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L'HumanitéReportage / Présidentielle au Chili : réhabiliter la dictature de Pinochet, la stratégie cynique de l’extrême droite pour prendre le pouvoir / Trente-cinq ans après le départ du dictateur, la campagne met en lumière la normalisation du régime militaire dans un contexte de remise en cause de la mémoire des violations des droits de l’homme. Martelant que le pays est en train de s’effondrer, l’extrême droite se hisse aux portes de la Moneda.
Pia de Gouvello 8 min Publié le 11 décembre 2025
« Ils ne peuvent pas nous oublier, même s’ils le souhaitent. » Les mots, prononcés par une voix anonyme préenregistrée, viennent rompre le silence d’un lieu où résonnaient autrefois les cris de douleur. En cette Journée internationale des droits de l’homme, une cinquantaine de personnes sont réunies dans la cour de la Maison de la mémoire José Domingo Cañas, dans un quartier résidentiel tranquille de Santiago du Chili, pour un concert hommage aux victimes de la dictature d’Augusto Pinochet.
ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE AU CHILI
Second tour le dimanche 14 décembre 2025
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| «¡Es oficial! Somos el número 2 en la papeleta2️⃣✌️» FLYER JANNETTE JARA |
► À penser en dessin : FENÊTRE SUR COUR
Les visages des 67 disparus dont la trace s’arrête ici – un centre de détention et de torture de 1974 à 1987 – guettent les visiteurs depuis les poteaux qui remplacent aujourd’hui les murs des cellules. Dans quelques jours, le second tour de la présidentielle opposera la candidate communiste Jeannette Jara à José Antonio Kast, fils de nazi et leader du Parti républicain, qui domine largement dans les sondages.
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| Hans Andia va aller jusqu'à Paris à vélo pour inciter ses compatriotes à voter lors du deuxième tour de la présidentielle au Chili. • © Hans Andia |
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L’extrême droite s’en prend aux symboles de la résistance
Cinquante-deux ans après le coup d’État qui a mis fin à la présidence de Salvador Allende et inauguré dix-sept ans de dictature militaire, l’extrême droite pourrait bien récupérer les clés de la Moneda, par la voie démocratique cette fois.
Dans ce contexte, les lieux qui préservent la mémoire des crimes de la dictature voient se multiplier les actes de vandalisme et d’intimidation. L’ex-clinique Santa Lucía, autre lieu de torture de la police secrète, a suspendu ses activités à quelques jours du premier tour après trois attaques en moins de deux mois, dont une tentative d’incendie.
Il y a un an, les caméras de surveillance de la Maison de la mémoire José Domingo Cañas permettaient d’identifier les deux militants du Parti républicain qui avaient détruit et piétiné, en riant et en se filmant, des photos de victimes. La vidéo, qui a fait le tour des réseaux sociaux, n’a pas empêché l’un des auteurs d’être élu au conseil municipal de la commune.
Marta Cisterna, la directrice de la Maison José Domingo Cañas, balaie d’un air blasé l’espoir de recevoir un jour les excuses officielles et l’amende dérisoire de 100 000 pesos (environ 100 euros) ordonnée par la justice. Il y a d’autres problèmes plus urgents.
La droite chilienne banalise la dictature militaire
Elle revient de Valparaíso, où elle a dû, comme chaque année, négocier avec les parlementaires pour sauver le maigre budget de la Maison. Depuis 2023, le Congrès, dominé par la droite, tente systématiquement de supprimer les financements publics des lieux de mémoire. Si celui-ci a finalement validé – sous les cris des sénateurs de droite – un budget raboté pour la Maison pour 2026, la Fondation Salvador-Allende, elle, se retrouve sans ressources.
« Les lieux de mémoire sont un danger », explique Marta Cisterna. Parce qu’ils ont pour mission de générer une pensée critique sur le présent autant que sur le passé, ils gênent une droite qui cherche à imposer « l’idée que ce qu’ils ont fait n’était pas mal, et qu’ils le referont si nécessaire ».
Les sondages montrent depuis quelques années que ces efforts paient. En 2013, seuls 10 % des Chiliens soutenaient le coup d’État ; en 2023, ils étaient 36 %, et 46 % jugeaient qu’il y avait eu du bon et du mauvais dans le régime de Pinochet. En septembre, l’enquête 5C Chilenidad plaçait même Pinochet à la seconde place des personnalités les plus admirées, devant Salvador Allende.
