lundi, novembre 01, 2010

LES DEUX MARIO VARGAS LLOSA

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SIR ROGER CASEMENT (DUBLIN, 1864 - LONDRES, 1916)
Le nouveau roman de l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, lauréat du prix Nobel de littérature 2010  (1), sort opportunément en librairie dans les pays de langue espagnole le 3 novembre. Son titre : El Sueño del Celta (Le Rêve du Celte). Son héros : Roger Casement, un personnage (réel) exceptionnel. Consul britannique en Afrique, il fut le premier à dénoncer, dès 1908, les atrocités du colonialisme d’extermination (dix millions de morts) pratiqué au Congo par Léopold II, le roi belge qui avait fait de cet immense pays et de ses populations sa propriété personnelle... Dans un autre rapport, Casement révéla l’abominable détresse des Indiens de l’Amazonie péruvienne.
Pionnier de la défense des droits humains, Casement, né près de Dublin, s’engagea par la suite dans les rangs des indépendantistes irlandais. En pleine Grande Guerre, partant du principe que « les difficultés de l’Angleterre sont une chance pour l’Irlande », il rechercha l’alliance de l’Allemagne pour lutter contre les Britanniques. Il fut inculpé pour haute trahison. Les autorités l’accusèrent aussi de « pratiques homosexuelles » sur la base d’un prétendu journal intime dont l’authenticité est contestée. Il fut pendu le 3 août 1916.

Le roman n’étant pas encore disponible, on ignore comment Vargas Llosa en a construit l’architecture. Mais nous pouvons lui faire confiance. Nul autre romancier de langue espagnole ne possède comme lui l’art de captiver le lecteur, de le ferrer dès les premières lignes et de le plonger dans des trames haletantes où les intrigues se succèdent, pleines de passions, d’humour, de cruauté et d’érotisme.

Ce roman a déjà un mérite : tirer de l’oubli Casement, « l’un des premiers Européens à avoir eu une idée très claire de la nature du colonialisme et de ses abominations  (2)  ». Idée que l’écrivain péruvien (pourtant hostile aux mouvements indigénistes en Amérique latine) partage : « Nulle barbarie n’est comparable au colonialisme, tranche-t-il dans le débat sur les prétendus “bienfaits” de la colonisation. L’Afrique n’a jamais pu se relever de ses séquelles. La colonisation n’a rien laissé de positif  (3) . »

Ce n’est pas la première fois que Vargas Llosa s’inspire de personnages historiques pour dénoncer des injustices. Il excelle à mêler les techniques du roman social, historique, réaliste, voire du roman policier. Et l’a brillamment montré dans deux de ses ouvrages les plus aboutis : La Guerre de la fin du monde, fabuleux récit de la révolte, dans le nord-est brésilien à la fin du XIXe siècle, d’une communauté de chrétiens illuminés en quête d’utopie. Et La Fête au bouc  (4), qui retrace, en une opulente construction chorale, la noirceur de la dictature du général Trujillo (1930-1961) en République dominicaine.

L’histoire — contemporaine — est également la matière du roman considéré comme son chef-d’œuvre : Conversation à La Cathédrale, description magistrale du Pérou du général Manuel Odría (1948-1956), de la réalité latino-américaine des années 1950 et des énigmes de la condition humaine. Une œuvre qui correspond aux arguments du jury du Nobel pour expliquer l’attribution du prix : « Pour sa cartographie des structures du pouvoir et ses représentations incisives de la résistance, de la révolte et de la défaite de l’individu. »

A l’époque où il écrivit ce livre, Vargas Llosa habitait Paris et faisait partie d’une génération de talentueux jeunes écrivains — Gabriel García Márquez, Julio Cortázar, Carlos Fuentes... — qui allaient renouveler la littérature latino-américaine. Tous étaient de gauche. Et tous sympathisaient alors avec les guérillas. Dans un manifeste de soutien aux guérilleros péruviens, Vargas Llosa affirmait à l’époque que, pour changer les choses, « le seul recours, c’est la lutte armée ».

Même solidarité sans faille à l’égard de la révolution cubaine : « Dans dix, vingt ou cinquante ans, déclarait-il le 4 août 1967 à Caracas, l’heure de la justice sociale sonnera comme elle sonne actuellement à Cuba, et l’Amérique latine tout entière se sera émancipée de l’empire qui la saccage, des castes qui l’exploitent, des forces qui actuellement l’outragent et la répriment. Je veux que ce moment arrive au plus vite et que l’Amérique latine accède enfin à la dignité et à la vie moderne, que le socialisme nous libère de notre anachronisme et de notre horreur. »

Et puis, au début des années 1970, ce révolutionnaire exalté est intellectuellement foudroyé par la lecture de deux essais : La Route de la servitude, de Friedrich Hayek, et La Société ouverte et ses ennemis, de Karl Popper. Celui-ci surtout le transfigure : « Je considère Karl Popper, dira-t-il, comme le penseur le plus important de notre temps ; j’ai consacré une bonne partie des deux dernières décennies à le lire et, si on me demandait quel est le livre de philosophie le plus important du siècle, je n’hésiterais pas une seconde à choisir La Société ouverte et ses ennemis. »

