait être sa place au sein du gouvernement ? Avec presque trois ans de relation, elle n’avait pas le profil traditionnel du rôle bien connu de "Première dame.

Interrogée sur sa position , Irina a déclaré avec insistance que l'important n'est pas d'accepter des postes simplement parce qu'ils existent, mais de les repenser, de les redéfinir et de les adapter à l'époque actuelle depuis une perspective féministe. D’autant qu'au Chili, jusqu'alors, cette responsabilité correspondait plutôt à une place que la culture du privilège garantissait aux épouses des chefs d’état.

Nous devons repenser tous les postes de pouvoir afin qu'ils correspondent mieux aux besoins des gens et à ce qui a le plus de sens.
Irina Karamanos

Ce rôle est "une position qui mérite d'être repensée, parce que nous sommes dans des temps différents, beaucoup de choses ont changé et je crois que nous devons aussi repenser tous les postes de pouvoir afin qu'ils correspondent mieux aux besoins des gens et à ce qui a le plus de sens", a-t-elle insisté lors de ses prises de parole.

Au tout début de l’année 2022, quand Irina Karamanos confirme qu’elle occuperait le poste, les critiques n’ont pas attendu. Certaines féministes voulaient qu’elle abandonne son rôle, argumentant que si elle était féministe, elle n'avait pas à l’endosser et qu’il serait préférable qu'elle se consacre à son travail de chercheuse ou autre. Par ailleurs, les conservateurs reprochaient à la Première dame d’être illégitime, puisqu’elle n’était pas mariée avec le chef d’État.

Les efforts de changement d'Irina ont froissé certains dès le début, lorsque les journaux ont annoncé que le nom du bureau de la Première dame avait été changé en "cabinet Irina Karamanos". Tollé médiatique, une aubaine pour l’opposition qui la critique fortement, malaise dans les rangs présidentiels. Ce changement, pour certains, a renforcé l'idée qu'Irina Karamanos faisait de cette transformation une affaire personnelle. Elle a par la suite qualifié le changement de nom d'"erreur administrative", pour finalement rebaptiser son bureau "Coordination Socioculturelle".

Malgré ces divisions et la pression de l’opinion publique, Irina Karamanos est entrée dans les hautes sphères du pouvoir pour assumer la position historique que les premières dames ont de tout temps occupée au Chili, et, une fois à l'intérieur, la transformer, voire la faire disparaître.

Le président mexicain Andres Manuel Lopez Obrador, troisième à partir de la gauche, accompagné de la Première dame Beatriz Gutierrez, accueillent le président chilien Gabriel Boric, deuxième à gauche, et sa compagne Irina Karamanos, au Palais national de Mexico, le 23 novembre 2022.
LE PRÉSIDENT MEXICAIN ANDRES MANUEL LOPEZ OBRADOR, TROISIÈME
À PARTIR DE LA GAUCHE, ACCOMPAGNÉ DE LA PREMIÈRE DAME BEATRIZ GUTIERREZ,
 ACCUEILLENT LE PRÉSIDENT CHILIEN GABRIEL BORIC, DEUXIÈME À GAUCHE,
ET SA COMPAGNE IRINA KARAMANOS, AU PALAIS NATIONAL DE MEXICO,
LE 23 NOVEMBRE 2022.
©AP PHOTO/ MARCO UGARTE

Première dame : une figure désuette

Cet ainsi qu'Irina Karamanos quitte La Moneda, le palais Présidentiel chilien, avec son équipe de conseillers directs ; l'espace qui leur était attribué dans le bâtiment ne sera plus utilisé. Elle continuera, pour l'instant, à accompagner le président dans ses activités au pays et à l'étranger, à certains dîners et événements. Mais elle ne fera pas tous les voyages internationaux et ne participera pas à toutes les cérémonies officielles.

Elle n'assistera pas non plus aux sommets annuels des premières dames. "Ce processus ne change rien au fait que je suis la partenaire et la compagne du président, ainsi que la militante d’un projet. Je continuerai donc à soutenir mon président, mais depuis d’autres endroits", affirme-t-elle.

Personne au Chili, dans ses pires cauchemars conservateurs, n'aurait pensé que le terme "épouse" deviendrait une contre-vérité, et qu'une polola (petite amie) prendrait la place de la Première dame pour la faire disparaître.

Au-delà du féminisme

Les débats entourant la figure de la première dame ont été bâtis dans une perspective de genre. Irina Karamanos, avec sa détermination, laisse entendre que sans féminisme, il n'est pas possible d'évoluer, mais qu'en même temps, il ne suffit pas à apporter des changements radicaux. Il s'agit, ici, d'une vision large de ce que l'on attend de la démocratie, de ce dont le peuple a besoin et de la manière dont déraciner les structures afin de transformer la vie des citoyen.nes.

Irina Karamanos, souvent vue arpenter d’un pas vif les rues du centre de Santiago, accompagné d’un agent de sécurité, pour se rendre au Palais présidentiel, aura marqué la fin d’un poste souvent critiqué pour son décalage, ses dérives, ou bien son manque d’utilité et ses contours trop flous. En faisant disparaître le titre de Primera dama, peut-être le Chili ouvre-t-il la voie à un changement radical qui aura une portée au delà des Andes. Pour l'heure, Irina Karamanosa pense au travail qu'elle aimerait reprende : un retour à la recherche, peut-être axée sur l'éducation.

Ce qui signifie la disparition du rôle de Première dame au Chili

Essentiellement, le transfert de la gestion de six fondations à caractère social, culturel ou éducatif dépendantes de la Coordination socioculturelle de la présidence à des ministères et entités plus compétents. "Nous voulons déléguer et réorienter ses responsabilités pour une meilleure continuité et durabilité des fondations concernées, et ce en engageant les collaborateurs, et surtout les entités de la société, afin qu’elles puissent continuer à avancer dans leurs missions, conclut Irina Karamanosa lors de son discours de départ.

Les compétences, pour optimiser le travail de ces fondations, sont fondamentales. Pour cela Irina Karamanos a entamé, dès le début, un marathon de conversations avec ses collaborateurs sur la situation de leurs droits du travail, la manière dont les décisions sont prises quant au contenu, les accents et les programmes à développer. Elle n’a pas quitté son poste sur un coup de tête : tout au long du processus de démantèlement de la fonction, elle a étudié les possibilités qui devraient faire progresser ces espaces.

Les Chiliens savent à quoi ressemble le palais présidentiel sans Première dame. C'est un pays qui a déjà été dirigé par une femme, Michelle Bachelet, qui a délégué les responsabilités de Première dame à deux politiciennes lors de son premier mandat (2006–2010) et à son fils lors du second. (2014–2018).

Ailleurs en Amérique latine

Une référence régionale est Beatriz Gutiérrez Müller, écrivaine et partenaire du président mexicain Andrés Manuel López Obrador, AMLO, qui a également rendu publique sa vision critique du rôle de Première dame et poursuivi son travail de professeure d'université.

En 2007, Rafael Correa, alors président d'Equateur, a supprimé le poste de Première dame, le jugeant sexiste et illégitime, car non pourvu par le choix du peuple en tant que tel. Son épouse, Anne Malherbe Gosselin, d'origine belge, a été la plupart du temps absente d'une fonction qu'elle a qualifié de "classiste". Cependant, Rafael Correa a, par la suite, fait obstacle à l'avancement de politiques telles que le mariage égalitaire et la légalisation de l'avortement.