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PHOTO ARCHIVO PRENSA LATINA |
Le 11 septembre 1973, une junte militaire renversait le président Allende et portait Augusto Pinochet à la tête du Chili. Le point de départ d'une dictature pendant laquelle des milliers de personnes allaient être torturées, tuées. Le temps aussi de profondes transformations économiques.
Olivier Compagnon dans mensuel 279 daté septembre 2003
Le 16 octobre 1998, l'arrestation à Londres du général Pinochet et l'hypothèse d'un procès organisé en Europe pour les crimes commis entre 1973 et 1990 ont rappelé à l'opinion internationale la nature violemment répressive de la dictature qui sévit au Chili durant seize ans. Lorsque Pinochet rentra finalement libre à Santiago le 3 mars 2000, il fut pourtant accueilli chaleureusement par une partie de la population chilienne, outrée à l'idée que celui qu'elle considère toujours comme le père de l'actuelle prospérité du pays aurait pu être condamné après les poursuites engagées par le juge espagnol Garzon.
Éminemment paradoxale, la mémoire de la dictature oscille aujourd'hui en effet entre le souvenir des atteintes aux droits de l'homme qu'elle perpétra sans discontinuer et la reconnaissance d'un héritage économique en trompe-l'oeil, qui semble avoir fait du Chili un îlot de prospérité au coeur d'une Amérique latine récemment frappée par plusieurs crises de grande ampleur1.
Le 11 septembre 1973, un coup d'État mené par les forces armées renverse le gouvernement Allende et met un terme à l'Unité populaire UP, coalition des forces politiques de gauche parvenue démocratiquement au pouvoir en 1970 et décidée à tracer « pacifiquement » une « voie chilienne vers le socialisme ». Cet événement, qui retint l'attention du monde entier durant plusieurs semaines et contribua à l'édification d'une véritable mythologie autour de l'UP, inaugure une dictature caractéristique des régimes qui fleurissent en Amérique latine dans les années 1970. En cela, il constitue une rupture dans l'histoire d'un pays où la Constitution de 1925 n'avait jamais été remise en cause et où l'armée était réputée loyaliste.
Le régime instauré par Pinochet fournit également aux théories économiques néo-libérales élaborées aux États-Unis un terrain d'expérimentation bientôt appelé à devenir un modèle. Autant d'éléments qui font des années 1973-1990 au Chili un champ d'études privilégié pour comprendre l'Amérique latine à l'aube du XXIe siècle.
Aujourd'hui encore, l'historiographie reste partagée quand il s'agit d'évoquer les causes du coup d'État : les uns évoquent la volonté des forces armées chiliennes, appuyées par les États-Unis, de mettre un terme à une expérience politique leur semblant menacer l'unité de la nation ; d'autres insistent plutôt sur les divisions internes de l'UP, partagée entre un réformisme d'inspiration keynésienne et la tentation d'accélérer les transformations sociales par un véritable soulèvement révolutionnaire ; d'autres enfin soulignent les résistances d'une partie de la société chilienne au passage à un socialisme d'État. Ces trois facteurs ont certainement joué de manière concomitante.
Quoi qu'il en soit, une journée suffit aux forces armées pour balayer l'UP et s'emparer du pouvoir : le coup d'État est lancé dans le port de Valparaíso par le soulèvement de la marine ; il aboutit à Santiago au bombardement du palais présidentiel de La Moneda et à la mort d'Allende. A l'origine du putsch, une junte militaire dirigée par le général Augusto Pinochet, commandant en chef de l'armée de terre. Lointain descendant d'un Français émigré au Chili au XVIIIe siècle, Pinochet né en 1915 a rapidement gravi tous les échelons de la hiérarchie militaire. Formé à l'École militaire de Santiago, il remplit plusieurs missions diplomatiques notamment aux États-Unis et devient général de brigade en 1968. En août 1973, Allende le nomme commandant en chef des forces armées dans l'espoir qu'il apaise les velléités putschistes de l'armée chilienne, pourtant de tradition apolitique. On connaît la suite...
