mercredi, mars 01, 2023

À SANTIAGO DU CHILI, AVEC LES GALÉRIENS DES TRANSPORTS

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PEPE GUZMAN. — SCÈNE DU MÉTRO DE SANTIAGO, 2005

« Pas question de payer aussi cher pour un service qui ne fonctionne pas » / À Santiago du Chili, avec les galériens des transports / Après l’embrasement, il est parfois difficile d’expliquer le départ de feu. Au Chili, cela pourrait être l’augmentation soudaine du prix du ticket de métro à Santiago, la capitale. Elle a provoqué une immense vague de protestations en 2019. Avant d’engendrer des transformations inimaginables quelques années plus tôt.

par Guillaume Beaulande

Les entrailles de Santiago du Chili retentissent d’un gémissement sauvage. Le métro. À trente-deux mètres de profondeur, sous une lumière blanche et dans une émanation de caoutchouc brûlé, souliers vernis, baskets de marque ou sandales bariolées se talonnent sur le carrelage gris de la station Baquedano, louvoyant entre les colonnes de béton brut. C’est l’heure de pointe. Tout le monde prend la direction de la zone d’activité du nord-est du Grand Santiago (GS). En surface, dans le ronflement des moteurs, quelques cyclistes et piétons passent, indifférents, devant la sortie principale du métro condamnée depuis le soulèvement d’octobre 2019 (1).

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6 h 45

Commune de Cerro Navia, dans l’ouest de la métropole du GS. Mme Erika Molina, 54 ans, est à l’affût d’un hypothétique bus. Elle ne prendra pas le métro. « Je vais beaucoup trop loin. Et puis, je ne serais même pas sûre de pouvoir m’y asseoir », explique-t-elle. Comme tous les matins, son réveil a sonné à 6 heures. Elle s’occupe des enfants de ses patrons, prépare les repas, repasse et fait le ménage. Avant de pouvoir rentrer chez elle en retraversant dans l’autre sens, et toujours en bus, sept des trente-quatre communes que compte l’agglomération. Ses employeurs habitent à une bonne trentaine de kilomètres de Cerro Navia, dans la commune de Las Condes, un quartier du nord-est aisé. En 2010, Mme Molina a souhaité trouver du travail dans le GS. Venue en car de Traiguén, une ville du sud du pays dont la gare ferroviaire menace ruine depuis la fermeture de la ligne dans les années 1990, elle espérait profiter également des nombreux commerces et services du centre-ville. « Je ne me doutais pas que j’habiterais si loin du centre », se souvient-elle les yeux toujours rivés sur la rue grossièrement bitumée de ces confins de la métropole.

Entre 1900 et 1960, l’exode rural fait passer la capitale d’environ 300 000 personnes à deux millions d’âmes (plus de 7,1 millions de personnes vivent dans le GS aujourd’hui selon le dernier recensement de 2017, soit plus d’un tiers de la population du pays). Les problèmes de congestion s’aggravant au fil du temps, Santiago s’intéresse aux choix opérés dans d’autres grandes villes (Paris, Londres, New York). L’idée d’un réseau souterrain de métro s’impose peu à peu, dans l’optique de compléter un service de bus devenu insuffisant.

Le décret de construction signé le 24 octobre 1968 sous la présidence d’Eduardo Frei Montalva (1964-1970) et le projet mis en œuvre par un consortium franco-chilien aboutissent sept ans plus tard. « Succès indiscutable pour la technologie française, ce métro pourra-t-il répondre aux besoins réels de la population ? (2) », s’interroge toutefois le géographe Jacques Santiago dès 1978. Si les plans initiaux prévoyaient d’étendre le réseau aux quartiers populaires de la périphérie, la préoccupation de la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990) pour la rentabilité réserve l’accès à la ligne 1, inaugurée en 1975, aux bourses les plus garnies de la capitale : le prix du ticket est trois fois supérieur à celui d’un billet de bus.

