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Le 11 septembre 1973, le général Augusto Pinochet renverse le président chilien Salvador Allende par un coup d’État militaire. L’administration Nixon, au pouvoir à Washington, nie que les États-Unis aient joué un rôle dans l’opération. Selon elle, Allende s’est lui-même aliéné la population et a provoqué un tel chaos que les militaires ont dû intervenir pour rétablir la loi et l’ordre. À l’inverse, pour les partisans d’Allende, la Maison Blanche a contribué à affaiblir un gouvernement qui aurait pu devenir un modèle socialiste de réussite pour l’Amérique latine.
BOMBARDEMENT DU PALAIS PRÉSIDENTIEL DE LA MONEDA LORS DU COUP D'ÉTAT AU CHILI, 11 SEPTEMBRE 1973 PHOTO : © BIBLIOTECA DEL CONGRESO NACIONAL |
Qu’Allende tienne et tous les autres tiendront
Bien que l’hostilité de l’administration Nixon vis-à-vis d’Allende, marxiste déclaré, n’ait jamais été un secret, il apparaît que les complots américains contre le président chilien partaient de la Maison Blanche, et non de la CIA ou du département d’État. Beaucoup d’officiels américains avaient même mis en garde contre le contrecoup que risquait de provoquer une action clandestine au Chili, notamment pour l’image des États-Unis en Amérique latine. Mais en septembre 1970, Allende remporte la majorité relative des suffrages populaires lors du scrutin présidentiel. Richard Nixon et Henry Kissinger, alors conseiller à la sécurité nationale, décident tout de même de l’empêcher d’accéder à la présidence. Car faute de majorité absolue, c’est le Congrès chilien qui doit élire le président.
Si Allende « prouve qu’il peut mettre en oeuvre une politique marxiste anti-américaine», confie Nixon à Kissinger, « d’autres l’imiteront »
Certains analystes voient des raisons économiques dans la décision de bloquer Allende (selon la CIA, 800 millions de dollars d’investissement sont en jeu à cause des projets d’Allende de nationaliser les mines de cuivre, de fer et de nitrates notamment), d’autres soulignent des préoccupations géopolitiques liées à la Guerre froide. Si Allende « prouve qu’il peut mettre en oeuvre une politique marxiste anti-américaine », confie Nixon à Kissinger, « d’autres l’imiteront ». Le conseiller approuve : « Je ne vois pas pourquoi nous resterions sans rien faire alors que sous nos yeux, un pays devient communiste à cause de l’irresponsabilité de sa population ».
La CIA reçoit sa feuille de route. Au départ, elle envisage un coup d’État militaire, suivi par la réélection du président sortant, Eduardo Frei, un démocrate chrétien. Mais ses plans échouent. L’administration Nixon se rabat sur une campagne de déstabilisation qui va fonder toute sa politique durant la présidence Allende. « Pas un boulon, pas un écrou ne sera autorisé à entrer au Chili », lance l’ambassadeur américain Edward Korry au ministre chilien de la défense. « Une fois Allende au pouvoir, nous ferons tout ce que nous pourrons pour condamner le Chili et les Chiliens à la pauvreté et aux plus grandes privations ».
Un climat de coup d’État
Les officiels américains observent depuis longtemps les militaires chiliens afin d’identifier les leaders qu’ils pourraient recruter pour un coup d’État. Mais il semble n’y en avoir aucun. Les jeunes sous-officiers sont généralement des partisans d’Allende, qui promet une augmentation de la solde des militaires et des avantages sociaux. Même les officiers supérieurs plus conservateurs, qui souvent n’aiment pas Allende, ne veulent pas rompre la tradition de respect du processus constitutionnel. En mai 1970, le commandant en chef des forces armées, le général René Schneider, a déclaré que les militaires se soumettraient à la décision du Congrès s’il devait statuer. L’administration Nixon décide que la seule manière d’arrêter Allende est d’éliminer Schneider, pour qu’un climat de coup d’État se développe. Bien que Kissinger tente d’annuler in extremis l’opération, des militaires soutenus par la CIA assassinent le général fin octobre. Ce qui provoque une réaction nationaliste dans toute la société chilienne, armée comprise. Au Congrès, Allende remporte la présidence.
