vendredi, octobre 30, 2020

CHILI : JOURNÉE NATIONALE DES EXÉCUTÉS POLITIQUES

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AFFICHE COMMEMORATIVE DE L'AFEP
DESSIN JOSÉ BALMES 2009
 

L’exécution politique est une des formes de violation des droits de l’homme et fut utilisée de manière systématique par la dictature chilienne entre 1973 et 1990, comme moyen d’imposer le terrorisme d’État.

En hommage aux milliers de Chiliennes et de Chiliens assassinés par des agents de l’État sous la dictature d’Augusto Pinochet, la présidente de la République, Michelle Bachelet, a décrété le 30 octobre Journée nationale de l’exécuté politique.

La présidente, qui a placé ce jour comme le «renouveau de l’engagement avec les Chiliens, afin que» «  plus jamais » la vie humaine ne soit écrasée par l’État » l’a instauré en 2009 comme une formalisation de cet hommage qui était déjà commémoré par l'Association des familles des exécutés politiques (AFEP), mais qui n’avait pas un caractère institutionnel.

Plus de 30 ans après la fin de la dictature, la lutte pour la vérité et la justice se poursuit dans la plupart des cas.

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LES FOURS À CHAUX DE LONQUÉN, UN 
DES PREMIERS CHARNIERS CLANDESTINS 
DE LA DICTATURE CHILIENNE MIS À JOUR 
EN 1978 - PHOTO LUIS NAVARRO

jeudi, octobre 29, 2020

CHILI: «LA DROITE CHILIENNE DANS SON LABYRINTHE»

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« Victoria »
« BIC TOIRE.»
DESSIN LAUZAN

 

Nous avons vécu des moments d’adversité et ce soir, tous les Chiliens méritent d’être reconnus pour le courage, la résilience dont ils ont fait preuve en ces temps difficiles.» C’est ainsi qu’a débuté le discours [effectué lors du remaniement du gouvernement de juillet 2020] du président Sebastián Piñera, au cours de sa troisième année marquée par la pandémie, l’effondrement des sondages [12% d’opinion favorables en juin 2020] et le remaniement gouvernemental qui a attribué à des secteurs les plus durs de la droite des positions clés. Cela se synthétise par l’arrivée au ministère de l’Intérieur de Víctor Pérez, connu pour sa proximité historique avec Pinochet.

Par Noam Titelman

6Temps de lecture 22 min 50 s

Ce changement a été forcé par l’effondrement de la coalition au pouvoir, suite à une rébellion sans précédent des parlementaires pro-gouvernementaux contre leur propre gouvernement lorsqu’ils ont voté sur le projet de loi de l’opposition qui permettrait aux Chiliens de retirer 10% des fonds épargnés dans les mains des administrateurs des fonds de pension (AFP: Administration des fonds de pension). Tout cela se déroule dans un climat de débat constitutionnel, avec un référendum qui a dû être reporté en raison de la pandémie et qui aura finalement lieu le 25 octobre, moment où la population décidera si elle veut laisser derrière elle la Constitution approuvée en 1980, sous la dictature de Pinochet. 

Il ne restait pas grand-chose du slogan optimiste de la campagne électorale qui l’a accompagné pendant les premières années du gouvernement de Sebastián Piñera: «Le cœur en l’air, des temps meilleurs arrivent». Dans ces moments, qui semblent si lointains, le gouvernement de Sebastián Piñera était considéré comme le pilier d’une nouvelle droite qui en était venue à dominer la scène politique face à un centre-gauche divisé et affaibli. Mais qu’est-ce qui explique le passage de la promesse de «temps meilleurs» à la reconnaissance de «temps difficiles»? Pourquoi le projet de Sebastián Piñera d’une nouvelle droite a-t-il fini par s’effondrer?

Il y a plusieurs explications et elles s’entremêlent. Certains aspects trouvent leur origine dans le chemin ardu parcouru par la droite chilienne depuis son passé pinochetiste jusqu’à sa réédition en tant que force de gouvernement soutenue par une majorité démocratique. Il y a également des aspects propres à la gestion et à la conception du gouvernement de Piñera. Et, sous tout cela, il y avait les forces tectoniques d’un Chili en mutation, se rebellant contre ce qui avait été sa trajectoire pendant au moins 30 ans.