MÉTRO ET INÉGALITÉS À SANTIAGO
CÉCILE MARIN

Les nouvelles stations s’étendent le long de l’Alameda, l’avenue principale de Santiago. Ce tracé du métro vers le nord-est correspond à la dynamique alors observable dans les mutations de l’espace urbain. «Au cours des années 1960, explique M. Genaro Cuadros, architecte-urbaniste, la Route panaméricaine, qui traverse tout le continent, perfore le cœur de la capitale du nord au sud. Toute l’élite économique et politique, résidant jusque-là dans le centre-ville, se déplace vers cette zone nord-est. »

Un décret de 1975 provoque en parallèle des vagues d’expulsion des plus pauvres depuis les zones urbaines stratégiques vers la périphérie du sud et de l’ouest. L’objectif ? « Faire de la place en centre-ville au capital immobilier pour l’édification d’un espace qui devait servir de vitrine à une métropole digne des pays développés », tranche M. Cuadros. La capitale se rêve alors en point d’arrimage du pays au processus de mondialisation. Comme le métro, les projets d’artères ou de lignes de bus prennent alors la direction de la zone « Sanhattan » (contraction de Santiago et de Manhattan), surnommée ainsi par les Chiliens en raison de son centre d’affaires, de ses gratte-ciel et de ses bureaux. « L’extension de l’aire métropolitaine, la construction de logements sociaux en périphérie pendant l’ère postdictatoriale et la concentration des secteurs dynamiques dans le nord-est expliquent en grande partie les difficultés pour 80 % de la population de se déplacer d’un endroit à l’autre via un système de transport unidirectionnel », conclut M. Cuadros.

7 h 05

Le ventre vide, Mme Molina ne voit toujours aucun bus arriver. Elle s’impatiente. Elle doit être à pied d’œuvre à 9 heures. De cette zone située à l’extrême ouest de l’aire métropolitaine, elle ne sort que pour aller travailler. Une dizaine de personnes attendent près de l’arrêt de bus. « Vous êtes là depuis combien de temps, vous ? », demande une sexagénaire à l’une de ses voisines assises sur le bord du trottoir. Faute d’horaires précis, le temps d’attente reste l’unité de mesure principale. Soudain, un froissement de métal. Crevant l’épais brouillard matinal, une carrosserie verte mordue par la rouille apparaît : le bus de Mme Molina. Un souffle de soulagement parcourt la file qui se met en place dans un nuage de gazole.

« Une ligne pensée pour les gens (…) avec des voitures de dernière génération, commodes, modernes, sûres et silencieuses », clamait l’ancien président Sebastián Piñera (2018-2022) lors de l’inauguration, en janvier 2019, de la ligne 3, la deuxième voie automatique de la métropole. Pendant la dictature, le métro ne bénéficiait d’aucun financement particulier et ne comptait toujours que deux lignes en 1990. À l’image du vieux chemin de fer chilien. Concurrencées par un transport autoroutier et aérien en plein essor sur lequel se concentre l’essentiel des investissements, les lignes ferroviaires qui couvraient 8 883 kilomètres et reliaient les zones désertiques du Nord à Puerto Montt dans l’extrême Sud en 1910 sont progressivement abandonnées, voire démantelées. En 1978, Pinochet décide de couper tous les fonds à l’Entreprise de chemins de fer de l’État (EFE) et, en 2019, le réseau ne s’étend plus que sur 839 kilomètres selon les chiffres du ministère des transports (MTT). Mais le rail n’a jamais fait l’objet de nouveaux investissements depuis la dictature, contrairement au métro.