Sur-le-champ, il cesse de soutenir la révolution cubaine, renie son passé d’« intellectuel de gauche » et, avec le zèle du converti, se transforme en propagandiste déterminé de la foi néolibérale. Ses nouveaux héros se nomment Ronald Reagan et Margaret Thatcher. A l’égard de celle-ci, symbole de la « révolution conservatrice », il avouera une « admiration sans réserve, une révérence à peine moins que filiale et que je n’ai jamais éprouvée à l’égard d’aucun autre dirigeant politique vivant  (5)  ». Par frénésie thatchérienne, il décide d’ailleurs de s’installer à Londres... Et lorsque la Dame de fer quitte le pouvoir en 1990, il lui fera porter un bouquet de fleurs avec ce message : « Madame, il n’y a pas assez de mots dans le dictionnaire pour vous remercier de ce que vous avez fait pour la cause de la liberté  (6).  »

Thatchérien sera aussi le programme qu’il propose aux électeurs lors de sa candidature à la présidence du Pérou, en 1990. Mais il sera sévèrement battu par M. Alberto Fujimori. Dégoûté par l’ingratitude de ses compatriotes, il s’expatrie définitivement et renonce même à sa nationalité au prétexte que les Péruviens ne le méritent pas...

Il reporte alors son admiration sur un autre dirigeant : M. José María Aznar, président (ultralibéral) du gouvernement espagnol de 1996 à 2004, allié de M. George W. Bush dans l’invasion de l’Irak et aujourd’hui salarié de M. Rupert Murdoch dans le groupe News Corporation. Un homme politique que la revue américaine Foreign Policy vient de classer parmi « les cinq plus mauvais ex-dirigeants du monde », mais dont Vargas Llosa pense que « les historiens du futur » le reconnaîtront « comme l’un des plus grands hommes d’Etat de l’histoire  (7)  ».

Il admire aussi la « personnalité charismatique » de M. Nicolas Sarkozy et le « talent politique exceptionnel  (8)  » de M. Silvio Berlusconi. Car ce géant de la littérature est un homme décidément à la personnalité double. Le masque séduisant de ses romans dissimule un sectateur forcené qui, depuis presque quarante ans, consacre l’essentiel de son temps à intervenir dans les médias, à haranguer et à prêcher dans des congrès du monde entier. Répétant avec une insistance quasi fanatique les principes élémentaires de son idéologie.

Agitateur ultralibéral, membre actif de la Commission trilatérale, président de la Fondation internationale pour la liberté, lauréat du prix Irving Kristol décerné par l’American Enterprise Institute, Vargas Llosa est un néoconservateur professionnel. Il a légitimé l’invasion de l’Irak en 2003 et justifié le coup d’État de juin 2009 au Honduras.

Le 7 octobre 2010, l’essayiste reaganien français Guy Sorman observait sur son blog : « Souvent, nous nous sommes retrouvés sur les mêmes estrades en Amérique latine, où Mario est un militant que l’on qualifierait en France d’ultralibéral : il n’a cessé de combattre Castro, Morales, Chavez, Kirchner et tout programme un tant soi peu social-démocrate. »

Vargas Llosa a d’ailleurs tenu à rappeler qu’il recevait le prix Nobel autant pour ses idées que pour ses qualités d’écrivain : « Si mes opinions politiques (...) ont été prises en compte, eh bien, à la bonne heure ! Je m’en réjouis. »

Cet admirateur de Louis-Ferdinand Céline, « un extraordinaire romancier », admet que l’auteur de Voyage au bout de la nuit était aussi « un personnage répugnant ». Et ajoute : « Mais il y a beaucoup de personnages peu estimables qui sont cependant d’extraordinaires écrivains  (9).  »

Ignacio Ramonet
Directeur du Monde diplomatique de 1990 à 2008.

Notes :
(1) Mario Vargas Llosa est le sixième Latino-Américain à obtenir le prix Nobel de littérature après Gabriela Mistral (Chili, 1945), Miguel Angel Asturias (Guatemala, 1967), Pablo Neruda (Chili, 1971), Gabriel García Márquez (Colombie, 1982) et Octavio Paz (Mexique, 1990).
(2) El País, Madrid, 29 août 2010.
(3) Ibid.
(4) Lire « Un romancier d’exception », Le Monde diplomatique, mai 2002.
(5) Cité par Julio Roldán, Vargas Llosa entre el mito y la realidad, Tectum Verlag, Marburg, 2000, p. 161.
(6) Ibid.
(7) 20 minutos, Madrid, 6 juillet 2007.
(8) Il Corriere della Sera, Milan, 9 mars 2009.
(9) La Nación, Buenos Aires, 13 mars 2006.