En l'espace de quelques jours, la junte soutenue par l'ensemble de l'armée chilienne renie le gouvernement en place, proclame la dissolution du Parlement, instaure l'état de siège et l'état d'urgence2 assortis d'un couvre-feu, suspend les libertés syndicales et la plupart des organes de presse. Elle justifie le soulèvement par la lutte contre le communisme et puise une partie de son inspiration dans le coup d'État militaire intervenu en 1964 au Brésil3. La crainte d'une socialisation de l'économie et le rejet de la lutte des classes au nom des intérêts supérieurs de l'unité nationale figurent dans toutes les déclarations officielles qui font immédiatement suite à la prise du pouvoir.
Cette doctrine dite de « sécurité nationale », qui consiste à défendre le pays, par tous les moyens, contre le communisme, ennemi intérieur et extérieur, caractérise une série de dictatures militaires au pouvoir en Amérique latine, au Brésil, en Argentine ou en Uruguay, dans les années 1970. Elle repose sur quelques caractéristiques principales :
1 un exercice du pouvoir renonçant dans un premier temps à toute légitimité populaire, mais tentant progressivement de réintroduire un air de démocratie grâce aux pratiques plébiscitaires ;
2 l'état de siège permanent ;
3 la conversion des services secrets en police politique ;
4 l'élimination ou la réclusion systématique des opposants ;
5 l'institutionnalisation de la torture comme symbole du terrorisme d'État.
Dans les jours qui suivent le coup d'État, la nature répressive du nouveau pouvoir s'affiche clairement. Des milliers de personnes sont arrêtées et, pour une bonne part, regroupées dans l'enceinte de l'Estadio nacional le principal stade de Santiago. Outre les principales personnalités de l'UP, ce sont surtout les militants des partis d'extrême gauche notamment du MIR, Movimiento de izquierda revolucionaria et du mouvement ouvrier qui sont victimes de cette violence politique : ils sont torturés, exécutés, parqués dans des camps de concentration ou portés disparus.
En octobre 1973, un commando connu sous le nom de « Caravane de la mort » sillonne le nord du pays en hélicoptère et élimine en l'espace de quelques jours 75 opposants considérés comme dangereux. L'exposition médiatique de certaines personnalités qui avaient pris fait et cause pour l'UP ne suffit pas à les protéger. Ainsi le très populaire chanteur Victor Jara, retrouvé mort dans une rue de Santiago quelques jours après le 11 septembre.
La junte lance des appels à la délation tandis qu'est mise en place une police politique, la Direccion de inteligencia nacional DINA, active dès 1973, mais officiellement créée en juin 1974 - elle cède la place en août 1977 à la Central nacional de informaciones CNI. Jusqu'à la fin de 1974, l'éradication du « cancer marxiste » est menée de manière systématique et les opposants traqués scrupuleusement. Ainsi, dans l'éducation, près d'un tiers du corps enseignant est démis de ses fonctions. Au total, durant les années Pinochet, le nombre de tués et de disparus se serait élevé à 5 000-6 000.
Pour beaucoup, l'exil devient alors le seul salut possible. Il prend rapidement des proportions massives pour concerner près de 1 million de Chiliens au total soit environ un dixième de la population de 1975. Il conduit à la constitution d'une opposition de l'extérieur s'efforçant d'organiser la résistance et de sensibiliser l'opinion internationale notamment en France, en Angleterre ou en Suède.
Mais les frontières de la répression ne sont pas étanches, et plusieurs personnalités opposées au régime sont victimes d'attentats organisés hors du Chili par les services secrets de la junte : par exemple, en septembre 1976, Orlando Letelier, ministre des Affaires étrangères de l'UP, est exécuté à Washington.