La droite chilienne

Après la dictature d’Augusto Pinochet, la droite chilienne est entrée dans le débat démocratique marqué par la scission issue du plébiscite du 5 octobre 1988 [55,99% des votants s’opposèrent à la prolongation au pouvoir jusqu’en 1997 de Pinochet, et 44,01% soutenaient le dictateur] et la fin du régime militaire [mars 1990]. Toutes les tensions du passé ont soudainement été intégrées dans la mise en place du référendum du 25 octobre 2020. Ceux qui soutenaient l’option du «non» à la continuité du régime allaient former la coalition de centre-gauche qui allait gouverner le pays pendant la lente transition démocratique, baptisée la Concertation des partis pour la démocratie. Ceux qui ont soutenu l’option du «oui» sont devenus une force de résistance, protégeant l’héritage de la dictature, son système économique, politique et social, un modèle symbolisé, avant tout, par la Constitution de 1980.

Du point de vue d’une guerre de position et de la défense de l’héritage de Pinochet, il n’est pas surprenant que les premiers résultats de la droite aux élections présidentielles (1989 et 1993) aient été remarquablement maigres. En fait, lors des deux consultations, le centre gauche s’est imposé, dès le premier tour, avec plus de 50% des suffrages. Secouée par ces mauvais résultats, la droite a entamé une adaptation programmatique progressive, rapprochant ses positions de celles de la Concertación. Cette modération programmatique a porté ses fruits et, lors des élections de 1999, elle a permis d’obliger à un second tour. Enfin, le grand saut dans l’histoire de la droite a été fait avec la première candidature de Sebastián Piñera à la présidence en 2009 [premier mandat de mars 2010 à mars 2014]. Pour la première fois en 50 ans, la droite est entrée au gouvernement par le biais d’une élection. Ce n’est peut-être pas une coïncidence si Sebastián Piñera a été l’une des rares références de droite à avoir rejoint l’option du «non» en 1988, et avec sa victoire, il semblait consolider le décrochage de la droite par rapport à l’histoire de Pinochet.

Lorsque la droite a perdu en 2013, après le premier gouvernement de Piñera, elle l’a fait au profit d’une coalition de centre-gauche très différente de celle à laquelle elle était confrontée depuis la fin de la dictature. La nouvelle coalition, appelée la nouvelle majorité, était dirigée par Michelle Bachelet, qui se présentait pour un second mandat non consécutif [premier mandat de mars 2006 à mars 2010; second mandat de mars 2014 à mars 2018]. L’alliance a intégré pour la première fois le Parti communiste et est arrivée avec un programme audacieux de réformes du modèle économique de la transition. Elle a y compris remis en question la légitimité de la Constitution qui avait régi pendant toute cette période. Dans les domaines de l’éducation, de la fiscalité, des retraites et d’autres domaines de la politique sociale, la nouvelle coalition tournait le dos à son passé de Concertation et a adopté un programme de réformes important.

Soudain, Piñera et la droite semblent avoir une opportunité inattendue. Si le centre-gauche renonçait à l’héritage de la Concertación, la droite pouvait le prendre. Selon ses dirigeants et ses principaux points de référence politique, le centre-gauche s’était égaré, poussé à gauche et enhardi par les mobilisations étudiantes massives de 2011. La faible croissance économique du nouveau gouvernement majoritaire, les difficultés de gestion politique, qui se sont terminées par une rupture de la coalition, ainsi que les mauvais résultats des sondages pendant une grande partie de la deuxième présidence de Michelle Bachelet ont été interprétés comme une validation de cette interprétation. Et Sebastián Piñera s’est alors également préparée à briguer une deuxième présidence.

Ainsi, deux idées fortes ont marqué la campagne de Sebastián Piñera en 2017. D’une part, démanteler et arrêter tous les processus réformistes que le gouvernement Bachelet avait initiés et, d’autre part, ramener le Chili sur la voie de la transition démocratique des années 1990, mais cette fois-ci avec une coalition de droite qui prend la place de la Concertación. Ce serait le moment pour cette «nouvelle Concertación de droite» de créer les majorités nécessaires pour gouverner. Comme l’a expliqué le candidat Sebastián Piñera: «Notre tâche est de mener et de réaliser une transition aussi exemplaire que la première transition, vers un pays développé sans pauvreté». La droite était convaincue qu’en reprenant le chemin des années 90, on retrouverait l’élément le plus important: la croissance économique. Car, comme l’avait dit l’ancien président indépendant de gauche et leader emblématique de l’époque de la Concertación, Ricardo Lagos [président de mars 2000 à mars 2006, Parti pour la démocratie], «tout le reste n’est que musique». Pour renforcer sa narration de campagne électrorale, la candidature de Piñera a même inclus des images d’archives de Patricio Aylwin [démocrate-chrétien], le premier président de la «Concertación» [mandat de mars 1990 à mars 1994], sur son clip de télévision.

