Le Chili est devenu un leader mondial dans la production et la commercialisation du bois. Mais la réussite économique pourrait bien laisser place à un scandale écologique et à des troubles sociaux.
Par Hugo Bréant
A Chili, dans les années 1970, la Corporation chilienne du bois (CORMA) a fait pression sur le pouvoir pour développer une législation en faveur de l’industrialisation des activités forestières. La victoire a été remportée en octobre 1974 sous la dictature Pinochet avec l’adoption du décret 701. Grâce à ce texte, les compagnies forestières, ainsi que des grands propriétaires latifundiaires, ont obtenu près de 300 000 hectares de terres que le gouvernement Allende avait offert dans sa réforme agraire aux populations indigènes, comme les Mapuches. Au delà de ces terres vidées de leur population, les compagnies bénéficiaient de larges subventions qui atteignaient parfois 90% de leur chiffre d’affaire. Ce décret, malgré le rétablissement de la démocratie chilienne, est toujours en vigueur en 2007.
Pour épargner en partie les 13,5 millions d’hectares des forêts natives naturelles, le Chili a décidé de lancer dès 1974 une politique forestière intensive. Au départ, l’on comptait environ 450 000 hectares de plantations de pins et d’eucalyptus, choisis pour leur rendement. Aujourd’hui, d’après une étude du Mouvement mondial pour les forêts tropicales (WRM), le Chili possède 2,2 millions d’hectares de ces plantations. Les activités maritimes, minières et sylvicoles représentent une part majeure des activités économiques du pays. Le bois, deuxième richesse du pays, a été très vite mis au centre des activités chiliennes. Le commerce extérieur, qui représente plus de la moitié du PIB du pays, a été ainsi encouragé dès 2004 avec la première réunion de l’APEC (coopération commerciale entre l’Asie et le Pacifique). "L’APEC place le Chili au centre du commerce mondial", avait déclaré le président chilien de l’époque, Ricardo Lagos. Cette même année, la Corporation Chilienne du bois avait donc décidé de débloquer près de deux milliards d’euros d’investissements jusqu’à 2010. L’exportation de bois qui représentait à l’époque 3% du PIB, devrait atteindre, en 2010, 4,5% du PIB, soit 3,2 milliards d’euros.
Eliodoro Matte et Anacleto Angelini, milliardaires forestiers.
La réussite est totale. Le Chili est désormais le cinquième producteur mondial de pulpe de cellulose destinée à la production de papier, avec en 2003 une production annuelle de 2,2 millions de tonnes, contre 400 000 en 1995. Plus de la moitié de la production appartient à deux entreprises, Forestal Mininco et Bosques Arauco. Eliodoro Matte, patron de CPMC, une filière de Mininco, était en 2006, selon le magazine Forbes, le chilien le plus riche avec 4,1 milliards de dollars, ce qui le plaçait au 158ème rang mondial. Juste derrière lui, Anacleto Angelini, patron de Celco, filière de Arauco, mort le 28 août 2007, était le 181ème homme le plus riche du monde avec 3,7 milliards de dollars.
Cette histoire du bois au Chili pourrait être un conte de fées capitaliste, cité en exemple par tous les grands journaux économiques mondiaux. Seulement voilà, la réalité est autre. Et devant le succès financier de l’opération, se cache en fait un drame écologique et social.
De la catastrophe écologique... :Ces plantations sont principalement situées dans les régions du Bio-Bio et de l’Araucania, où elles bénéficient d’un climat largement favorable. Progressivement, les plantations et les forêts artificielles de pins (pinus radiata) et d’eucalyptus commencent à y prendre le dessus sur les forêts natives. Cette monoculture importée crée des paysages uniformes, où les arbres se dressent là, plantés en lignes droites. Autour, il n’y a plus rien, si ce n’est les incessants flux de camions qui traversent la région pour acheminer le bois dans les usines où il est traité pour être transformé en cellulose.
Près de 80% des terres cultivables ont ainsi été recouvertes par ces cultures qui empêchent les populations locales de cultiver leurs champs. Quant aux terres qui ne seraient pas recouvertes de pins et d’eucalyptus, leur culture intensive voisine a rendu le sol totalement acide et non cultivable.
Les plantations finissent par remplacer les forêts natives.
Les plantations s’étendent très rapidement. Et ce, souvent au détriment des forêts naturelles. Et quand le processus ne se fait pas naturellement, il n’est pas rare de voir des hectares entiers de forêts natives partir en fumée ou être débités à la tronçonneuse. Lorsqu’un projet d’exploitation forestière industrielle s’implante, on peut être sûr que la forêt avoisinante va être détruite. Mais les populations locales ne peuvent que constater ces "coïncidences" et ne peuvent pas prouver les liens entre les incendies et les coupes illégales d’un côté, et les projets d’extension des compagnies de l’autre. Les faits sont pourtant là. Le Sénat chilien a voté une loi cet été qui doit permettre de protéger les forêts. Mais on a soigneusement évité d’embaucher des gardes forestiers. Les abus perpétrés peuvent donc continuer sans qu’aucune compagnie ne soit inquiétée.
Et cette destruction progressive des forêts natives a son cortège de conséquences sur la biodiversité. Ainsi, de nombreuses espèces de papillons et d’abeilles ont déjà disparu. On ne s’étendra pas sur la prophétie d’Albert Einstein : "Si l’abeille venait à disparaître, l’espèce humaine n’aurait que quatre années à vivre."
