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CULTURE - COVID |
« LA CHUTE D'ICARE » DE JACOB PETER GOUWY |
« Un château féodal en ruine avec une façade capitaliste en carton-pâte »
Icare ou l’impossible démocratie latino-américaine
Cette année, nombre de citoyens latino-américains voteront pour élire des présidents, comme au Pérou ou au Chili, ou pour renouveler les Parlements, comme au Mexique et en Argentine. Après les progrès des années 2000, certains pays connaissent toutefois un raidissement politique préoccupant. Les populations du sous-continent seraient-elles condamnées aux dérives autoritaires ?
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Alain Rouquié, l’un des plus fins connaisseurs de l’Amérique latine en France, concluait en ces termes un ouvrage consacré à la région en 2010 : « Après des décennies d’instabilité et de dictatures, la démocratie semble s’être enracinée partout. » Songeant à l’arrivée au pouvoir de Mme Michelle Bachelet au Chili (2006), de M. Evo Morales en Bolivie (2006) et de M. Luiz Inácio « Lula » da Silva au Brésil (2003), l’ancien ambassadeur de France à Brasília se réjouissait : « Désormais, une femme, un Indien ou un ouvrier peuvent accéder par le suffrage à la magistrature suprême (1). »
Dix ans plus tard, le tableau a changé. L’« Indien » a été renversé par un coup d’État (2) ; l’« ouvrier » subit le harcèlement d’une justice instrumentalisée par les conservateurs (3) ; et, si Mme Bachelet a pu terminer son mandat, Mme Dilma Rousseff, élue en 2011 à la tête du Brésil, a été destituée à la suite d’une cabale parlementaire sans fondement juridique (4).
Il y a quelques années, on pouvait se réjouir avec Rouquié d’avoir vu, en 2003 au Brésil, un président succéder « pour la première fois depuis quarante-trois ans à un autre président élu au suffrage universel » ; le Vénézuélien Hugo Chávez (1999-2013) élargir le champ de la participation populaire dans la vie politique de son pays ; et l’ancien économiste équatorien Rafael Correa (2007-2017) achever paisiblement son second mandat, alors que, en une décennie, aucun de ses sept prédécesseurs n’était parvenu au bout du sien.
Des hiérarchies jugées immuables
Désormais, l’humeur est moins festive. L’ancien militaire qui dirige le Brésil, M. Jair Bolsonaro, regrette la période de la dictature (1964-1985), cependant que son fils Eduardo, dont il est proche, évoque la nécessité d’en instaurer une nouvelle, « au cas où la gauche se radicaliserait (5) ». En janvier 2019, M. Juan Guaidó, un élu néolibéral de seconde zone, s’est autoproclamé président du Venezuela avec le soutien des États-Unis et de l’Union européenne. Et le chef de l’État équatorien Lenín Moreno a tenté à son tour d’instrumentaliser la justice pour barrer la route à certains de ses adversaires lors de la présidentielle de février 2021 (6).
« Enracinée partout », la démocratie latino-américaine ? Elle traverse au contraire une nouvelle période d’instabilité, voire de dérive autoritaire. Comment expliquer cette déconvenue ? Peut-être précisément par les progrès qui l’ont précédée. Tel Icare, dont chaque coup d’aile en direction du soleil prépare la chute, les démocrates latino-américains semblent en effet condamnés à engendrer les conditions de leur échec à mesure qu’ils progressent vers leur objectif.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître pour une région associée aux militaires à lunettes noires, le principe démocratique fonde les républiques latino-américaines. Lorsqu’elles proclament l’indépendance, au cours du XIXe siècle, les élites blanches « créoles » déploient la bannière des Lumières. Si elles prennent les armes, c’est au nom de la souveraineté populaire : « Dans le système espagnol en vigueur, écrit le Libertador Simón Bolívar, les Américains (…) n’occupent d’autre place dans la société que celle de serfs propres au travail et, tout au plus, de simples consommateurs. (…) Nous n’étions jamais ni vice-rois ni gouverneurs (…), rarement archevêques et évêques ; jamais diplomates ; soldats, uniquement en qualité de subalternes ; (…) nous n’étions enfin ni magistrats ni commis aux finances (7). »
Toutefois, « ce ne sont pas les colonisés, Indiens et métis, qui se sont soulevés, précise Rouquié, mais une minorité blanche, composée souvent d’une aristocratie de possédants d’origine européenne ». Si ceux-ci proclament l’égalité, c’est avant tout pour se libérer d’une métropole qui les prive du pouvoir alors qu’ils détiennent les richesses. En dépit des Constitutions démocratiques qu’elles promulguent, les élites ne renoncent pas à leurs privilèges. Le droit de vote est donc restreint aux « capables ». « La raison collective est seule souveraine, non la volonté collective, proclame l’écrivain argentin Esteban Echeverría (1805-1851). De là résulte que la souveraineté du peuple ne peut résider que dans la raison du peuple, et que seule la partie sensée et rationnelle de la communauté sociale est appelée à l’exercer. La démocratie n’est pas le despotisme des masses ni des majorités, mais le régime de la raison (8). » Et Rouquié de conclure : « Pour les élites libérales sud-américaines, la démocratie est impossible eu égard à l’état de la société, mais elle est irremplaçable » — puisqu’elle justifie l’indépendance. La main qui rédige l’acte de naissance de la citoyenneté latino-américaine est également celle qui en édicte la sentence.
Se met alors en place une joute qui continue à rythmer la vie politique du sous-continent. D’un côté, les partisans d’une adaptation de la souveraineté populaire à la réalité de hiérarchies jugées aussi naturelles qu’immuables — bref, d’une démocratie sans égalité ou, pour reprendre l’expression de Rouquié, « sans citoyens ». De l’autre, un camp qui cherche à subvertir l’ordre établi en conférant une réalité concrète aux principes inscrits dans les Constitutions.
Cette structuration de l’espace politique s’opère dans le cadre d’une insertion singulière au sein du système économique mondial. Contrairement aux colonies septentrionales d’Amérique du Nord, « dépourvues des conditions géologiques et climatiques, ainsi que des populations indigènes nécessaires à l’établissement d’économies d’exportation », comme l’explique l’économiste Andre Gunder Frank (9), l’Amérique du Sud fournit à l’Europe les matières premières nécessaires à sa révolution industrielle et en consomme les produits finis.