Entièrement administré jusque-là par le ministère des travaux publics, ce dernier est placé sous la houlette d’une société anonyme à capitaux publics en 1990. Depuis lors, l’État actionnaire concentre l’essentiel de sa politique de transport sur le développement et la construction de lignes. Le réseau représente aujourd’hui, après celui de Mexico (225 kilomètres de lignes), le plus important d’Amérique latine, avec six lignes qui se déploient sur 140 kilomètres et transportent 2,4 millions de voyageurs par jour. « Le métro que nous avons au Chili est un luxe. (…) Il figure parmi les vingt réseaux les plus importants au niveau mondial ! », poursuivait M. Piñera en janvier 2019. Mais un « luxe » inaccessible encore pour beaucoup. Seules vingt-trois des trente-quatre communes que compte le GS sont desservies. Un « luxe » également qui détonne un peu au milieu du délabrement de nombreuses communes.

Quartier délaissé, station de métro flambant neuve

Nous nous glissons au matin dans le métro qui file vers les zones suburbaines du sud. Quasiment vide dans ce sens-là. Côté gauche : derrière quelques immeubles résidentiels d’une vingtaine d’étages se découpent, dans le ciel azuré, les arêtes de la cordillère des Andes. Côté droit : la commune populaire de La Granja traversée par le périphérique Vespucio Sur. La rame de cette ligne aérienne s’arrête et nous empruntons un long escalier pour rejoindre le plancher des vaches. À une encablure de là, adossé à un mur lézardé, sur une petite place sans bancs ni arbres, M. Gerardo Bravo, le visage sillonné de rides, a passé toute sa vie dans ce quartier. « Ici, on trouve bien quelques échoppes, mais pour les pharmacies, les banques, les loisirs, les parcs, les magasins de vêtements par exemple, il faut prendre les transports. Tout se trouve dans le centre. » En face de nous, un mur monumental haut d’une vingtaine de mètres. Flanquée d’un toit en polyester luisant sous les premiers feux du jour, la station de métro La Granja. Atmosphère feutrée, carrelage impeccable et chromes rutilants. Pour ses nombreuses pièces architecturales et la qualité de son fonctionnement, Santiago s’est même vu décerner le prix du meilleur métro du continent en 2012 lors de la cérémonie annuelle des « Metro Awards ». Dans les couloirs de certaines stations centrales de Santiago, commerces, banques d’envoi postal, distributeurs de billets et même bibliothèques façonnent une ville dans la ville, un miroir souterrain de ce que les voyageurs peuvent déjà trouver en surface.

Incendiée en octobre 2019, comme vingt-quatre autres dans le GS, la station La Granja est désormais flambant neuve. La lumière n’a pas encore été faite sur les responsables de ces dégradations, mais pour M. Bravo, « le métro est un symbole de l’injustice du prétendu miracle chilien, c’est pour ça qu’ils y ont mis le feu ». Pointant du doigt le quartier situé de l’autre côté du périphérique, la « población San Gregorio », une zone d’habitations sommaires, il souligne la responsabilité de l’État pour ses défaillances en termes d’aménagements du quartier, de collecte des déchets, d’entretien de la voirie. Selon lui, le métro incarne encore l’État aux yeux de la population, même s’il n’est plus qu’actionnaire de l’entreprise. « Là-bas, les gens vivent sous des toits de tôle rouillée. Le quartier est complètement délaissé. Par contre, l’État a refait la station complètement à neuf, c’est la seule chose qui les intéresse. »

© PEPE GUZMAN / ARCHIVOLATINO-REA

M. Bravo, lui, ne sort de son quartier que pour travailler, comme beaucoup de ses voisins. « Avant, il n’y avait que des fermes ici, aujourd’hui, il y a beaucoup plus de monde, des gens de la classe moyenne aussi, surtout depuis qu’on a le métro. Mais les gens ne font que dormir dans le quartier, ils travaillent tous dans le centre. » Dans une tribune publiée en janvier 2020, plusieurs spécialistes soutiennent que « sans aucune planification urbaine centrée sur la recherche du bien commun, l’urbanisme des inégalités a eu pour conséquence qu’une infrastructure-clé telle que le métro est devenue un reproducteur des inégalités en faisant augmenter le prix de l’immobilier à proximité des stations de métro, sans que l’État soit capable de contrôler le processus (3) ». L’hyperconcentration des métropoles s’accompagne d’une « injonction à la mobilité » qui contraint les citadins à se déplacer loin de chez eux pour accéder à leur lieu de travail ou de loisir (4).

