À TRAVERS L'ARGENTINE, LE CHILI ET LE PÉROU • Sur les traces de Che Guevara
La pleine lune se détache sur la mer et étend sur les vagues ses reflets argentés. Assis sur une dune, nous contemplons le mouvement incessant de la marée. Un spectacle nouveau qui nous trouble étrangement." C'est par ces mots qu'Ernesto Guevara commence son Voyage à motocyclette [éd. Mille et Une Nuits, 1997], "cette déambulation sans but à travers notre Amérique majuscule qui m'a changé plus que je ne l'aurais cru". L'image est idyllique, mais date des années 50. Celui qui allait devenir plus tard le Che et son ami Alberto Granado se trouvent à Villa Gesel, alors paisible village de pêcheurs au bord de l'Atlantique, devenu aujourd'hui une station balnéaire proche de Buenos Aires destinée aux classes aisées. Beaucoup d'autres localités d'Amérique du Sud ont connu le même sort. San Carlos de Bariloche, par exemple. Le Che raconte dans son journal combien Alberto et lui, en route pour le Chili, avaient été fascinés par "les bois millénaires et le parfum de la nature émanant de ce village solitaire de montagne".
Aujourd'hui, Bariloche est une ville qui a grandi trop vite, remplie d'hôtels énormes et d'immenses immeubles, subissant un va-et-vient continuel de 4 x 4 chargés de touristes européens en quête d'aventure soft en Patagonie. Quand on passe au Chili, l'impression se confirme. Santiago aussi a changé.
Le Che disait que la ville ressemblait à Córdoba, une somnolente petite ville de province du nord de l'Argentine. Le quartier Bellavista avec ses gratte-ciel postmodernes de verre et d'acier est la carte de visite de la nouvelle artère qu'a fait tracer le président Ricardo Lagos. Les travaux de restauration de la Plaza de la Constitución, où se trouve le palais de la Moneda, ont été achevés à temps pour commémorer le triste trentième anniversaire du coup d'Etat de Pinochet.
Le siège du gouvernement, repeint d'un blanc éblouissant, n'est plus inaccessible : les carabineros qui montent la garde à l'entrée autorisent désormais les touristes à pénétrer dans la cour intérieure et à prendre des photos. Et ceux-là sont nombreux à s'arrêter, en repensant à ces journées tragiques, devant le monument dédié à Salvador Allende, qui, avec ses formes rappelant les sculptures futuristes de Boccioni [peintre et sculpteur italien né en 1882 et mort en 1916, l'une des grandes figures du futurisme], semble veiller sur le palais où il trouva la mort et où disparut avec lui l'utopie de l'Unité populaire. "Les gens veulent oublier le passé", affirme Antonio Hecheverria, journaliste au Mercurio, le quotidien le plus lu de la capitale. "Les rues du quartier branché de Bellavista - une succession de cafés, de pubs, de restaurants, de boutiques et de boîtes de nuit - ne désemplissent pas avant l'aube." Beaucoup de Santiaguitos s'attablent, à partir de 5 heures de l'après-midi (après le bureau), aux cafés avoisinants.
Les serveuses provocantes, court-vêtues et juchées sur des talons aiguilles, genre panoplie fétichiste, leur servent des pisco sour (le cocktail national : eau-de-vie, jus de citron, blanc d'oeuf, et quelques gouttes d'angustura). Les décolletés et les tenues hypersexy sont aussi l'uniforme des barmaids du Tantra Lounge, la discothèque culte des jeunes amateurs d'atmosphères "tantriques hyperréalistes" avec déco léopard et DJ techno. Le nord du Chili est un autre monde, où le temps est immobile. Tout n'y est que nature primitive, ciels infinis, vies de frontière. Dans le désert d'Atacama, le plus aride de la Terre, le peuple des "travellers chic" [voyageurs branchés] a trouvé sa nouvelle Mecque, entre mondanités baba cool et rituels classiques du New Age, dans cet endroit perdu au pied des Andes, devenu un puissant carrefour d'énergies positives.
Au crépuscule, de jeunes créatifs de Santiago et des posthippies venus d'un peu partout se donnent rendez-vous pour fumer un chilom d'herbe sur l'énorme dune de sable doré de la vallée de la Lune.
Le soir venu, ils se promènent dans la Calle Caracoles, la ruelle centrale de San Pedro d'Atacama, parmi les odeurs d'encens qui s'échappent des boutiques d'artisanat New Age, envoient des courriels depuis le cybercafé ou dînent dans les restaurants végétariens et bio qui prolifèrent. Les anciennes mines de salpêtre du désert, entre Iquique et Arica, sont devenues des musées d'archéologie industrielle à ciel ouvert. Il y eut ici, dans les dernières années du XIXe siècle, plus de 180 usines d'extraction et de conditionnement du salpêtre-nitrate, utilisé alors comme fertilisant [et composant de poudre à canon].
Les villes fantômes de Santa Laura et d'Humberstone n'ont pas changé depuis la visite du Che : calcinées par le soleil, avec des machines gigantesques et des bâtiments début de siècle ; Humberstone abrite même un théâtre en bois parfaitement conservé et une piscine en fer avec des plongeoirs.