L’oligarchie créole n’envisage pas que l’indépendance la prive de son opulence. Laquelle repose sur le principe qui gonfle les voiles des navires transatlantiques : le libre-échange. Dans ces conditions, « le transfert de pouvoir n’implique pas une transformation de la société, observe l’intellectuel chilien Luis Vitale. Alors qu’en Europe le libéralisme a servi la bourgeoisie industrielle contre l’oligarchie de la terre, ici, il a été enrôlé par ces mêmes propriétaires contre le monopole espagnol. Là-bas, il a servi la cause du protectionnisme industriel ; ici, celle du libre-échange (10). »
L’audace de Salvador Allende
« Indépendante », l’Amérique latine renforce donc les dynamiques économiques qui la vassalisent. Le Britannique George Canning ne s’y trompe pas, qui, dans un courrier daté du 17 décembre 1824, déclare : « L’Amérique espagnole est libre et, si nous nous y prenons bien, elle est anglaise. » Elle s’enferme de la même façon dans le piège économique du sous-développement : concentration de la richesse, faiblesse du marché interne et appareil industriel rachitique. Un carcan dont elle ne s’est toujours pas libérée, même si le début du XXe siècle a été marqué par diverses tentatives en ce sens.
Alors que la première guerre mondiale puis la crise de 1929 entraînent une interruption des flux qui structurent le commerce international, la plupart des pays optent pour une phase dite « de substitution des importations », visant à promouvoir l’industrie locale. Ce processus se caractérise cependant d’emblée par deux exigences. Tout d’abord, ne pas modifier les structures sociales. Mais, sans redistribution de la richesse, le marché interne est incapable de produire une demande susceptible d’aiguillonner la production. Celle-ci se concentre donc sur les seuls biens de consommation de niche destinés aux très hauts revenus, comme les souliers haut de gamme. Dépasser cette difficulté aurait exigé d’opter pour un mode d’industrialisation où l’État — et non la demande des consommateurs — aurait déterminé quels biens essentiels devaient être produits.
Or la seconde exigence encadrant la tentative de développer l’industrie était de ne pas bousculer les logiques de marché. Les pays latino-américains ne parvenant pas à un niveau suffisant de développement pour produire leurs propres biens d’équipement, ils doivent les importer : « Ils ont substitué un type d’importations à un autre », conclut Frank. Dans un projet de courrier qu’il souhaitait adresser aux « Américains du Nord » en janvier 1963, l’écrivain mexicain Carlos Fuentes résume : « Ce capitalisme naïf et libéral s’est (…) surimposé aux structures féodales sans les détruire. Il a abandonné à leur sort les grandes masses de paysans et d’ouvriers, et a réservé le progrès à une minorité urbaine. (…) Voilà ce qu’est l’Amérique latine : un château féodal en ruine avec une façade capitaliste en carton-pâte (11). »
Un château féodal, une économie que le libre-échange condamne au sous-développement et une inconfortable proximité avec les États-Unis, qui considèrent bientôt l’Amérique latine comme leur « arrière-cour »… Rien n’indiquait que la voie de l’émancipation serait bordée de roses. Les intellectuels que l’on vient de citer ici Frank, Fuentes, Vitale — ne l’ignorent pas. Le courant politique qu’ils incarnent parle la langue des années 1960 et 1970 : « Il n’est pas de démocratie possible, vous savez, avec un estomac vide, une tête vide, des maisons vides, écrit Fuentes dans sa lettre. La démocratie n’est pas une cause : c’est un résultat. » À bas la « démocratie formelle », donc : celle, dysfonctionnelle et bourgeoise, qui régit les sociétés de la région et qu’ils refusent de considérer comme un outil permettant de changer le monde. Vive la « démocratie réelle » : l’objectif vers lequel conduisent les processus d’émancipation. Et tant pis pour les urnes, car seule une révolution permettra aux républiques latino-américaines de faire advenir les idéaux qui leur ont donné naissance. Quitte à en payer le prix : « La révolution !, ironise Fuentes. Vous prenez le ciel à témoin, vous vous tordez les mains et vous pleurez sur la violence et les effusions de sang. Oui, malheureusement, on n’a jamais pu convaincre les classes dirigeantes d’un pays féodal que leur dernière heure était venue. »
La détermination de ces auteurs est d’autant plus trempée qu’ils ont observé le sort réservé à Juan Domingo Perón en Argentine (1946-1955), à Getúlio Vargas (1951-1954) puis à João Goulart (1961-1964) au Brésil, ou à Juan Bosch en République dominicaine (1963). Ces dirigeants souhaitaient donner une place aux laissés-pour-compte sans pour autant bousculer les hiérarchies sociales — « faire la révolution avant que le peuple ne la fasse », résume Rouquié. C’était déjà trop. Tous ont été renversés par l’armée au motif qu’ils menaçaient la démocratie, du simple fait qu’ils avaient remis en question l’ordre établi.
Cette même prétention à défendre la souveraineté populaire justifie les pronunciamientos au cours des années 1970 et 1980. « Tous ceux qui, comme nous, croient en la démocratie pluraliste livrent une guerre contre les adorateurs du totalitarisme, une guerre pour la liberté et contre la tyrannie », déclare l’amiral Emilio Massera, membre de la junte qui prend le pouvoir à Buenos Aires en 1976, dans un discours du 2 novembre de cette année. Au cœur de l’affrontement Est-Ouest, l’anticommunisme élève la défense conservatrice des privilèges au rang de combat universel : une « troisième guerre mondiale » contre « le matérialisme dialectique et l’humanisme idéaliste », explique Massera. Il permet également de s’assurer le soutien précieux des États-Unis.
L’arrivée au pouvoir du Chilien Salvador Allende, en 1971, marque un point de rupture. Pour lui, les deux démocraties formelle et réelle — peuvent être réconciliées, les rites électoraux servir l’idéal auquel ils renvoient. Son ambition suscite l’enthousiasme au sein d’une gauche qui a renoncé à la lutte armée, mais pas à l’espoir. Tous les yeux sont tournés vers Santiago, y compris ceux du futur président socialiste français François Mitterrand. Sincèrement convaincu ou non, ce dernier expose les raisons de cette fascination lors d’un voyage en Amérique du Sud : « Le Chili est une synthèse intéressante et originale. En France, pays industriel avancé dans la zone d’influence occidentale, il est peu probable que puisse se développer une action violente sans qu’elle soit réprimée par les forces de la grande bourgeoisie. Le mouvement populaire peut, en revanche, légitimement penser l’emporter par la voie légale : grâce au suffrage universel et aux pressions des travailleurs dans les secteurs en crise. Il s’agit de démontrer aux Français que cette voie est possible » (Le Monde, 14-15 novembre 1971).