Les inégalités de mobilité urbaine plongent également leurs racines dans un processus graduel de déstabilisation des transports de bus sous Pinochet, jusqu’à la libéralisation totale du secteur. Régi de 1953 à 1981 par l’Entreprise de transport collectif de l’État (ETCE), le système devient un marché et non plus un service public de base pour les citadins. La Constitution de 1980 confère un « rôle subsidiaire » à l’État, qui ne peut agir dans les domaines où le privé intervient. « La déréglementation pour les opérateurs de bus a permis aux compagnies et chauffeurs de circuler sans autorisations spécifiques et de déterminer leurs propres tarifs : le parc a doublé entre 1979 et 1988, et le tarif a augmenté en moyenne de 150 % (5) », nous explique M. Cuadros. Le salaire des chauffeurs ne reposait plus que sur le nombre de tickets vendus. Les bus en fin de vie prenaient le plus de passagers possible et voulaient tous passer par le centre. « Lorsque le président Ricardo Lagos [2000-2006] a voulu remettre la main sur le système en 2002, les compagnies de bus jaunes ont fait une grève massive, bloqué la ville, et se sont appuyées sur la Constitution pour continuer à fournir un service privé sur la voie publique. » En 2007, la mise en place du nouveau plan de circulation urbaine « Transantiago » sous la présidence de Mme Michelle Bachelet (2006-2010 puis 2014-2018), rebaptisé « Red » sous la présidence de M. Piñera, a, selon M. Cuadros, le mérite d’avoir « organisé le réseau ». Ce Système intégré de transport public (SITP) limite en effet le parc à dix compagnies concessionnaires et crée le tarif unique pour le métro et le bus via la carte « Bip ! », avec paiement magnétique. Mais l’équilibre reste fragile. Tandis que le financement du métro repose pour beaucoup sur le prix du billet, les compagnies de bus privées carburent aux subventions. Résultat : désintéressés du nombre de tickets qu’ils vendent, les chauffeurs ne vont plus partout en hyper-périphérie ; le métro atteint des niveaux de saturation record et le déficit un niveau abyssal : 800 millions de dollars en 2019. La fraude dépassait le taux vertigineux de 40 % en novembre 2022 selon le ministère, qui prévoit d’augmenter les contrôles et les amendes. Nombre d’acrobates du tourniquet nous font la même réponse : « Pas question de payer aussi cher pour un service qui ne fonctionne pas. » Deux poids, deux mesures. Selon une étude publiée en mars 2019 par le Centre de développement urbain durable (Cedeus), la population vivant dans les sept communes du cône nord-est représente 80 % du quintile des plus hauts revenus, 50 % des voyages en voiture et bénéficie dans le même temps de 2,5 fois plus d’investissements publics dans les infrastructures de transport.

« Personne ne sait quand passe le bus »

À vingt mètres de nous claquent deux ou trois coups portés par un piéton du plat de la main sur la vitre du bus qu’il souhaitait prendre… mais qui ne s’est pas arrêté. « Ça arrive tout le temps », commente-t-il, désabusé, en observant le bus s’éloigner. Depuis que leur salaire ne dépend plus du nombre de passagers qu’ils embarquent, les chauffeurs s’autorisent à improviser les arrêts et à en supprimer certains même si des gens y attendent… Plus loin, devant l’arrêt, dans le centre-ville, M. Marco Pizarro, 30 ans, n’attend rien : il regarde le énième bus passer devant nos yeux sur l’avenue Vicuña Mackenna en ce début d’après-midi. Derrière les vitres, personne. « Ils sont tous vides, moi, je ne les prends jamais. Les gens ici optent pour le métro, il n’y a que ceux qui n’ont pas le choix et viennent de très loin qui osent monter dans ces pétaudières. » Il décrit un parc de véhicules archaïques au fonctionnement chaotique. « De toute façon, je n’y comprends rien, on ne sait jamais d’où ils viennent, ni où ils vont. Personne ne sait à quelle heure ils passent. » Dans les rues du centre-ville circulent ces bus fantômes, aux heures creuses. « Les chauffeurs s’en moquent pas mal, puisqu’ils sont payés pareil de toute façon », ricane M. Pizarro.