Pietro Tarallo D (La Repubblica delle Donne) hebdo n° 705 - 6 mai 2004
En 1953, Ernesto Guevara a 25 ans quand il part avec son ami Alberto Granado pour un périple à moto en Amérique du Sud. Un demi-siècle plus tard, le journaliste et géographe italien Pietro Tarallo a suivi le même itinéraire. Bien sur, tout a changé !
La pleine lune se détache sur la mer et étend sur les vagues ses reflets argentés. Assis sur une dune, nous contemplons le mouvement incessant de la marée. Un spectacle nouveau qui nous trouble étrangement." C'est par ces mots qu'Ernesto Guevara commence son Voyage à motocyclette [éd. Mille et Une Nuits, 1997], "cette déambulation sans but à travers notre Amérique majuscule qui m'a changé plus que je ne l'aurais cru". L'image est idyllique, mais date des années 50. Celui qui allait devenir plus tard le Che et son ami Alberto Granado se trouvent à Villa Gesel, alors paisible village de pêcheurs au bord de l'Atlantique, devenu aujourd'hui une station balnéaire proche de Buenos Aires destinée aux classes aisées. Beaucoup d'autres localités d'Amérique du Sud ont connu le même sort. San Carlos de Bariloche, par exemple. Le Che raconte dans son journal combien Alberto et lui, en route pour le Chili, avaient été fascinés par "les bois millénaires et le parfum de la nature émanant de ce village solitaire de montagne".
Aujourd'hui, Bariloche est une ville qui a grandi trop vite, remplie d'hôtels énormes et d'immenses immeubles, subissant un va-et-vient continuel de 4 x 4 chargés de touristes européens en quête d'aventure soft en Patagonie. Quand on passe au Chili, l'impression se confirme. Santiago aussi a changé.
Le Che disait que la ville ressemblait à Córdoba, une somnolente petite ville de province du nord de l'Argentine. Le quartier Bellavista avec ses gratte-ciel postmodernes de verre et d'acier est la carte de visite de la nouvelle artère qu'a fait tracer le président Ricardo Lagos. Les travaux de restauration de la Plaza de la Constitución, où se trouve le palais de la Moneda, ont été achevés à temps pour commémorer le triste trentième anniversaire du coup d'Etat de Pinochet.
Le siège du gouvernement, repeint d'un blanc éblouissant, n'est plus inaccessible : les carabineros qui montent la garde à l'entrée autorisent désormais les touristes à pénétrer dans la cour intérieure et à prendre des photos. Et ceux-là sont nombreux à s'arrêter, en repensant à ces journées tragiques, devant le monument dédié à Salvador Allende, qui, avec ses formes rappelant les sculptures futuristes de Boccioni [peintre et sculpteur italien né en 1882 et mort en 1916, l'une des grandes figures du futurisme], semble veiller sur le palais où il trouva la mort et où disparut avec lui l'utopie de l'Unité populaire. "Les gens veulent oublier le passé", affirme Antonio Hecheverria, journaliste au Mercurio, le quotidien le plus lu de la capitale. "Les rues du quartier branché de Bellavista - une succession de cafés, de pubs, de restaurants, de boutiques et de boîtes de nuit - ne désemplissent pas avant l'aube." Beaucoup de Santiaguitos s'attablent, à partir de 5 heures de l'après-midi (après le bureau), aux cafés avoisinants.
Les serveuses provocantes, court-vêtues et juchées sur des talons aiguilles, genre panoplie fétichiste, leur servent des pisco sour (le cocktail national : eau-de-vie, jus de citron, blanc d'oeuf, et quelques gouttes d'angustura). Les décolletés et les tenues hypersexy sont aussi l'uniforme des barmaids du Tantra Lounge, la discothèque culte des jeunes amateurs d'atmosphères "tantriques hyperréalistes" avec déco léopard et DJ techno. Le nord du Chili est un autre monde, où le temps est immobile. Tout n'y est que nature primitive, ciels infinis, vies de frontière. Dans le désert d'Atacama, le plus aride de la Terre, le peuple des "travellers chic" [voyageurs branchés] a trouvé sa nouvelle Mecque, entre mondanités baba cool et rituels classiques du New Age, dans cet endroit perdu au pied des Andes, devenu un puissant carrefour d'énergies positives.
Au crépuscule, de jeunes créatifs de Santiago et des posthippies venus d'un peu partout se donnent rendez-vous pour fumer un chilom d'herbe sur l'énorme dune de sable doré de la vallée de la Lune.
Le soir venu, ils se promènent dans la Calle Caracoles, la ruelle centrale de San Pedro d'Atacama, parmi les odeurs d'encens qui s'échappent des boutiques d'artisanat New Age, envoient des courriels depuis le cybercafé ou dînent dans les restaurants végétariens et bio qui prolifèrent. Les anciennes mines de salpêtre du désert, entre Iquique et Arica, sont devenues des musées d'archéologie industrielle à ciel ouvert. Il y eut ici, dans les dernières années du XIXe siècle, plus de 180 usines d'extraction et de conditionnement du salpêtre-nitrate, utilisé alors comme fertilisant [et composant de poudre à canon].
Les villes fantômes de Santa Laura et d'Humberstone n'ont pas changé depuis la visite du Che : calcinées par le soleil, avec des machines gigantesques et des bâtiments début de siècle ; Humberstone abrite même un théâtre en bois parfaitement conservé et une piscine en fer avec des plongeoirs.
Pietro Tarallo D (La Repubblica delle Donne) hebdo n° 705 - 6 mai 2004