Mais, aux yeux des classes dominantes, l’audace d’Allende justifie qu’on écrase la démocratie… au nom de la démocratie : « J’ai toujours respecté et admiré la démocratie en tant que concept politique, explique le général Augusto Pinochet, qui renverse Allende en 1973. En dépit de ses vertus, toutefois, sans adaptation adéquate, elle s’avère parfaitement incapable de s’opposer au communisme (12). » Les mêmes causes produisant les mêmes effets, en 1978, seuls la Colombie, le Venezuela et le Costa Rica échappent à la dictature. La Colombie vit cependant au rythme d’une guerre civile sanglante, et le Venezuela sous le régime du pacte de Puntofijo, conclu en 1958, par lequel les trois principales formations politiques se partagent le pouvoir et les prébendes.
Les théoriciens du renoncement
Néanmoins, les régimes autoritaires tombent les uns après les autres au cours des années 1980, ouvrant une phase de « transition ». Mais « les “démocraties restaurées” ne sont pas tout à fait des régimes représentatifs comme les autres, observe Rouquié. Elles sont les héritières des dictatures, quand elles n’en sont pas les prisonnières ». Au Chili, la Constitution léguée par Pinochet — qui entérine l’orientation néolibérale de l’économie, la privatisation des universités… — survit à son régime et ne sera abolie qu’à l’occasion d’un référendum organisé en 2020.
Ces transitions « pactées » placent la démocratie sous tutelle, car les forces armées — dont il est convenu qu’elles ne feront l’objet d’aucune poursuite — demeurent en embuscade. En 1987 et 1988, l’Argentine connaît trois soulèvements militaires. Au Chili, M. Ernesto Ottone, ancien membre du comité central des jeunesses communistes et conseiller du président Ricardo Lagos (2000-2006), raconte : « Nous nous sommes demandé : “Quel est l’objectif minimum auquel nous aspirons pour ce mandat de Lagos ?” La réponse fut crûment minimaliste : “Qu’il reste les six ans prévus et s’en aille sur ses deux jambes” (13). » Comment ? En concevant les luttes politiques « dans un cadre qui ne mette pas en danger l’unité essentielle du Chili et garantisse la gouvernabilité démocratique. Ce qui implique de renoncer à tout projet pouvant reproduire les causes d’une tragédie semblable à celle de 1973 ».
Le renoncement coûte d’autant moins que les élites politiques et économiques, auxquelles appartiennent M. Ottone et son coauteur Sergio Muñoz Riveros (ancien conseiller de la présidente Bachelet), s’entendent sur le bien-fondé des transformations opérées par les dictatures. « Il a bien fallu reconnaître, même de façon indirecte, la part qu’a prise la politique de la dictature dans l’émergence d’une dynamique de rétablissement économique après l’échec de la période 1970-1973, notent les deux anciens militants communistes. Même si on a du mal à l’admettre, il faut concéder que, sur certaines questions relatives au fonctionnement de l’économie moderne, les professeurs se trouvaient sur “le trottoir d’en face”. »
Il en va de même dans un monde intellectuel qui a perdu ses personnalités les plus radicales sous les balles des dictatures ou qui s’est convaincu que la réaction militaire avait été provoquée par une période d’irrationalité collective : « Nous portons tous une part de responsabilité dans la rupture démocratique du Chili », proclament les anciens présidents Patricio Aylwin (1990-1994) et Lagos lors de la célébration du trentième anniversaire de la mort d’Allende. Une conviction que MM. Muñoz Riveros et Ottone s’emploient à disséminer, en adossant leur démonstration à la fine fleur de la pensée progressiste française : Laurent Joffrin. Qu’ils citent : « La révolution socialiste (…) est un mythe dangereux qui libère le Léviathan totalitaire quand elle réussit, le terrorisme quand elle échoue », pontifie le journaliste à la barbiche. S’élabore ainsi une théorie dite « des deux démons », selon laquelle rouges et bruns seraient coupables à parts égales de l’avènement des dictatures. Le premier ayant toutefois commis l’erreur originelle d’avoir réveillé le second.
Les transitions s’emploient donc à ne surtout pas « libérer le Léviathan ». Quitte à se satisfaire d’un monde où s’aggravent les dysfonctionnements qui avaient, hier, provoqué l’embrasement populaire. Et qui en conserve les piliers fondamentaux : inégalités sociales, relégation d’une partie de la population aux marges de la cité politique, soumission au libre-échange ainsi qu’aux diktats de Washington. Bref, un monde qui échoue toujours à rassembler les conditions nécessaires à la démocratie réelle. « Un enfant sur deux se trouve en situation de pauvreté dans notre pays, soulignait M. Alberto Fernández lors de son discours d’investiture à la présidence argentine, le 10 décembre 2019. Quand le pain manque, il n’y a pas de démocratie possible. »
Pour ceux qui croient encore en la souveraineté populaire, tout reste donc à faire… Constatant que les institutions issues des transitions « pactées » ne laissent aucune place aux revendications du peuple et que les processus électoraux conduisent le plus souvent à la trahison des promesses, certains concluent que la politique se passe ailleurs : dans la rue, loin des palais. Ils s’appuient sur l’exemple des manifestants boliviens qui, au début des années 2000, ont remporté d’importantes victoires contre des projets de privatisation de l’eau et du gaz. John Holloway expose cette stratégie — adoptée par les zapatistes du Chiapas au Mexique, par exemple — dans son ouvrage Changer le monde sans prendre le pouvoir, paru en 2002 (14).
Critiques d’une approche qui consiste à abandonner le pouvoir aux conservateurs, d’autres réhabilitent un espoir ancien : l’idée que, en dépit de ses limites, la voie électorale permettrait d’extirper l’Amérique latine de sa citadelle féodale. En annonçant d’emblée qu’elle ne suffira pas, comme « Lula » en 1985 : « Nous essayons de respecter les règles du jeu de la démocratie. Nous pensons que le Parlement n’est pas une fin en soi, mais seulement un moyen. Nous allons tenter de l’utiliser autant que possible. Dans la mesure où nous percevons que, par la voie parlementaire, par la voie purement électorale, nous n’arriverons pas au pouvoir, je prends la responsabilité de dire à la classe ouvrière qu’elle doit chercher une autre voie (15). » Ou au prix de quelques entorses à ses principes, comme le concède le même « Lula » après deux mandats présidentiels : « Si Jésus venait au Brésil, même lui devrait faire alliance avec Judas (16). »
C’est ainsi que, dans plusieurs pays, des dirigeants déterminés à « démocratiser la démocratie » sont élus au cours d’une « vague rouge » qui balaie l’Amérique latine : Chávez au Venezuela (1998), « Lula » au Brésil (2002), Néstor Kirchner en Argentine (2003), M. Morales en Bolivie (2005), M. Correa en Équateur (2006), Mme Cristina Fernández en Argentine (2007), Mme Rousseff au Brésil (2010)…
À l’image d’Icare prenant son envol, ils tentent — avec plus ou moins de succès — de rapprocher leurs sociétés de l’idéal démocratique : réduire les inégalités ; transformer les laissés-pour-compte en citoyens ; façonner des États capables de répondre aux besoins de la population… Les progrès sociaux et économiques enregistrés au cours de cette période ont été abondamment documentés, y compris dans les colonnes du Monde diplomatique. Soudain, voter retrouve un sens. Dans son étude annuelle sur le rapport des Latino-Américains à la démocratie de 2010, la société Latinobarómetro constate que, « depuis l’année 2007, l’appui de la population à la démocratie augmente de façon continue. (…) C’est la première fois depuis que nous avons commencé à utiliser cet indicateur de satisfaction vis-à-vis de la démocratie [en 1995] qu’une hausse continue se produit quatre années de suite (17) ».