Malgré ce que les sondages prédisaient, le résultat de Sebastián Piñera au premier tour en novembre 2017 a été plutôt médiocre. Les 36,6% obtenus contrastent avec certaines prévisions qui annonçaient même une victoire sans ballottage. Le résultat électoral a suscité une telle nervosité que Sebastián Piñera a dû assouplir la contre-réforme proposée et s’engager à maintenir au moins des avancées du gouvernement précédent, comme la gratuité de l’enseignement universitaire pour 60% des étudiants disposant de moins de ressources. En outre, le deuxième tour a été marqué par un élément supplémentaire: l’utilisation de craintes irrationnelles selon lesquelles, si le centre-gauche gagnait à nouveau, le Chili suivrait la voie du Venezuela, une menace qui a pris la forme du terme «Chilezuela», popularisé par un dirigeant de droite. Le changement de discours – outre la faiblesse du candidat progressiste Alejandro Guillier [indépendant, il défend le bilan de Michelle Bachelet qui est assez peu apprécié] – semble avoir porté ses fruits en rendant possible une grande victoire de la droite avec 54,5% des voix.

Au-delà du revers du premier tour (et des faibles taux de participation électorale qui ont marqué les élections chiliennes au cours de la dernière décennie), le second gouvernement de Sebastián Piñera est entré en fonction avec la conviction d’avoir reçu un mandat clair. Cette conviction a été réaffirmée par un article dans The Economist qui semble donner raison au nouveau président dans son projet. Selon ce média [très idéologisé à droite], la victoire éclatante de Sebastián Piñera a réaffirmé les tendances centristes des Chiliens. De plus, comme si les médias avaient basé leur analyse sur la campagne du candidat de centre-droit, l’article explique le succès de Piñera à partir des projets mal conçus du gouvernement Bachelet et leur nature gauchisante. L’article conclut en précisant que le succès du nouveau gouvernement dépendra de sa capacité à reprendre la voie de la Concertation. Pour un président connu pour ses obsessions ayant trait à son image à l’étranger, il n’y avait pas d’article plus favorable à son projet.

Le premier mandat de Piñera

La première partie de la deuxième administration Piñera a été marquée par la mise en œuvre du projet de démantèlement des réformes de Bachelet. L’une des premières actions importantes, quelques jours après l’entrée en fonction, a été d’écarter le projet de nouvelle constitution du gouvernement précédent. A l’Institut chilien d’administration rationnelle des entreprises (ICARE), le ministre de l’Intérieur Andrés Chadwick [Union démocratique indépendante] a expliqué comme suit ses objectifs pour 2018: «Nous avons une classe moyenne importante, solide et stable, ce qui est la clé pour construire un projet d’avenir (…) c’est une classe moyenne modérée qui croit en elle-même (…) Nous avons une démocratie très stable, qui a permis des alternances et des périodes de développement (…) nous ne voulons pas qu’avance le projet de nouvelle constitution présenté par Michelle Bachelet».

De même, la réforme du système de retraite proposée par Bachelet, qui prévoyait un petit supplément de solidarité à côté du pilier par capitalisation individuelle aux mains de l’AFP, a été écartée. En outre, le gouvernement a introduit une contre-réforme fiscale qui visait à annuler l’augmentation des impôts du gouvernement précédent, en réduisant les impôts d’environ 800 millions de dollars, principalement sur les 3% des plus grandes entreprises du pays. Ce programme de contre-réforme s’est déroulé dans le contexte d’un parlement où la droite était minoritaire.