07 h 35

Depuis les sièges déchirés dans le fond du bus, le corps secoué par les cahots, parfois violents, Mme Molina explique qu’elle dépense environ 50 000 pesos, soit près de 10 % de ses revenus de 500 000 pesos (environ 500 euros avec ses deux emplois), dans les transports. « Et je m’en sors bien. Pour d’autres, ça représente beaucoup plus », murmure-t-elle.

En octobre 2019, l’annonce de l’augmentation de 30 pesos (0,03 euro) du tarif des transports — dans un pays où le salaire minimum est de 400 000 pesos chiliens (400 euros) — de 7 heures à 17 h 59 met le feu aux poudres. « Ce n’est pas 30 pesos, c’est trente ans de néolibéralisme ! » « Envahir, ne pas payer, une autre façon de lutter ! », scandent les manifestants durant les premières semaines du soulèvement. Pourtant, le projet avait bien ménagé certaines plages horaires. De 6 heures à 6 h 59 puis de 20 h 45 à 23 heures le prix du ticket devait, lui, diminuer de 30 pesos. Vantant la « flexibilité » du système, M. Juan Andrés Fontaine, alors ministre de l’économie, déclare le 8 octobre 2019 sur l’antenne chilienne de CNN : « Quelqu’un qui se lève plus tôt et prend le métro avant 7 heures du matin a la possibilité d’avoir un tarif réduit. Ainsi, on a ouvert un espace pour venir en aide à ceux qui se lèvent aux aurores. » En d’autres termes, ceux qui râlent n’ont qu’à se lever plus tôt. Dix jours plus tard, le Chili s’embrase.

« Quand le prix des tomates, celui du pain et d’autres choses augmente, personne ne manifeste », s’étonne alors M. Juan Enrique Coeymans, président du groupe d’experts à l’origine de l’augmentation du ticket, attribuant le soulèvement à une « manipulation politique (6) ». En août 1949, la « révolte de la Chaucha » (nom donné au bus) avait déjà été déclenchée par l’annonce d’une augmentation du prix du transport. Au Chili, le financement du système repose à hauteur de 60 % sur le tarif et de 40 % sur les subventions, ce qui explique pour de nombreux observateurs l’obsession de l’augmentation du tarif de la part des autorités. Il existe pourtant une autre solution : augmenter les subventions. M. Juan Pablo Montero, le successeur de M. Coeymans à la tête du groupe d’experts, renvoie quant à lui la balle au gouvernement : « On dit que nos membres ne sont pas sensibles au social mais il y a un endroit où le problème peut se résoudre : c’est au gouvernement. Ce que nous disons c’est que nous avons besoin de ressources par le biais du ticket ou par des ressources additionnelles, ce qui est une décision technique. Mais finalement, c’est bien le gouvernement qui a pris la décision d’augmenter le prix du ticket (7). »

Des solutions se profilent un temps. En mars 2022, afin de lutter contre l’augmentation du trafic automobile, la pollution et la congestion qui rendent la « ville insupportable », M. Juan Carlos Muñoz Abogabir, ancien directeur du Cedeus et ministre actuel des transports, n’écartait pas l’idée de mettre en place une taxe sur le diesel. « L’idéal, ce serait que ce type de mesure-pilote permette de disposer de transports publics gratuits et de voir comment cela fonctionne. » Mais il entrevoit déjà alors quelques difficultés pour sa mise en place. « C’est un thème qui dépasse le simple avis du ministre des transports. Il s’agit de politiques d’État qui ont un impact financier beaucoup plus large (8) », précise-t-il.