Mais plus la démocratie progresse, plus elle est menacée. Car il n’échappe pas aux dominants que son approfondissement les condamne. Ils réagissent. Coups d’État militaires, destitutions frauduleuses, tentatives de renversement, blocages de l’économie par le patronat : la plupart des pays sont touchés. Y compris le Brésil, où « Lula » et Mme Rousseff s’étaient illustrés par leur esprit de conciliation (18). Et, lorsqu’une alternance advient finalement, les conservateurs profitent de leur accession au pouvoir pour harceler leurs anciens adversaires. De sorte que les dirigeants progressistes — ou issus de mouvements progressistes — encore en place s’accrochent à leur poste, quitte à prendre des libertés avec les exigences démocratiques. Le 4 novembre 2016, le président vénézuélien Nicolás Maduro proclamait au sujet de ses adversaires : « Ils ne mettront jamais un pied au palais présidentiel de Miraflores : ni par les bulletins de vote, ni par les balles (19). »
Coups d’État, destitutions frauduleuses…
En 2002, le Vénézuélien Chávez est renversé par un coup d’État militaire. S’autoproclamant président, M. Pedro Carmona, qui dirige l’organisation patronale Fedecámaras, dissout l’Assemblée nationale et les corps constitués, destitue les gouverneurs et les maires. Avant qu’une mobilisation populaire ne fasse échouer l’opération. À l’époque, les héritiers de Fuentes qui gravitent autour de Chávez lui conseillent de profiter de l’occasion. « L’opposition a démontré qu’elle ne respectait pas la volonté populaire ; c’est le moment idéal pour suspendre les élections. Vous disposerez ainsi du temps nécessaire pour mettre en œuvre toutes les transformations nécessaires afin d’établir, enfin, la souveraineté populaire au Venezuela », lui disent-ils lors d’une scène que nous rapporte l’un d’entre eux, d’origine brésilienne. Chávez rejette l’idée. Il gracie ceux qui l’ont renversé dans l’espoir qu’ils acceptent enfin les règles du jeu. Mais les anciens putschistes préfèrent conspirer, tout en reprochant à l’homme qui leur a épargné la prison une « dérive autoritaire ». Dérive que leurs méthodes contribuent à faire advenir.
Icare s’élève, puis dégringole. Et une question demeure : comment construire la démocratie avec des non-démocrates ?
Renaud Lambert
Notes :
(1) Alain Rouquié, À l’ombre des dictatures. La démocratie en Amérique latine, Albin Michel, Paris, 2010, dont proviennent toutes les citations de cet auteur.
(2) Lire « En Bolivie, un coup d’État trop facile », Le Monde diplomatique, décembre 2019.
(3) Lire Perry Anderson, « Au Brésil, les arcanes d’un coup d’État judiciaire », Le Monde diplomatique, septembre 2019.
(4) Lire Laurent Delcourt, « Printemps trompeur au Brésil », Le Monde diplomatique, mai 2016.
(5) Guilherme Mazui, « Eduardo Bolsonaro diz que, “se esquerda radicalizar”, resposta “pode ser via um novo AI 5” », Globo, Rio de Janeiro, 31 octobre 2019.
(6) Lire Guillaume Long, « Trois projets pour l’Équateur », Le Monde diplomatique, février 2021.
(7) Simón Bolívar, « Lettre à un habitant de la Jamaïque », 6 septembre 1815.
(8) Esteban Echevarría, Dogma socialista y otras páginas políticas, Estrada, Buenos Aires, 1846, cité par Alain Rouquié, À l’ombre des dictatures, op. cit.
(9) Andre Gunder Frank, Lumpenbourgeoisie, Lumpendevelopment : Dependence, Class and Politics in Latin America, Monthly Review Press, New York, 1972, dont proviennent toutes les citations de cet auteur.
(10) Luis Vitale, Interpretación marxista de la historia de Chile, Prensa Latinoamericana, Santiago du Chili, 1969, cité par Andre Gunder Frank, Lumpenbourgeoisie, Lumpendevelopment, op. cit.
(11) Carlos Fuentes, « L’Amérique latine : quelques mots aux Américains du Nord… », dans Leo Huberman et Paul Sweezy (sous la dir. de), Où va l’Amérique latine ?, Maspero, Paris, 1964, dont proviennent toutes les citations de cet auteur.
(12) Augusto Pinochet, The Crucial Day, Editorial Renacimiento, Santiago du Chili, 1982.
(13) Ernesto Ottone et Sergio Muñoz Riveros, Après la révolution. Rêver en gardant les pieds sur terre, L’Atalante, Nantes, 2008, dont proviennent toutes les citations de ces auteurs.
(14) John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir. Le sens de la révolution aujourd’hui, Syllepse, coll. « Utopie critique », Paris, 2008.
(15) Cité par Christian Dutilleux dans Lula, Flammarion, Paris, 2005.
(16) Democracia em vertigem, documentaire de Petra Costa, Netflix, 2019.
(17) « Informe 2010 », Latinobarómetro (PDF).
(18) Lire Geisa Maria Rocha, « Bourse et favelas plébiscitent “Lula” », Le Monde diplomatique, septembre 2010.
(19) « “Ni con balas ni con votos entran a Miraflores” », El Nacional, Caracas, 4 novembre 2016.
DU MÊME AUTEUR :
PHOTO PORTAL MINERO |
La compagnie publique minière chilienne Codelco, qui assure 11% de la production mondiale de cuivre, a annoncé ce vendredi que un bénéfice pour 2020 en hausse de 55% par rapport à celui de 2019, porté par l'augmentation du cours du métal rouge.
