|
PHOTO RODRIGO ARANGUA / AFP |
Plus de la moitié des membres de l’assemblée sont des élus indépendants. Ils souhaitent changer le modèle néolibéral du pays et inscrire dans la nouvelle Constitution l’accès aux droits sociaux basiques.
Par Flora Genoux(Buenos Aires, correspondante)
6Temps de Lecture 6 min.
des professeurs, des avocats, une conductrice de bus, un mécanicien… La future boussole du Chili est entre leurs mains. Les 15 et 16 mai, les citoyens ont désigné les 155 personnes chargées de rédiger la nouvelle Constitution, qui doit remplacer le texte actuel hérité de la dictature (1973-1990) et accusé de sanctuariser les bases libérales du pays.
Grande surprise, qui révèle et panse à la fois la crise de représentativité chamboulant la vie politique chilienne : plus de la moitié des élus sont des indépendants, qui ne militent pas au sein d’un parti, et portent la volonté de repenser en profondeur les fondements du pays.
- Ñ - ÉLECTIONS AU CHILI PROPAGANDE ÉLECTORALE
Souvent, leurs combats préfigurent le mouvement social contre les inégalités de fin 2019, qui a ouvert la voie à cet inédit processus constitutionnel. Militants pour la protection de l’environnement ou des populations autochtones, certains participaient déjà à la vie politique, dans son sens large : leurs propositions seront nourries de leurs connaissances thématiques doublées de solides assises locales, l’élection reflétant les différentes régions du pays.
Une certitude : il s’agit de l’assemblée la plus représentative de l’histoire chilienne, avec 77 femmes et 17 sièges réservés aux populations autochtones. Habités par le sentiment d’une « grande responsabilité » et un vif espoir, trois élus contactés détaillent les idées qu’ils défendront lors des neuf mois – prolongeables de trois mois – dont ils disposent pour l’écriture de la nouvelle « Magna Carta ».
Rosa Catrileo, avocate, 39 ans : « Il faut reconnaître le droit des Mapuches à récupérer leurs territoires »
|
PHOTO COLLECTION PERSONNELLE |
Elle admet avoir hésité à se présenter, face à l’ampleur de la tâche. « Mais c’était l’heure des femmes et je ne pouvais pas rester en dehors de cette opportunité historique pour le peuple mapuche à participer », raconte l’avocate mapuche à Temuco (Centre), spécialiste des dossiers traitant des droits de sa communauté.
Elle entend œuvrer pour la reconnaissance formelle des peuples indigènes – plus de 12 % de la population – avec pour référence les Constitutions de Bolivie ou d’Équateur, qui posent les bases d’un État plurinational. « Mais cela ne suffit pas, il faut reconnaître le droit des Mapuches à récupérer leurs territoires, qui ont été envahis par l’État », avance l’avocate.
Les conflits sociaux, parfois émaillés de violence, qui opposent les peuples autochtones à l’État, aux firmes forestières ou minières ponctuent la vie du pays. La lutte de Rosa Catrileo n’est pas nouvelle. Depuis ses années étudiantes, elle se mobilise pour la reconnaissance des droits des Mapuches et leur visibilité culturelle. A la mi-mai, elle a d’ailleurs voté vêtue de l’habit traditionnel propre aux jours de fête.
En octobre 2019, l’élue a observé le mouvement social « avec solidarité », sans y participer directement. « Nous, les Mapuches, nous luttions déjà, nous ne nous sommes jamais endormis », remarque-t-elle, en allusion à l’un des grands slogans du mouvement contre les inégalités, « Le Chili s’est réveillé ». Mais, au sein de l’Assemblée, elle refuse de se limiter « à un ghetto, celui des peuples autochtones – ce serait un échec », et souhaite intervenir sur des sujets transversaux, comme l’organisation de l’État, l’économie ou l’environnement : « Je vais porter la vision qui est celle du peuple autochtone, qui défend la biodiversité, et un autre modèle économique, avec l’idée que tout n’est pas transformable en richesse. »
À contre-courant des réticences qui peuvent être celles de sa communauté, elle défend le droit à l’avortement: « Les principes mapuches respectent l’individualité et la diversité. » Cette mère de trois enfants ressent « une grande responsabilité », mais nuance : « Nous, les Mapuches, nous avons une légitime méfiance et nous ne pensons pas que la Constitution va régler tous les problèmes. Mais nous avons aussi le newen [la force, en mapuche], pour relever le défi. »
Gaspar Dominguez, 32 ans, médecin : « La Constitution doit inscrire un droit à la santé pour tous »
|
COLLECTION PERSONNELLE |
Le porte-à-porte, il connaissait déjà. Pendant sa campagne, le médecin rural originaire de la capitale, Santiago, raconte avoir poursuivi le contact quotidien de proximité qu’il entretient habituellement à Palena. «Les habitants ont reconnu mon travail communautaire », affirme-t-il depuis son bureau, où trône une carte du Sud chilien, sa région d’adoption depuis six ans. « Comme médecin, je suis au premier poste d’observation des inégalités en matière de santé. J’ai une patiente sexagénaire qui est depuis trois ans sur liste d’attente pour une prothèse du genou. Elle ne peut pas marcher. Si elle avait de l’argent, elle l’aurait déjà », rapporte Gaspar Dominguez qui, lors de l’entretien vidéo avec Le Monde, porte encore sa blouse de l’hôpital public.