Le Chili de Pinochet recourt enfin au plan Condor. Cette opération, élaborée en étroite collaboration par diverses dictatures militaires Brésil, Chili, Argentine, Uruguay, Paraguay, a pour objectif l'élimination du marxisme. Elle bénéficie du soutien de la diplomatie nord-américaine et serait à l'origine de 50 000 à 70 000 meurtres ou disparitions. Elle conduit notamment à la disparition de nombreux Chiliens réfugiés en Argentine. Longtemps restée secrète, l'existence du plan Condor est attestée depuis la découverte en 1992, dans la banlieue d'Asuncion, de nombreuses archives du régime du général Stroessner, au pouvoir au Paraguay de 1954 à 1989.
La répression ne peut cependant expliquer seule que Pinochet ait pu se maintenir à la tête du pays pendant seize ans. Dans un premier temps, la junte militaire bénéficie d'importants soutiens intérieurs qui lui permettent d'asseoir fermement son pouvoir. De larges secteurs de la société, de l'Église aux milieux industriels et financiers en passant par une bonne partie des classes moyennes, approuvent l'intervention des forces armées qui rétablit l'ordre public, met un terme aux nombreuses grèves qui paralysaient le pays et écarte le spectre d'une révolution socialiste.
À l'étranger, l'émotion suscitée dans l'opinion par le renversement d'un régime issu des urnes ne suffit pas à isoler la junte d'un point de vue politique et économique. Les États-Unis, où une partie des élites militaires chiliennes avaient été formées dans un anticommunisme viscéral depuis les années 1950, accueillent avec soulagement la chute de l'UP. Le Chili d'Allende était perçu comme un « nouveau Cuba » qui menaçait des intérêts économiques considérables. Aussi l'administration républicaine de l'époque alloue-t-elle d'importants crédits au nouveau régime, en même temps qu'elle participe à sa reconnaissance internationale.
Quant aux autres gouvernements - à l'exception notable de l'URSS -, ils se contentent pour la plupart de protestations de principe et ne tardent pas à accueillir les nouveaux ambassadeurs en provenance de Santiago.
Sur ces bases, le général Pinochet dispose de toute latitude pour imposer son pouvoir. Dans un premier temps, il agit surtout par décrets-lois au nom de l'urgence du redressement national et garantit une impunité durable aux acteurs du coup d'État par une amnistie en 1978.
Finalement, il prépare en 1980 une nouvelle Constitution qu'il fait approuver par référendum le 11 septembre et qui entre en vigueur le 11 mars 1981. Censé signifier un retour à la normalité institutionnelle, ce texte couronne l'entreprise politique entamée en septembre 1973 et impose une tutelle de l'armée sur les institutions. Investi d'un pouvoir illimité et autorisé à restreindre inconditionnellement les libertés fondamentales, Pinochet devient officiellement président de la République pour une période de huit ans au terme de laquelle sera organisée une nouvelle consultation référendaire.
Sans que l'on puisse réellement parler de reconstitution des oppositions dès les années 1970, la dictature se trouve bientôt confrontée à une crise de légitimité liée à la défection de quelques-uns de ses soutiens initiaux. L'Église catholique, qui n'avait pas rechigné à la célébration de quelques cérémonies en l'honneur des nouvelles autorités, ne tarde pas à émettre des critiques sur la violation des droits de l'homme, notamment par la voix du cardinal-archevêque de Santiago Mgr Raul Silva Henriquez. Dès 1973, elle crée, conjointement avec l'Église luthérienne, un comité Pro Paz auquel se substitue en 1976 le Vicariat de la solidarité destiné à porter assistance aux chômeurs, aux clandestins et aux anciens prisonniers.
Les autorités religieuses sont bientôt relayées par des personnalités importantes du puissant parti démocrate-chrétien la première des formations démocrates-chrétiennes à avoir accédé au pouvoir en Amérique latine avec Eduardo Frei Montalva en 1964, particulièrement bien implanté parmi les classes moyennes et l'électorat féminin. Celui-ci, qui avait majoritairement soutenu le coup d'État de 1973, rejoint le camp des opposants lorsqu'il se voit privé d'espace politique et constate l'ampleur de la répression.