L'excédent de l'entreprise publique, qui verse ses profits au trésor chilien, est de 2,078 milliards de dollars. Il était de 1,34 milliard en 2019, a rapporté vendredi Codelco dans un communiqué. La société a expliqué que malgré la crise liée à la pandémie et les confinements succesifs dans le pays sud-américain, les activités minières dans ses différents gisements ont pu se poursuivre. Même si «nous avons fonctionné pendant des mois avec la moitié du personnel, fermé ou ralenti des projets, nous avons réussi à dépasser la production de l'année précédente», a déclaré le président exécutif de Codelco, Octavio Araneda.
À LIRE AUSSI :La hausse du prix du cuivre ouvre des «opportunités» pour le Chili, 1er producteur mondial
30.000 tonnes de plus qu'en 2019
La production en 2020 a atteint 1,618 million de tonnes, soit 30.000 tonnes de plus que l'année précédente «grâce à la continuité opérationnelle, à l'augmentation du traitement de l'usine et à une meilleure teneur en minerai», a précisé Octavio Araneda. Le Chili, premier producteur mondial, fournit environ le tiers de l'offre mondiale de cuivre, soit l'équivalent d'environ 5,6 millions de tonnes par an entre la production publique et privée. Cette semaine, le métal rouge s'est échangé à son plus haut niveau depuis dix ans, dépassant les 4 dollars par livre sur le London Metal Exchange.
PHOTO MARIO TÉLLEZ |
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« Vaccination rapide
(manuel à l’usage des hauts fonctionnaires) »
DESSIN ENEKOSur fond de pénurie, les affaires de « vaccins VIP » se succèdent au Pérou, en Argentine, en Équateur, au Chili et au Brésil. Entre népotisme, corruption et règlements de comptes politiques.
DESSIN ALEN LAUZAN |
La vaccination contre le Covid-19, un privilège ? En Amérique du Sud, les scandales suscités par des révélations de « passe-droits vaccinaux » se multiplient, éclaboussant des responsables politiques et leur famille, des hommes d’affaires, et même des dignitaires de l’église catholique, soupçonnés d’avoir fait valoir leur position ou leurs relations pour se jouer des critères de priorité définis par les États, dans un contexte de pénurie.
Au Pérou, la presse a révélé, la semaine dernière, que des personnalités avaient bénéficié, dès le mois de septembre 2020, de doses issues d’un lot du vaccin Sinopharm, alors encore en phase d’essai, destinées aux équipes de recherche et au personnel lié aux opérations de test. Une liste de 487 personnes indûment et secrètement vaccinées a été rendue publique. Parmi elles, l’ex-président déchu Martin Vizcarra, avec son épouse et son frère et plusieurs de ses ministres, ainsi que des membres de l’actuel gouvernement de transition. De quoi nourrir la colère des Péruviens, encore traumatisés par les morgues saturées de la première vague pandémique.
En Équateur, on favorise ses parents
CAPTURE D'ÉCRAN |
En Équateur, où ne sont arrivées que 8 000 doses du vaccin Pfizer-BioNTech, le ministre de la Santé, Juan Carlos Zevallos, lui-même épidémiologiste, a fait vacciner, hors du chronogramme établi par les autorités, les résidents et personnels soignants de la résidence privée pour personnes âgées Rivera del Río à Quito, avec des doses prises sur la dotation de l’hôpital Pablo Arturo Suárez, qui soigne des patients atteints de Covid-19. Sans renoncer à son poste, le ministre a admis que « plusieurs de (ses) parents », dont sa mère, avaient bénéficié de cet écart.
Mais la palme du cynisme revient sans doute au Brésil de Jair Bolsonaro, avec l’escroquerie des « vaccins de l’air ». Des personnes âgées pensant avoir été vaccinées ont finalement découvert que le sérum ne leur avait jamais été inoculé : il est resté dans les seringues ou alors celles-ci, dans une simulation, sont restées vides. Que sont devenues les doses non administrées ? Mystère. « Si les enquêtes confirment qu’il y a eu un écart de doses, ou tout autre irrégularité, le professionnel de santé peut être accusé du crime de détournement de fonds, qui entraîne des peines pouvant aller jusqu’à douze ans de prison », a réagi dans un communiqué la police de Rio de Janeiro, où sont enregistrées des plaintes.
Des passe-droits « répréhensibles » mais pas «criminels »
En Argentine, où la droite a violemment critiqué le choix du vaccin russe Spoutnik V, le ministre de la Santé, Ginés Gonzalez Garcia, a fini par démissionner, à la demande du président de centre-gauche, Alberto Fernandez, après que le journaliste Horacio Verbitsky, 71 ans, a reconnu avoir été vacciné à la suite d’un coup de fil à « son vieil ami ». Lundi, le ministère de la Santé a publié une liste de 70 personnes ayant reçu le vaccin en marge de la campagne officielle, lancée fin décembre 2020. Des passe-droits « répréhensibles », mais qui ne relèvent pas du « crime », a réagi le président Fernandez, qui a « demandé aux procureurs et aux juges de faire leur travail », après le dépôt de plusieurs plaintes.
Haï par les conservateurs pour avoir défendu la légalisation de l’IVG, Ginés Gonzalez Garcia, lui, était depuis longtemps dans le collimateur de Pfizer, dont il avait dénoncé les « conditions inacceptables », avant que l’Argentine ne finisse par opter pour le vaccin russe. Dans les négociations, le géant pharmaceutique exigeait, entre autres, une loi lui garantissant l’immunité juridique en cas d’effets nocifs du vaccin. Ses déboires tombent aujourd’hui, pour la droite, à point nommé : ils éclipsent les poursuites contre le gouverneur de Buenos Aires, Horacio Rodríguez Larreta, accusé d’avoir conclu des accords avec des cliniques privées… alléchées par le rentable filon d’une filière d’accès privilégié au vaccin.
DESSIN HERRMANN |
SUR LE MÊME SUJET :
PHOTO DIANE PHOTOGRAPHIE |
Dans son dernier « Tract », « De la démocratie en pandémie », écrit avec une quinzaine de personnes, dont quatre spécialistes de la santé, la philosophe Barbara Stiegler critique la gestion de la crise du coronavirus. Rencontre.
Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire
6Temps de Lecture 13 min 48 s
Marianne : Vous affirmez que le Covid-19 n’est pas une pandémie, en vous appuyant sur un édito de la prestigieuse revue médicale The Lancet. Pourquoi ?