L’essentiel, selon la CIA, est de provoquer des « conditions économiques désastreuses qui précipitent le pays dans le chaos »
L’administration Nixon ne renonce pas pour autant à encourager un coup d’État. L’essentiel, selon la CIA, est de provoquer des « conditions économiques désastreuses qui précipitent le pays dans le chaos », tout en trouvant un chef militaire fort qui ait l’appui de l’essentiel des forces armées et de l’opinion. Nixon et Kissinger donnent l’ordre de mettre le maximum de pression sur Allende, sans que la main des États-Unis apparaisse. En public, l’administration Nixon se montre « froide mais correcte » vis-à-vis du président chilien, mais sa politique consiste à isoler le pays des autres pays de l’hémisphère sud. Outre les pressions effectuées sur les institutions financières internationales pour qu’elles cessent leur aide économique, l’administration Nixon interrompt tout prêt au pays. Or l’économie chilienne est devenue très dépendante des emprunts à l’étranger. La balance des paiements du pays passe d’un excédent de 91 millions de dollars en 1970 à un déficit de 253 millions en 1973.
En mars 1973 pourtant, le gouvernement d’Unité populaire remporte 43 % des suffrages aux élections pour le Congrès. Soit 7 % de plus que le score obtenu par la coalition lors de l’élection présidentielle de 1970. Pour accentuer la pression, la CIA consacre des millions de dollars à saper l’image d’Allende. Cet argent sert tant à financer directement des journaux de droite, comme El Mercurio, qu’à diffuser de la propagande anti communiste dans les médias. L’impact est difficile à évaluer. Beaucoup de Chiliens, notamment la classe moyenne, critiquent Allende pour la hausse incontrôlée des prix et le manque de biens de consommation. Les opposants au président n’ont pas besoin d’être convaincus.
« Un soldat aux manières douces, et amical »
Au final, la campagne de déstabilisation américaine sera efficace. Même un président populaire et charismatique ne peut résister aux groupes terroristes de droite tel Patrie et liberté, aux manoeuvres de la CIA, à d’importants troubles sociaux, et à des dissensions dans son camp. La crise économique a atteint une telle gravité que mi-1973, la plupart des observateurs estiment qu’un putsch est inévitable.
L’administration Nixon n’a pratiquement aucun contact avec Pinochet jusqu’à ce que la préparation du coup d’État soit déjà très avancée.
Pourtant, l’administration Nixon, qui a cultivé des relations étroites avec les militaires chiliens, n’a pratiquement aucun contact avec Augusto Pinochet jusqu’à ce que la préparation du coup d’État soit déjà très avancée. En 1971, la CIA décrit encore celui qui est devenu commandant en chef de l’armée comme « un soldat aux manières douces, amical et aux vues étroites » dont il est improbable qu’il puisse diriger un coup d’État. Plus tard, Pinochet confiera à l’ambassadeur américain que « ses collègues et lui [les militaires chiliens] n’avaient pas laissé entendre qu’ils étaient de plus en plus résolus à agir », parce que c’était « mieux comme ça ».
Le fait que Washington n’ait pas dirigé chaque geste de Pinochet ne signifie évidemment pas que les États-Unis ne portent aucune responsabilité dans le coup d’État. Apprenant qu’Allende avait été renversé, Kissinger a d’abord affirmé à Nixon : « Ce n’est pas nous qui l’avons fait ». Puis il s’est corrigé : « Je veux dire que nous les avons aidés » en créant des «conditions aussi favorables que possible ». La campagne de déstabilisation contre Allende a démontré qu’avec du temps et de la patience, on peut renverser un leader populaire sans avoir besoin de contrôler directement l’opération.
Stephen M. Streeter est historien, spécialiste des relations internationales américaines.
Article paru initialement en 2013 dans le numéro 60 d’Alternatives Internationales.