Cependant, le gouvernement disposait de deux atouts majeurs: d’une part, l’hyper-présidentialisme du système chilien lui permettait de contrôler le programme législatif et, d’autre part, l’opposition était affaiblie et fissurée, presque incapable d’exister dans le débat public ou même de se coordonner pour mettre fin à ces revers. De plus, au sein des démocrates-chrétiens (DC), qui furent une partie essentielle de la Concertación puis de la Nouvelle Majorité, un secteur important partage le diagnostic de la droite sur ce qui a été réalisé avec la Nouvelle Majorité et affirme son désir de revenir sur la voie de la Concertación. Ce ne sont pas les grands accords auxquels Piñera aspirait pendant la transition démocratique, mais de cette façon, avec les votes de la DC, le gouvernement a réussi à contourner le législatif et à avancer sur plusieurs de ses projets, tout en approfondissant le déclin de l’opposition.

Peu après son entrée en fonction, le niveau de popularité du président a commencé à baisser fortement et s’est rapproché de celui de l’ancienne présidente Michelle Bachelet [en fin de mandat elle obtenait 23% d’opinion favorables selon l’enquête de référence: CEP]. Après tout, comme prévu, un simple programme visant à démanteler ce qui avait été fait par le gouvernement précédent n’est pas particulièrement captivant. De plus, les résultats économiques obtenus étaient loin de ce qui avait été promis et le gouvernement était confronté à une faible croissance et à un chômage qui commençait à s’aggraver dangereusement. Ainsi, en l’absence de données économiques positives, le gouvernement a trouvé trois veines à exploiter et à satisfaire pour au moins sa base: la criminalité, l’immigration et l’agenda international. La question qui a été exploitée avec le plus de véhémence par le président a été l’agenda international. En plus de participer activement à la campagne de dénonciation du régime de Nicolás Maduro (qui a trouvé un écho dans sa base suites aux mises en garde contre le «Chilezuela»), Piñera a joué un rôle de premier plan dans la formation du Forum pour le progrès de l’Amérique du Sud [ProSur: dont la première réunion s’est tenue à Santiago en mars 2019, avec la présence, entre autres, de Mauricio Macri, d’Iván Duque, etc.]. Le président a vu dans l’émergence de ces organismes la possibilité de s’affirmer comme une figure de proue de l’art de gouverner, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. 2019 devait être l’année marquant les objectifs d’étape qui devaient la mettre en relief. En particulier, deux événements étaient très attendus au Chili: la conférence des Nations unies sur le changement climatique (COP-25) et la réunion du Forum de la coopération économique Asie-Pacifique (APEC).

PHOTO BRITISH MUSEUM
En outre, à l’approche de ces rencontres, Piñera a fait une série de déclarations quelque peu exaltées à la presse étrangère, dans lesquelles il parlait de «l’oasis chilienne» au milieu d’une Amérique latine frappée de convulsion et annonçait comment, face aux chants des sirènes du populisme, il ferait comme dans l’histoire d’Ulysse [roi d’Ithaque], en mettant des «bouchons d’oreille» pour ne pas tomber dans la tentation [1].

Et puis il y a eu l’explosion sociale d’octobre

Tout a commencé par la convocation d’un groupe de lycéens. Ils ont appelé à éviter de payer le métro en guise de protestation contre l’augmentation du prix du ticket de 30 pesos. Comme ils l’avaient fait lors de précédentes manifestations. Piñera les a catalogués comme une sorte de vandales. Et sur cette question de fond, il a simplement répondu que c’était un groupe d’experts qui avait déterminé l’augmentation en raison du coût plus élevé de l’énergie et de la variation de la valeur du dollar. Cinq jours plus tard, la vague de révoltes s’est étendue au-delà du métro et a abouti à l’incendie et au pillage de plusieurs établissements, dont le bâtiment de l’une des principales entreprises énergétiques du Chili. Ils protestaient contre le gouvernement, contre le modèle, mais surtout contre les 30 dernières années. Leur slogan principal est devenu «Ce n’est pas 30 pesos, c’est 30 ans».


Cette «classe moyenne», dont Andrés Chadwick avait fait l’éloge pour sa modération, est descendue dans la rue et a souhaité des changements fondamentaux, allant au-delà de «l’institutionnalisme». Le gouvernement a déclaré l’état d’urgence et s’est tourné vers l’armée pour garder les rues de Santiago et réprimer le mouvement. Un couvre-feu total a même été décrété, ce qui n’était plus arrivé dans la ville depuis la dictature militaire. Cela n’a servi à rien. Le 25 octobre 2019, près de trois millions de personnes sont descendues dans la rue pour manifester, dont plus d’un million rien qu’à Santiago, ce qui est peut-être la marche la plus massive de l’histoire du pays. Le programme du gouvernement serait mis sens dessus dessous. Il va sans dire que la réunion de l’APEC et la COP-25 ont tous deux été suspendues. Le premier moment du mandat du gouvernement est terminé.