Barbara Stiegler :
TRACTS (N° 23) - DE LA DÉMOCRATIE EN PANDÉMIE |
Ce n’est pas moi qui le dis, mais le rédacteur en chef Richard Horton, qui écrit en effet dans The Lancet : «Le Covid-19 n’est pas une pandémie.» On pourrait lui objecter que c’est une épidémie à diffusion mondiale, même si celle-ci fluctue selon les territoires. Alors pourquoi dit-il cela ? Parce que le terme de pandémie laisse penser que nous serions tous à égalité menacés de mort par cette épidémie, nous renvoyant à l’imaginaire lointain de la peste ou, plus récemment, à la menace mortelle du sida. Mais il s’agit en réalité d’un autre type de menace, et en l’espèce, d’une épidémie qui révèle de tous autres problèmes, comme le vieillissement de la population ou les facteurs de comorbidité. Pour Horton, il vaudrait mieux parler « syndémie », c’est-à-dire d’une épidémie décuplée par les maladies chroniques (« hypertension, obésité, diabète, maladies cardiovasculaires et respiratoires, cancer ») et par le vieillissement.
En changeant nos représentations, nous pourrions dès lors basculer dans une toute autre logique : vers une politique de soin qui cible prioritairement les personnes qui présentent le plus de risques, loin des messages diffusés lors du premier confinement qui ont pu nous laisser penser que nous courrions tous un danger mortel à sortir de chez nous. Tout ceci doit être déconstruit si nous désirons mener la bonne politique de santé publique. Je persiste à penser qu’il est malheureux que les analyses de Horton aient à peine été relayées en France. Si cela avait été le cas, nous aurions peut-être imaginé une politique de santé bien différente, ciblée prioritairement sur les quartiers défavorisés, les déserts médicaux et les lieux où il y a des flambées épidémiques liées à l’accumulation des maladies chroniques. Nous aurions beaucoup plus insisté sur la prévention et la prise en charge de ces populations. Or, ce n’est pas du tout ce que nous avons fait. Ces zones déshéritées continuent d’être laissées à elles-mêmes avec le slogan délétère : « restez chez vous ! », les patients finissant par affluer finalement aux urgences quand il est souvent trop tard.
Vous estimez cependant que nous vivons « en Pandémie ». Quelle est la nuance ?
Nous vivons « en Pandémie » au sens où, dans notre imaginaire, la seule chose à faire serait de bloquer les lignes de transmission. Tout se passe comme s’il n’y avait pas d’autre possibilité. Or nous constatons bien que ce n’est pas possible. Bloquer la circulation de cette épidémie qui se diffuse à bas bruit et qui est en train de se chroniciser, c’est bloquer la société tout entière. En faisant cela, nous produisons toute une série de catastrophes. On parle beaucoup de la crise économique amplifiée par les mesures sanitaires, mais elle n’est pas la seule. Il y en a également un désastre sanitaire provoqué par les restrictions, tant du point de vue de la santé mentale que du point de vue d’autres maladies somatiques qui ne sont plus prises en charge.
"Le discours dominant sur la démocratie a profondément changé"
Il y a là un paradoxe inadmissible du point de vue de la santé publique : les mesures dites « sanitaires » créent des dégâts sanitaires irréversibles, au point qu’on peut s’interroger sur la balance entre les bénéfices attendus et les risques encourus. Nous voyons bien que cet imaginaire pandémique qui nous met tous à égalité – « pan » signifie « tout » en grec – devant le danger universel de la mort occulte ces questions et empêche une politique de santé ciblée et pertinente. Pendant des mois, j’ai tenté de faire entendre par exemple mon inquiétude quant à la santé mentale des étudiants. Mais pour la plupart de mes interlocuteurs, le risque du covid supplantait toute autre considération, empêchant toute discussion et toute prise en compte globale et nuancée de la situation. Une véritable démarche de santé publique aurait impliqué au contraire que tous les paramètres de chaque situation locale soient sérieusement pris en compte.
Vous estimez que dorénavant, la Chine sert de modèle à nos dirigeants…
C’est un peu plus nuancé que cela. Nous avons des représentants politiques qui estiment que la Chine est un pays autoritaire, dictatorial, voire totalitaire. Pour beaucoup, ce régime reste un repoussoir car nombre de nos représentants politiques restent attachés à diverses formes de démocratie, qui d’ailleurs ne sont pas forcément cohérentes entre elles. Mais le titre du tract, De la démocratie en Pandémie, est une allusion à Alexis de Tocqueville et son fameux De la démocratie en Amérique. Par ce titre, je cherche à décrire un glissement entamé il y a maintenant plusieurs années. Pendant longtemps, le discours dominant était tocquevillien, et soutenait que la démocratie n’allait pas cesser de se diffuser, ce qui impliquait d’ailleurs de la contrôler en la domestiquant par des représentants plus compétents, afin d’éviter la « tyrannie de la majorité. »
Ce discours ambivalent – celui d’une démocratie nécessairement victorieuse mais qu’il fallait contenir dans son caractère sauvage et dangereux par le pouvoir des élus – a été le discours dominant à Sciences Po, à l’ENA et dans les grands médias et il a connu son apogée au moment de la chute du mur de Berlin. Mais depuis que les populations ont commencé à contester les décisions des gouvernants – notamment sur l’Union européenne et la mondialisation –, le discours dominant sur la démocratie a profondément changé. Certains en viennent à se dire qu’elle n’est peut-être plus adaptée dans un contexte de crise, d’autant qu’elle est accusée de laisser s’épanouir des populations de plus en plus complotistes, populistes ou irrationnelles, tandis que la Chine et les pays asiatiques autoritaires s’en seraient merveilleusement bien sortis durant cette pandémie. Depuis le début de cette crise, nous avons des déclarations de plus en plus claires qui vont dans ce sens. Pour Axel Kahn, par exemple, la démocratie en contexte de crise sanitaire est un inconvénient, et ce type de propos inquiétant est malheureusement de moins en moins isolé. Tel est le basculement que décrit mon titre. Tandis que, sous le règne moral et culturel de l’Amérique, la démocratie semblait irréversible, en entrant en Pandémie, elle devient un objet contesté et contestable.
Cette évolution est appuyée par le numérique. Nous le voyons par exemple avec le traçage. Nous avons l’impression que ces technologies sortiront renforcées de la crise et appuieront le recul démocratique…
Effectivement, le numérique peut servir à cela, comme le souligne l’exemple du traçage. Mais ce n’est pas tout. Mon tract est avant tout une réflexion sur l’éducation et la recherche. Or le virage numérique, parce qu’il est global, s’impose désormais dans les institutions de recherche et d’éducation. L’Université, par exemple, qui était auparavant administrée par des principes démocratiques, est de plus en plus souvent aux mains d’équipes dirigeantes qui l’administrent comme une entreprise.