Le deuxième poste de dépense après l’alimentation

En premier lieu sur le budget des foyers. Une étude de l’université Diego Portales d’octobre 2019 situe Santiago parmi les dix villes les plus chères du monde en termes de transport public. Il en coûte deux fois plus pour se déplacer qu’à Moscou, à Vancouver ou à Mexico. Ici, les transports représentent le deuxième poste des dépenses après l’alimentation pour les foyers selon le dernier rapport sur le budget des familles établi en juin 2018 par l’Institut national des statistiques (INE). Une famille de trois personnes vivant en métropole peut dépenser, en moyenne, autour de 155 000 pesos dans les transports en ne considérant que les trajets domicile-travail et jusqu’à 250 000 pesos en prenant en compte le fait que ses membres pourraient vouloir se déplacer pour d’autres raisons (services, études, loisirs), selon une étude de la Chambre chilienne de la construction (CCHC) de juillet 2019.

Lorsque nous le rencontrons, M. Muñoz Abogabir se pince légèrement les lèvres au moment d’aborder la question des tarifs. Et pour cause. Le 19 juillet 2022, il déclenche la polémique en annonçant une possible augmentation sur Radio Universo, avant de tenter d’éteindre la mèche, avançant qu’il s’agissait d’un « malentendu ». L’annonce officielle tombera le 19 octobre 2022, trois ans après le début du soulèvement chilien. « Nous allons en effet mettre en place un dégel progressif du tarif en 2023, assume-t-il désormais. Le tarif a été gelé depuis trois ans en raison d’une situation très délicate, celle de la pandémie et ses conséquences économiques sur les ménages, mais les protestations ont, entre autres, endommagé le système de transport, pour une augmentation qui représentait moins de 5 % du tarif ! », rappelle-t-il. S’il existe un tarif réduit pour les étudiants et pour les personnes âgées au Chili, il n’y en a pas pour les chômeurs par exemple. « On peut l’envisager, tout est envisageable », avance en souriant M. Muñoz Abogabir.

Tout, peut-être pas. Le programme pilote dit « Transport double zéro », sans émissions et sans frais pour les passagers, soutenu par l’actuel président Gabriel Boric pendant sa campagne semble loin de voir le jour. Geler ou ne pas geler les tarifs, telle est pour l’heure la question. Interrogé au Forum de coopération économique pour l’Asie-Pacifique (Apec), le 17 novembre 2022, sur la proposition de sa coalition Apruebo Dignidad de maintenir les tarifs gelés au moins jusqu’à fin 2023, M. Boric décrit la mesure comme « insoutenable pendant trois ans » et appelle ses rangs à la responsabilité : « Nous sommes une alliance de gouvernement, je veux dire aux partis et aux parlementaires qui nous soutiennent qu’il est important de se comporter comme tel (9). »

Décompter le trajet dans le temps de travail ?

Le ministre espère quant à lui que « dans ce pays hyper urbanisé, où la question des transports est un sujet central, les gens comprendront que l’augmentation des tarifs est destinée à construire et à prolonger les lignes, acheter de nouveaux bus, améliorer le confort et les conditions de voyage, moderniser le système ». Le gouvernement prévoit de confier la construction de la ligne 7 et le prolongement des lignes 2 et 3 à son fournisseur historique, le groupe français Alstom. Il envisage également le renouvellement de 33 % de la flotte de bus et de passer de 800 à 2 200 bus électriques livrés par le constructeur chinois BYD. Mais, selon lui, l’extension et la modernisation du réseau de métro et de bus doivent impérativement s’accompagner d’un travail de planification urbaine. « Bien que Santiago ait un métro extraordinaire pour le continent avec près de cent trente stations, les trajets sont très longs, pour étudier, pour travailler ou pour les loisirs. Tout va dans le centre et le nord-est de la ville aux heures de pointe, ce qui n’arriverait pas si nous avions une ville plus compacte, ou bien une ville polycentrique. L’État doit encourager la déconcentration des activités dans les villes car je crois que cela affecte les gens, il faut qu’ils puissent trouver du travail près de chez eux pour vivre plus heureux », analyse M. Muñoz Abogabir.