Privé de la légitimation spirituelle d'une alliance entre le sabre et le goupillon, le régime tend alors à se rapprocher des églises pentecôtistes4 présentes au Chili depuis le début du siècle et en plein essor depuis le milieu des années 1950 : en 1978 est par exemple célébré un Te Deum dans la cathédrale méthodiste de Santiago, auquel assiste le général Pinochet.
Par ailleurs, les relations avec les États-Unis connaissent un net refroidissement dans la deuxième moitié des années 1970, du fait de l'assassinat d'Orlando Letelier à Washington, mais aussi de la nouvelle politique latino-américaine favorable aux droits de l'homme que tente de promouvoir l'administration Carter un peu partout dans le monde. Plus généralement, l'opprobre internationale s'intensifie avec le vote par l'Assemblée générale des Nations Unies, en décembre 1977, d'une résolution condamnant la violence politique au Chili.
Reste que la société chilienne demeure majoritairement favorable à la junte en cette fin des années 1970 : un plébiscite organisé en janvier 1978 conforte le pouvoir de Pinochet, qui recueille le soutien des trois quarts des électeurs. Pour ces électeurs, l'argument décisif était sans doute la confiance dans la politique économique de rupture inaugurée quelques mois après le coup d'État et censée restaurer la prospérité perdue.
Au-delà de la terreur politique, le coup d'État du 11 septembre 1973 est en effet à l'origine d'une véritable révolution économique qui dote la junte d'une identité que ne pouvait lui fournir un projet politique indigent. Depuis la Seconde Guerre mondiale, l'État menait au Chili une politique volontiers interventionniste. A partir de 1970, l'Unité populaire, nourrie de l'expérience castriste et d'une tradition marxiste-léniniste mâtinée de keynésianisme, avait encore accentué le rôle de l'État dans la vie économique et sociale, notamment en augmentant salaires et minima sociaux puis en décrétant de nombreuses nationalisations dans les domaines industriel et bancaire. Avec le coup d'État, l'économie chilienne vit un tournant décisif sous l'influence des théories néolibérales élaborées aux États-Unis, et plus particulièrement à la School of Economics de l'université de Chicago autour de Milton Friedman.
Entre les libéraux américains et chiliens, les relations étaient anciennes. Dès le milieu des années 1950, de jeunes étudiants chiliens avaient été formés à Chicago avant de devenir professeurs à Santiago : c'est le cas de Sergio de Castro qui deviendra ministre de l'Économie d'avril 1975 à décembre 1976, puis ministre des Finances jusqu'en avril 1982.
Le dogme du marché, pensé comme le nouveau paradigme de la liberté, est également relayé au début des années 1970 par des catholiques conservateurs comme Jaime Guzman ou Gonzalo Vial, souvent proches de l'Opus Dei, et par le principal quotidien du pays, El Mercurio . Il s'impose rapidement par toute une série de mesures qui permettent d'expérimenter, grandeur nature, des postulats qui guideront moins d'une décennie plus tard l'administration américaine sous Reagan et le gouvernement Thatcher en Grande-Bretagne.
Conforme aux postulats néolibéraux, l'action de ceux qu'on appelle les « Chicago Boys » commence par une phase d'ajustement récessif, supposée mener à une étape de prospérité et de redistribution des richesses. Cela passe par le contrôle de l'inflation et la stabilisation monétaire, par la baisse des dépenses publiques et la lutte contre le déficit budgétaire, par les privatisations et la réduction considérable des attributions de l'État, mis en oeuvre à partir du milieu des années 1970.