"Il y a une accumulation des risques systémiques qui, s’ils ne sont pas affrontés collectivement, s’amplifieront."
Tous les collectifs qui sont constitués par la coprésence dans un même lieu sont dissous, atomisés par le virage numérique. La conséquence de cette mutation est que chaque individu se retrouve isolé derrière son écran. Cela favorise des modes de gouvernement autoritaires. C’est ce que nous vivons dans nos universités, ainsi que dans les lycées. Alors qu’il y avait encore, avant la crise sanitaire, une démocratie lycéenne, avec des élèves qui avaient voix au chapitre, et des parents d’élèves qui, organisés ou non en fédérations, étaient invités à délibérer avec les chefs d’établissement, ce sont dorénavant les dernières déclarations du Ministre qui font la loi, même quand elles n’ont pas de valeur juridique. Partout, nous constatons ce virage autoritaire, y compris dans nos métiers attachés à la liberté pédagogique et aux missions d’émancipation de nos institutions. Le virus et le numérique constituent un cocktail délétère pour nous forcer à nous plier à ce tournant. Le même cocktail pourrait pourtant nous servir de tremplin pour enclencher un mouvement inverse : celui d’une contestation de l’ordre établi qui soit de grande ampleur, comme cela fut le cas au moment du déclenchement du mouvement des gilets jaunes sur les réseaux sociaux. Mais pour cela, la première des étapes, c’est de sortir de la sidération dans laquelle nous a plongés l’imaginaire de la Pandémie.
En prenant forme sur des plateformes dirigées par des grands milliardaires, les luttes ne prennent-elles pas le risque d’être encadrées par le capitalisme ?
Bien sûr, c’est pour cela que la « e-lutte », la lutte numérique, est insuffisante. Pour amorcer un mouvement ou pour favoriser sa coordination, l’outil numérique peut jouer un rôle décisif. Mais si nous ne nous appuyons que sur ce type de coordination virtuelle, nous ne pourrons jamais aller très loin. À un moment, il faut impérativement basculer du virtuel au réel et seule la coprésence physique, le face-à-face incarné en un même lieu, permet que la lutte s’enracine dans le temps, dans nos corps et dans nos vies. Il y a un vrai danger avec la virtualisation des mobilisations : celui d’alimenter quelque chose de purement gazeux ou de seulement liquide qui ne se stabilise pas et qui, du même coup, ne construise aucun pouvoir solide capable de durer dans le temps.
Avec des plateformes qui en plus ont le pouvoir de censurer quand bon leur semble…
Bien sûr, c’est une forme d’expropriation des moyens de la lutte. C’est pour cela qu’il faut avoir un usage mesuré, critique au sens philosophique, c’est-à-dire avec la bonne distance, de ces outils qui peuvent être par ailleurs formidablement efficaces.
Selon vous la pandémie a fait de la démocratie l’ennemi. Mais est-ce possible d’agir démocratiquement dans de telles circonstances, si exceptionnelles ? La crise ne demande-t-elle pas un régime d’exception ?
On pourrait effectivement être tentés de dire, comme Axel Kahn, que la démocratie convient quand tout va bien, mais qu’elle ne fonctionne plus en cas de problème. Je pense précisément l’inverse. Si tout allait bien, nous n’aurions pas besoin de la démocratie. Cela ne servirait à rien de délibérer, de s’affronter et de se poser des questions si la vie suivait simplement son cours. Dans ce cas-là, les gens vivraient leur vie tranquillement et se contenteraient de leurs interactions privées.
Mais la démocratie est justement là pour traiter les problèmes collectifs. Vouloir la suspendre quand de graves problèmes surviennent, c’est ne pas comprendre la raison d’être de ce régime politique. De plus, nous sommes peut-être en train de basculer – c’est en tout cas ce qui nous est annoncé – dans une ère de crises permanentes : écologique, sanitaire, économique, sociale et géopolitique. Il y a une accumulation des risques systémiques qui, s’ils ne sont pas affrontés collectivement, s’amplifieront. À partir de là, la conclusion logique de la prémisse que vous rappelez dans votre question, c’est qu’il faudrait en finir avec la démocratie. Je ne peux m’y résoudre.
Vos analyses ont montré que le néolibéralisme était une forme de système darwinien, forçant les individus à s’adapter constamment. La crise est-elle le meilleur moyen pour cela ?
Je n’en suis pas certaine. Au début de la crise, le discours dominant était bien celui de l’adaptation. Elle était, nous disait-on, l’occasion ou jamais de s’adapter, de se réinventer, de faire autrement, et de se mettre par exemple à donner des cours par ordinateur, etc. Mais quand les problèmes se sont mis à s’accumuler, les capacités d’adaptation – au sens de « soumission » à un cadre préétabli – des individus se sont érodées et finalement abîmées. On a commencé à entendre parler de fatigue, de désespoir et de dépression, ou même de refus et de risque de révolte. À la lumière de cette évolution, je ne suis pas certaine que la crise conduise nécessairement à la soumission à un cadre venu d’en haut. Elle sera peut-être l’occasion d’une réinvention collective, d’un nouveau départ politique. Mais la réponse à cette question dépendra fondamentalement des acteurs eux-mêmes, des individus et des collectifs touchés par ces crises et surtout de leur capacité à assumer les luttes nécessaires à ces changements. La grande naïveté des tribunes du printemps dernier sur « le monde d’après » fut en effet de croire que le virus allait tout régler automatiquement, comme si l’on pouvait faire l’économie des conflits politiques à venir avec les forces dominantes. Ces dernières ne lâcheront pas spontanément le pouvoir qu’elles ont acquis. Il faudra les y forcer par une lutte acharnée, requérant l’effort de tous ceux qui entendent passer à autre chose.
Selon vous, « la seule issue face à cette crise et aux autres crises à venir serait d’investir massivement et en urgence, non seulement dans la recherche, mais aussi dans un système sanitaire et social qui puisse véritablement prendre en charge les patients, tout en développant un plan ambitieux pour une approche environnementale des questions de santé. » Qu’entendez-vous par-là ? Vous pensez qu’il ne fallait pas confiner, mettre en place des couvre-feux, etc. ?