La réhabilitation de la figure du dictateur et de son bilan (ou du « gouvernement militaire », dans le vocabulaire négationniste) doit beaucoup à l’échec des gouvernements de l’après à confronter la dictature et ses représentants. Le Chili a ceci d’unique qu’il s’est débarrassé de son dictateur par la voie démocratique, et que celui-ci a accepté de quitter le pouvoir sans faire de remous, mais au prix de concessions.
Le négationnisme de la dictature s’ancre dans la jeunesse
Marta Cisterna résume : « Nous avons des tortionnaires qui sont ensuite devenus maires ou députés. Le dictateur lui-même est devenu sénateur. Il n’y a pas eu de déclassification d’archives, on n’a pas éliminé des lois importantes que la dictature a installées pour garantir l’impunité. Il n’y a jamais eu de politiques publiques de mémoire. »
Résultat : la condamnation des crimes de la dictature n’a pas intégré le sens commun de la nation, comme le souligne le sociologue Alberto Mayol, alors que l’idée que l’ère Pinochet était une période d’ordre, de stabilité et de développement économique est parvenue à prendre racine dans une société de plus en plus accrochée aux valeurs néolibérales.
« Les nouvelles générations contribuent aussi à ce négationnisme parce que, au collège, on ne leur parle pas de la dictature », explique Paulina Acevedo. Coordinatrice des activités éducatives de la Maison, elle a vu passer des centaines d’adolescents. Beaucoup ne savent presque rien des violations des droits de l’homme sous Pinochet. À ce manque d’information s’ajoute la désinformation, qui circule abondamment sur les réseaux sociaux et crée chez certains jeunes une résistance initiale à l’histoire racontée ici.
Traduisant et accentuant ces changements, la campagne électorale a marqué le retour sur la scène politique de discours relativistes un temps relégués à la marge. Les trois principaux candidats de droite, qui ont récolté plus de 50 % des voix au premier tour et présentent un front uni pour le second, défendent tous l’héritage de Pinochet : l’un affirmant qu’il soutiendrait un nouveau coup d’État (Johannes Kaiser, Parti libertaire), les autres apparentant le Plan national de recherche des disparus à une vengeance (Evelyn Matthei, Chile Vamos) ou envisageant de gracier les condamnés pour crimes contre l’humanité (José Antonio Kast). Si ce dernier s’est efforcé de lisser son image en misant sur l’ambiguïté, sa trajectoire politique est claire : il est, selon ses propres dires, le candidat pour lequel Pinochet voterait s’il était encore en vie.
La sécurité, nouvel argument de l’extrême droite au Chili
Le négationnisme est entré dans la vie de Maria Eugenia Jorquera Encina le 5 août 1974, jour de l’arrestation de son frère Mauricio, alors âgé de 19 ans. Son visage fait partie de ceux qui peuplent la cour de la Maison José Domingo Cañas, où elle est venue assister au concert hommage.
Maria Eugenia se bat depuis cinquante ans pour faire la lumière sur le sort de Mauricio, et elle a vu évoluer les attitudes. « Il y a un ou deux ans, explique-t-elle, les gens comprenaient, mais maintenant avec Kast, on revient à l’avant, les gens pensent que ce sont des mensonges, que peut-être que les disparus sont simplement partis ailleurs. » Ou, comme fait remarquer Marta Cisterna, qu’ils l’avaient cherché. Un discours qui résonne particulièrement avec le sentiment d’insécurité qui s’est emparé de la société chilienne ces dernières années.
Sujet marginal lors de la précédente présidentielle, la sécurité est aujourd’hui la première préoccupation des Chiliens et le thème principal de la campagne. José Antonio Kast et la surmédiatisation des faits divers sont parvenus à cultiver la peur, et à imposer l’idée que le pays est en train de s’effondrer, justifiant la proposition du candidat de gouverner par état d’urgence. « La dictature a installé la catégorie suspecte d’ennemi de l’intérieur. Ça a ouvert la porte à ce que nos camarades soient enlevés, disparus. Maintenant, il y a d’autres ennemis de l’intérieur », analyse Marta Cisterna. En premier lieu le délinquant et l’immigré.
Devant la Maison José Domingo Cañas, Maria Eugenia s’assombrit lorsque est évoquée la possibilité d’une victoire de Kast ce dimanche. « Pour moi ce serait terrible. C’est une chose qui n’a pas de nom. Mais je l’ai déjà vécu. Ce sera la deuxième fois, et je suis mieux préparée maintenant », affirme-t-elle avec un air déterminé.
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ALVARO HENRIQUEZ Y PETTINELLIS
Con un VOTE POR JARA y la presentación de Alvaro Hernirquez y PETTINELLI
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