Rapidement, l'économie chilienne voit ses exportations augmenter de manière considérable, attire les investisseurs étrangers et retrouve des taux de croissance étonnants dans le contexte de la crise économique mondiale 9,9 % en 1977, 8,3 % en 19795. Certes, le Chili traverse en 1982 une grave crise qui contraint l'État à un réinvestissement passager et relègue les Chicago Boys au second plan, mais la parenthèse semble close trois ans plus tard lorsque reprend un processus accéléré de privatisations, dans les domaines des télécommunications et de l'électricité notamment. La potion libérale a permis au Chili d'entrer dans la modernisation et de s'intégrer aux marchés mondiaux.
Érigée en modèle de développement et de lutte contre la crise par le Fonds monétaire international, la révolution économique chilienne porte en elle des conséquences sociales que ne masquent pas complétement la bonne santé des indices macroéconomiques, la forte diminution de la mortalité infantile ou les quelques mesures prises par le régime contre l'extrême misère comme le Plan d'emploi minimum de 1976 destiné à résorber le chômage, qui a créé des travaux d'intérêt public en échange de rémunérations particulièrement basses.
On observe en effet dans le même temps la précarisation de larges couches de la population, une lente érosion des classes moyennes et une répartition de plus en plus inégalitaire des revenus par habitant. Ainsi estime-t-on en 1990 que 40 % de la population vit dans la pauvreté, soit deux fois plus qu'au milieu des années 1970.
Mais le désengagement de l'État se fait surtout sentir dans certains secteurs comme la protection sociale promotion de systèmes d'assurance-maladie privés et diminution de moitié des dépenses publiques de santé par habitant entre 1973 et 1993 ou le système des retraites, qui apparaissent complètement sinistrés aujourd'hui6. Ainsi le Plan Laboral de 1979, en plus d'instaurer un nouveau code du travail qui restreint considérablement les libertés syndicales, substitue au système de retraites par répartition une formule par capitalisation soumettant la prise en charge de la vieillesse aux aléas des marchés financiers.
Le domaine de l'éducation est lui aussi particulièrement touché : la diminution des dépenses publiques, la décentralisation des administrations et des financements et la flexibilité des programmes scolaires conduisent à la mise en place d'un système éducatif à deux vitesses. Peu ou prou, l'école publique devient celle des pauvres et l'école privée celle des classes moyennes et hautes de la société. L'enseignement supérieur n'est pas épargné : pour un étudiant en économie entre 1982 et 1985, les coûts d'inscription augmentent de 80 % à l'Université du Chili et de 85 % à l'Université catholique. Quant au salaire d'un enseignant en fin de carrière dans l'équivalent du secondaire, il diminue de plus de 40 % entre 1971 et 1979.
Des éléments qui ne sont pas étrangers au rejet du régime. Dès la charnière des années 1970 et 1980, de nombreux mouvements sociaux, associatifs et culturels voient ou revoient le jour et commencent à alimenter une opposition larvée. Celle-ci se traduit, à partir de 1983, par une série de protestas dont l'initiative revient dans un premier temps aux syndicats. Ces manifestations originales, pouvant par exemple prendre la forme d'un concert de casseroles, sont souvent violemment réprimées, mais ouvrent la voie à la reconstitution d'une opposition politique.
Décimés par la répression et minés par de multiples divisions héritées de l'UP, la gauche et les syndicats se reforment lentement dans la clandestinité et jettent les bases d'un dialogue avec le parti démocrate-chrétien. En août 1985, un accord national pour le retour à la démocratie est ainsi paraphé par onze partis représentant presque toute l'opposition à Pinochet, sous la houlette du nouveau cardinal-archevêque de Santiago Mgr Fresno.
Cela ne signifie pas pour autant que les pratiques du pouvoir se soient réellement assouplies dans les années 1980. Au contraire, elles connaissent de soudains durcissements, en réaction aux protestas ou après l'attentat organisé par le Front patriotique Manuel Rodriguez organisation militaire clandestine issue du PC duquel Pinochet réchappe de peu le 7 septembre 1986.