Ce qui s’est dégagé lors des discussions que j’ai eues lors de la rédaction de ce tract – j’en profite pour rappeler que je ne l’ai pas écrit toute seule, mais avec l’aide d’une quinzaine de personnes venues d’une multiplicité de disciplines et avec lesquelles j’ai entretenu une discussion au long cours –, c’est que le confinement national, décidé sur tout le territoire et sur une très longue durée a probablement été une erreur. Je prends souvent l’exemple d’un diabétique que son médecin déciderait d’amputer : lorsqu’une décision aussi dramatique est prise, c’est que le corps médical ne s’est pas bien occupé de lui les semaines et les mois qui ont précédé l’opération. Effectivement, quand la situation du diabétique a empiré au point de mettre sa vie en danger, il faut l’amputer. Mais à quelle hauteur ? Et la décision de l’amputation n’est-elle pas un terrible aveu d’échec ? Le confinement a été imposé, deux fois, sur tout le territoire national, même dans des zones où il y avait une très faible circulation virale, et où il n’était donc que préventif. Mais peut-on accepter une amputation préventive ?
"Ce qui distingue le néolibéralisme du libéralisme plus classique, c’est qu’il se méfie tout autant des individus, qu’il juge pétris de biais cognitifs"
Au même moment, alors que toute la population nationale était enfermée, il était encore possible de traverser les frontières et de prendre l’avion sans subir aucun test PCR, ce qui a favorisé la circulation des variants, conséquence du maintien d’un dogme irrationnel, celui de l’ouverture des frontières. Une fois les mesures de confinement levées, nous aurions pu nous attendre au déploiement d’une véritable politique de santé publique, où l’on aurait envoyé sur tous les territoires atteints de cette syndémie des équipes mobiles de soignants afin d’informer les populations, de les aider à réorganiser leur cadre de vie et leur vie au travail ou à repérer des premiers signes d’alerte de sorte qu’ils soient pris en charge sans délai et qu’ils évitent la réanimation (songeons notamment à l’oxygénation et à la mise sous corticoïdes). Rien de cela n’a été fait. Nous n’avons mené aucune politique de soin. Nous avons laissé les médecins et infirmiers libéraux les bras croisés et n’avons procédé à aucune réquisition générale pour une véritable politique de soin.
Comment comprendre une telle situation alors ?
Je crois qu’elle s’explique par le fait que le gouvernement s’est tout simplement entêté dans sa doctrine, à savoir qu’il ne fallait surtout pas investir dans la main-d’œuvre, dans la santé publique, dans l’emploi de fonctionnaires etc. Ceux qui nous gouvernent ont maintenu leur programme d’austérité. Depuis mars, ils ont continué à supprimer des centaines de lits et ils ont fait voter un budget d’austérité pour l’hôpital public. Avec la même politique, les mêmes causes produisant les mêmes effets, il a fallu reconfiner en abandonnant à nouveau les EHPAD et les quartiers populaires à leur triste sort. Dès le mois d’août, le gouvernement a renvoyé autoritairement au travail des personnes vulnérables, c’est-à-dire des diabétiques, des patients souffrant d’obésité ou de maladie cardiovasculaire les prédisposant au covid, c’est-à-dire à la transformation de la simple contamination virale en véritable maladie, décision qui a d’ailleurs été cassée par le Conseil d’État, qui a estimé que cela mettait en danger la vie d’autrui. À travers ces quelques faits, on voit bien qu’aucune politique sanitaire sérieuse n’a été mise en place, comme si nos gouvernants ne connaissaient que deux solutions : soit le laisser-faire, soit une politique uniquement punitive et restrictive. Mais entre le répressif et le laisser-faire économique, il y a la santé publique. Cette voie n’a, malheureusement, jamais été explorée par notre gouvernement.
L’un des problèmes semble être que le gouvernement a pris toutes ses décisions tout seul, sans consulter les acteurs locaux. Est-ce que cela est favorisé par notre trop grand centralisme ?
On met souvent cela sur le compte du jacobinisme français, mais je ne crois pas du tout que cette sensibilité politique soit dominante dans ce gouvernement. Je crois plutôt que ce défaut relève de la gouvernementalité néolibérale que j’ai analysée dans l’un de mes précédents livres, et qui n’accorde aucune rationalité aux individus. Comme les anciens libéraux, les néolibéraux se méfient bien sûr des collectifs, et en particulier du dêmos, systématiquement présenté comme une foule irrationnelle et dangereuse, ce qui le rend incapable d’imaginer quelque chose comme une « intelligence collective ». Mais ce qui distingue le néolibéralisme du libéralisme plus classique, c’est qu’il se méfie tout autant des individus, qu’il juge pétris de biais cognitifs. Le résultat est que les nouveaux libéraux croient qu’il faut administrer d’en haut, par une ingénierie sociale, avec l’aide des sciences sociales, ainsi qu’avec l’aide de tout un nouveau savoir, celui que l’on peut voir à l’œuvre dans l’économie comportementale et ses techniques de nudging, ou d’incitation douce, parfois assorties de mesures répressives.
Ce qui est promu, c’est un modelage infra-conscient de nos comportements par l’alliance entre dirigeants et experts, qui sont censés savoir mieux que nous ce qui est bon pour nous. Voilà pourquoi ce nouveau libéralisme est autoritaire et centralisateur. Et voilà qui explique que le président de la République décide, avec deux ou trois personnes, voire seul, ce qui est bon pour nos vies. Si cette aberration est facilitée en France par les institutions de la Ve République qui favorise ce que certains nomment une « monarchie présidentielle », cela ne s’explique donc nullement par notre héritage historique national, lié à la monarchie, à la Révolution française ou au gaullisme, mais par ce nouveau libéralisme qui a émergé dans les années 1930 et qui s’est échafaudé sur la conviction que l’espèce humaine était inadaptée aux défis à venir et qu’il fallait donc la réadapter par le haut, en limitant la démocratie et en accroissant sans limite le pouvoir des experts. Bien plus que le populisme ou le complotisme supposés des citoyens, c’est cette défiance des élites à notre encontre que cette crise met à nu.
* Barbara Stiegler, De la démocratie en Pandémie : Santé, recherche, éducation, Gallimard, coll. « Tract », 64 pages, 3,90 euros. Par Kévin Boucaud-Victoire
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Santiago du Chili, 19 février 2120. Des dizaines de milliers de poissons, pour la plupart des sardines et des anchois, ont fait surface ces derniers jours sur les côtes du sud du Chili, ont rapporté cette semaine les médias de la région de Biobío.
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Selon les spécialistes, c’est la septième fois qu’un événement similaire se produit cette année, et bien que certains l’attribuent à d’éventuels événements de pollution de l’environnement, la Surintendance de l’environnement a indiqué que des entreprises de la région font l’objet d’enquêtes, les causes pourraient être naturelles.
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