Les compagnies n’hésitent pas à étendre illégalement leurs cultures.
Enfin, au Chili, le blanchiment de la pâte à papier ne se fait pas à l’oxygène mais toujours au chlore. Les usines ne se privent pas pour rejetter tous leurs produits toxiques dans les cours d’eau qui, lorsqu’ils ne sont pas souillés sont détournés. De nombreux troupeaux appartenant à des populations locales sont morts. Les cygnes à col noir, espèce en voie de disparition, ont été très touchés par un rejet toxique de l’entreprise Bosques Arauco en 2004. En juin 2007, c’est l’entreprise Licancel, filiale d’Arauco, qui a pollué les eaux avec des matériaux lourds. Toutes les poules d’eau et les poissons de la zone ont été retrouvés morts à la surface de l’eau mettant un terme aux activités des petits pêcheurs locaux. L’entreprise aura tout de même dû verser 735 000 euros d’amende, ce qui reste peu par rapport aux bénéfices colossaux de ces compagnies.
Même si la population commence à prendre conscience, elle reste impuissante. Au rythme où vont les choses, les déforestations clandestines et l’expansion galopante des plantations commerciales pourraient venir à bout de la forêt chilienne d’ici 2030.
... au chaos social :
Les plantations forestières conduisent à un drame écologique. Mais elles sont également un facteur de troubles sociaux. Dans ces régions, la coupe du bois et la transformation en papier sont presque les uniques activités de la population. Dans les années 1990, l’effondrement des activités minières avait déjà marqué une crise sociale et économique. Les chiffres d’affaires des entreprises étant énormes, on pourrait penser que la population en bénéficie un peu. Pas du tout. Les travailleurs sont payés entre 80 et 200 euros par mois. Bosques Arauco, plus grand propriétaire terrien de la région du Bio-Bio, peut se vanter d’un bénéfice de 600 millions d’euros par an. Dans le budget total, le salaire des ouvriers représente une part de 1%. Le chômage atteint des sommets, bien au delà des 8% de la moyenne nationale. Et 30% de la population vit sous le seuil de pauvreté.
5000 ouvriers forestiers font front contre l’entreprise Bosques Arauco.
En avril 2007, près de 5000 ouvriers forestiers d’une entreprise sous-traitante de Bosques Arauco ont décidé de mettre fin à cette injuste répartition. Mais le code du travail chilien étant un des plus grands héritages de la période dictatoriale, on a simplement répondu aux grévistes que les sous-traitants ne pouvaient rien faire. La grève a été jugée illégale. Chaque syndicat devant négocier séparément avec son propre patron. Dès le mois de mai, les grévistes ont réussi à faire bloc et ont enclenché une grève illimitée pour obtenir la satisfaction de leurs 23 points de revendication. Les grévistes voulaient une augmentation de 40% de leur salaire, une amélioration des conditions de travail, le paiement des heures supplémentaires, une prime pour Noël, mais aussi des choses aussi simples que l’installation de sanitaires dans leurs locaux.
Mais le 3 mai, lors de l’occupation pacifique d’une route menant à une usine de cellulose, le pouvoir chilien a décidé de briser le mouvement, bafouant ainsi des droits aussi basiques que le droit à la grève et à la libre expression. Les violences policières se sont abattues sur la foule et un jeune ouvrier de 26 ans, Rodrigo Cisternas, est mort, tué par balles. Réagissant à la mort de son camarade, Nelson Gutierez, expliquait que "les CRS ont protégé les biens de l’entreprise avant nos vies." Une enquête de la justice militaire a été ouverte. Mais le ministre de l’Intérieur, Belisario Velasco, a tranché. La police a fait son devoir. Le droit de manifestation est donc clairement prohibé au Chili. Le 6 mai, les funérailles de Rodrigo Cisternas se sont déroulées et près de 20 000 personnes se sont réunies. L’Etat n’a pas cru bon d’envoyer un de ses représentants.
La police a tué un jeune conducteur de grue lors de la manifestation pacifique.
Devant la pression, le 9 mai, le ministre du Travail a consenti une augmentation de salaire pour les 12 000 sous traitants et a expliqué que la législation en vigueur serait enfin appliquée. Les indemnisations des familles des accidentés ou des années de service seront respectées. On compte pas moins de 30 décès par an par accident. Enfin, on a décidé, et la chose est vraie, de ne plus répandre les pesticides et les fongicides par avion sur les zones ou les travailleurs vivent. On arrosera seulement les forêts et on arrêtera d’intoxiquer les ouvriers et leurs familles.
Petite réflexion finale :
Les entreprises forestières réalisent des profits colossaux depuis quelques années. Mais leurs activités intensives se font au détriment de la biodiversité et de l’écosystème du sud Chili et sans prêter attention aux travailleurs et à leurs droits. Il est important de préciser que la "gauche" chilienne, social-démocratie calquée sur les modèles européens, de Michelle Bachelet, encourage ce système. Le modèle capitaliste du pouvoir chilien facilite la commercialisation et la surexploitation du bois, mais n’est en rien libéral sur un plan politique ou social. Le gouverneur de la province d’Arauco, Alvaro Rivas, nommé par la présidente chilienne, a été le premier à justifier ce meurtre en disant que la police avait fait "respecter la loi". Voilà donc ce qu’est le modèle chilien, ce modèle de la gauche moderne. Le pouvoir politique donne son blanc-seing aux puissances économiques pour souiller l’environnement et bafouer les droits de l’Homme.