Le voyage du pape Jean-Paul II au Chili en avril 1987 ne contribue pas non plus à modifier le climat politique, bien que des milliers d'opposants s'emparent de l'événement pour clamer leur mécontentement.
C'est finalement très largement selon les termes de la Constitution de 1980, et non pas seulement sous la pression de la rue et des partis d'opposition, qu'est organisé le référendum du 5 octobre 1988 censé confirmer Pinochet à la tête de l'État pour huit années supplémentaires. Celui-ci est convaincu de pouvoir conserver ses fonctions en faisant évoluer le régime vers une démocratie restreinte.
Il doit toutefois accepter une certaine ouverture politique réouverture des listes électorales et légalisation des partis du fait de l' aggiornamento de la politique latino-américaine de Washington. Les États-Unis concentrent alors leurs efforts sur la lutte antimarxiste en Amérique centrale mais se montrent plutôt favorables au rétablissement de la démocratie dans le cône Sud.
En dépit des pressions exercées par le régime sur l'opinion, la campagne massive organisée par l'opposition conduit à la victoire du « non », qui l'emporte avec 56 % des suffrages exprimés.
Pinochet est donc contraint d'organiser des élections générales l'année suivante. Le 14 décembre 1989, le démocrate-chrétien Patricio Aylwin, candidat de la Concertation des partis pour la démocratie, est élu face à Hernan Büchi, ancien ministre des Finances de la dictature, et prend officiellement ses fonctions le 11 mars 1990. Ainsi débute ce qu'il est convenu d'appeler la transition des années 1990, au cours de laquelle l'ombre du général persiste et obscurcit le retour à la démocratie.
Selon les termes de la Constitution de 1980, Pinochet bénéficie en effet d'une immunité totale, grâce à la fonction de commandant en chef de l'armée de terre qu'il conserve jusqu'en 1998, puis au poste de sénateur à vie qui lui revient à partir de cette date. Mais il se retire définitivement de la vie politique après l'épisode londonien de 1999-2000 et renonce à son poste de sénateur en juillet 2002, après avoir reçu l'assurance qu'il ne serait pas jugé dans son pays.
Les années Pinochet demeurent toutefois omniprésentes au Chili. Au-delà de l'impossible procès qui aurait rendu justice aux victimes de la dictature, les gouvernements de la transition se sont en effet accordés à conserver la Constitution de 1980 : bien que révisé à deux reprises, ce texte symbolise la profonde empreinte laissée par la junte.
Par ailleurs, le modèle néolibéral a lui aussi survécu à la transition démocratique, y compris sous la présidence actuelle du socialiste Ricardo Lagos, en charge des affaires depuis décembre 1999. Le « jaguar de l'Amérique latine » continue à attirer les investisseurs étrangers et a pour l'instant échappé aux crises qui ont secoué récemment le sous-continent.
Mais il n'a pas connu un réinvestissement de l'État dans la vie économique et sociale à la hauteur de ce que pouvaient attendre les 20 % de Chiliens vivant dans la misère.
Notes :
1. La plus spectaculaire de ces crises est celle qui éclata en Argentine en décembre 2001.
2. L'état de siège est un régime d'exception qui prévoit des restrictions des libertés publiques ; l'état d'urgence se contente de renforcer le pouvoir des autorités administratives.
3. Le président brésilien João Goulart tenta de lancer une réforme agraire et des nationalisations. L'armée le renversa en 1964 et instaura une dictature qui dura jusqu'en 1985.
4. Le pentecôtisme est un mouvement religieux apparu aux États-Unis au début du XXe siècle, que l'on classe communément parmi les protestantismes.
5. Cf. Banco central de Chile, Indicadores économicos y sociales, 1960-1989 , Santiago, 1989.
6. Cf. Raúl Guerrero, « Les politiques sociales au Chili », Cahiers des Amériques latines n° 15, 1993, pp. 51-71