Lire aussi Au Chili, la parité a profité aux hommes lors de l’élection de l’Assemblée constituante
La prochaine Constitution chilienne doit inscrire « un droit à la santé pour tous, avec une couverture universelle », insiste celui qui ne se reconnaît pas dans les partis politiques traditionnels, « pourtant nécessaires ». En 2018, il milite pour l’installation de distributeurs de préservatifs dans les lycées de sa région, initiative qui a essaimé ailleurs dans le pays. « Il faut aussi garantir le droit à l’éducation, à un logement digne, à l’égalité numérique », énumère-t-il, en écho aux demandes centrales du mouvement contre les inégalités, survenu en 2019.
Sur ses réseaux sociaux, il affiche un drapeau aux couleurs de l’arc-en-ciel. « Je suis homosexuel, ce n’est ni un secret » ni un étendard, avance l’élu. « Les couples homos doivent avoir les mêmes droits que les hétéros, en matière de mariage et de filiation », estime-t-il. Au Chili, un projet visant à légaliser le mariage pour les personnes de même sexe est pour l’instant gelé au Parlement.
Où siégeront les constituants ? « Ce serait absolument déconnecté de la réalité que de siéger dans un palais de l’aristocratie », critique Gaspar Dominguez, en référence au palace du XIXe siècle mis à disposition à Santiago comme espace de travail. « Je défends la décentralisation de l’État, l’assemblée doit siéger de façon intermittente dans chaque région », poursuit-il alors que le règlement de la convention constituante doit encore être déterminé par ses membres. « Je souhaite que cette Constitution permette aux citoyens de récupérer le lien avec l’institutionnalité, pour cela il faudra que les débats se fassent au plus près de la population et dans le respect. »
Constanza San Juan, 35 ans, militante environnementale : « L’eau doit être inappropriable »
|
PHOTO COLLECTION PERSONNELLE |
Sa candidature a été « choisie » par une assemblée locale, librement constituée à Alto del Carmen (Nord) avant les élections, et Constanza San Juan veille à utiliser le pluriel pour détailler ses propositions : « Je porte la voix de celles et ceux qui m’ont désignée. » Cette diplômée d’histoire s’investit depuis près de dix ans dans la province d’Atacama, où elle milite pour la protection de l’environnement et devient l’une des figures qui emporte le combat local contre le projet minier de Pascua Lama, reconnu responsable d’importantes violations environnementales.
Constanza San Juan, 35 ans, militante environnementale. Les photos ont été prises pendant la campagne pour l’élection constituante, dans le nord du pays, dans la province d’Atacama.
Elle se définit d’ailleurs comme « une gardienne de la terre ». « Nous souhaitons récupérer tous les biens élémentaires nécessaires à la vie : les glaciers, l’eau, les bois, la mer, les sols et les sous-sols. Et les déclarer inappropriables. » L’eau, privatisée au Chili, a fait partie des thématiques centrales du soulèvement social de 2019. Les organisations environnementales dénoncent son usage démesuré par les secteurs miniers ou agricoles notamment, au détriment de la population locale. « Le problème du Chili ce n’est pas la sécheresse mais le pillage de l’eau », estime Constanza San Juan, qui souhaite en finir avec le « modèle extractiviste prédateur et néolibéral » – dont le pilier est le secteur du cuivre – et considérer l’environnement comme « un sujet de droit ».
À l’instar des autres candidats marqués à gauche, et qui forme le gros des élus de la convention, elle défend les grands droits sociaux : « Education, santé, retraites, logements dignes », ainsi que la légalisation de l’avortement. Expression de la décentralisation, selon elle, l’assemblée devrait siéger dans les différentes provinces, mais aussi assurer sa transparence et la participation des citoyens. Habitée par un grand enthousiasme et « la foi du changement », Constanza San Juan raconte se sentir prête : « Ce processus nous saisit à un moment de grande maturité, nous les mouvements sociaux. »
Régulièrement décrit comme « le laboratoire du libéralisme », le Chili peut renverser l’expérience, estime l’élue, qui voit dans le processus constitutionnel un possible exemple international : « On souhaite casser les vieux schémas, et changer réellement de modèle. » Flora Genoux (Buenos Aires, correspondante)
SUR LE MÊME SUJET :