08 h 05

Le bus a fait le plein de passagers, ou plutôt de passagères. « Elles font toutes le même travail que moi, c’est sûr. Et elles vont toutes au même endroit, à Las Condes. Avant je résidais au domicile de mes employeurs, comme beaucoup ici. Ça évite les trajets en bus. Mais je n’avais plus de vie, alors j’ai préféré rentrer chez moi et voir mes enfants. Au moins un peu. » Ses sourcils s’arrondissent lorsqu’on lui indique que quatre heures par jour, son temps de trajet, représentent dans bien des endroits du monde une demi-journée de travail. « Je suis tellement habituée, soupire-t-elle. J’ai déjà pensé à demander à mes chefs de compter, au moins un peu, le trajet dans le temps de travail. Mais j’ai renoncé. » Le bus doit s’arrêter. Quelques chiens errants sont couchés sur la route dans la commune de Quinta Normal. Il reste encore cinq communes à traverser et cinquante minutes de trajet. Bientôt, à travers la vitre poussiéreuse, se découpent les grands ensembles des quartiers de Providencia et de Las Condes. « À partir de la Commune de Santiago, j’ai vraiment l’impression de ne plus être dans la même ville », lâche Mme Molina dans un éclat de rire.

Le projet de Constitution au Chili, rejeté par référendum le 4 septembre 2022 (10), prévoyait que l’État « garantisse la protection et l’accès équitable aux services de base, aux biens et aux espaces publics ; la mobilité sûre et renouvelable ; la connectivité et la sécurité des routes » (art. 52.4). Qu’en sera-t-il du prochain texte placé sous la supervision d’un « comité d’experts » dont beaucoup craignent qu’il ne gomme les ambitions les plus progressistes ?

En attendant, il est 8 h 50, encore cinq cents mètres à parcourir le long du périphérique et Mme Molina arrive au pied de l’immeuble de ses employeurs. Trois heures après la sonnerie du réveil, le ventre toujours vide, sa journée de travail peut commencer.

Guillaume Beaulande Journaliste.

NOTES :

(1) Lire « La Bataille pour le Chili », Manière de voir, n° 185, octobre-novembre 2022.

(2) Jacques Santiago, « Les transports en commun à Santiago du Chili : problèmes et perspectives », Les Cahiers d’Outre-Mer, Bordeaux, avril-juin 1978.

(3) Francisco Perucih Vergara, Juan Correa Parra et Carlos Aguirre Nuñez, « Contra el urbanismo de la desigualdad : Propuestas para el futuro de nuestras ciudades », 3 janvier 2020.

(4) Guillaume Faburel, Les Métropoles barbares, Le Passager clandestin, Paris, 2019.

(5) Oscar Figueroa, « Transporte urbano y globalización : Políticas y efectos en America Latina », Eure-Revista latinoamericana de estudios urbanos regionales, Santiago du Chili, décembre 2005 (PDF).

(6) Edison Ortiz, « Los signos de un posible nuevo estallido », El Mostrador, Santiago du Chili, 18 octobre 2021.

(7) Oriana Fernandez, « Juan Pablo Montero, presidente del Panel de Expertos del Transporte Público : Si no hubieran estallado las protestas con el precio del metro, lo habrían hecho con la Apec o la Cop25 », La Tercera, Santiago du Chili, 9 mars 2020.

(8) Constanza Calderón, « Transporte público gratuito ? », La Hora, Santiago du Chili, 21 mars 2022.

(9) Daniela Ruiz-Tagle, « Boric y alza en el transporte público : “Congelamiento de tarifas por más de 3 años no es sostenible” », 17 novembre 2022.

(10) Lire Renaud Lambert, « Au Chili, la gauche déçue par le peuple », Le Monde diplomatique, octobre 2022.


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