Le deuxième partie du mandat de Piñera

Probablement, aucun gouvernement n’aurait été prêt à faire face à une crise comme celle de l’explosion sociale. Cependant, il ne fait aucun doute que Sebastián Piñera et son gouvernement étaient particulièrement mal équipés pour faire face à un mouvement comme celui qui a eu lieu en octobre 2019. La première tentative de marginalisation du mouvement social, faisant appel à l’existence d’un «ennemi puissant» qui serait derrière les manifestant·e·s, est tombée dans l’oreille d’un sourd en raison du soutien impressionnant dont bénéficiait le mouvement. De même, les tentatives d’attribuer ce qui est arrivé à des interventions étrangères ou à la gauche nationale, au Parti communiste et au Frente Amplio [coalition formée en 2017 réunissant 14 mouvements et partis, sa candidate aux élections présidentielles a réuni 20,27% des suffrages exprimés], ne cadraient pas avec un mouvement qui n’obéissait pas aux logiques politiques traditionnelles, encore moins à celles partisanes. En outre, la répression brutale a mis en lumière les graves problèmes de respect des droits de l’homme qui persistaient chez les Carabineros. Quatre rapports internationaux, dont ceux d’Amnesty International et de Human Rights Watch, se sont prononcés sur le sujet, affaiblissant encore davantage le soutien au gouvernement. Ainsi, sa popularité, et en particulier celle du président, a atteint un creux historique avec à peine 6% d’approbation dans les sondages. Il ne restait rien ou presque rien de l’«oasis» de Piñera. Et le diagnostic politique initial sur lequel reposait la candidature de droite s’effondrait.

Peu à peu, le président se devait de céder sur chacun des aspects centraux de son programme. Le premier renoncement a porté sur la hausse du prix du ticket de métro. Quelques jours seulement après l’avoir clairement refusé de reculer, le président a fait marche arrière et a annoncé qu’il avait «écouté» le peuple. Mais ce n’était que le début. La réforme fiscale qui devait défaire les avancées du gouvernement précédent et réduire les impôts des plus riches a été complètement modifiée, en supprimant les réductions d’impôts et en ajoutant de nouveaux impôts (une taxe sur les gros actifs immobiliers), afin de financer des dépenses sociales. De même, la nouvelle réforme des retraites de Piñera comprend désormais un élément de solidarité, encore plus important que celui du projet proposé par Bachelet. Finalement, un des abandons les plus douloureux pour la droite, résida dans l’acceptation du gouvernement d’entamer un processus de modification constitutionnelle pour mettre fin à la Constitution de 1980. Un processus, bien sûr, qui est beaucoup plus audacieux en termes de participation des citoyens et citoyennes que celui envisagé par Bachelet. En effet, le projet de démantèlement de la constitution de 1980 avait été complètement démantelé. De plus, au sein de la même coalition de droite, l’idée a commencé à s’imposer que c’était une erreur de bloquer et de combattre les réformes proposées par le gouvernement précédent. Il ne s’agissait pas simplement d’un égarement ou d’une hardiesse, mais qu’en réalité s’étaient produits des changements dans la société chilienne auxquels une «Concertación de droite» ne pouvait pas faire face. En se concentrant exclusivement sur les améliorations économiques au sens étroit du terme, reflétées dans les chiffres macroéconomiques de ces 30 années, on a caché à quel point les fondements sociaux sur lesquelles l’économie est basée pouvaient devenir intolérables. Cette fois, écouter cette «musique» mentionnée par l’ancien président Ricardo Lagos était la chose la plus importante.

Comme pour prouver définitivement que le projet d’une Concertación de droite était mort, The Economist, qui avait avec tant de certitude soutenu le projet piñerista de relance de la modération concertacioniste, se demanda pourquoi les Chiliens étaient si en colère. Il déclara, en guise de défi lancé au Chili, de «remodeler le modèle», avec des réformes de la santé et des retraites et une augmentation significative des dépenses budgétaires. Un défi, selon ce média, qui ne serait rien de moins pour le Chili que de «se réinventer».

La deuxième partie du mandat de Sebastián Piñera a signifié la fin d’une bonne part de son projet, celle qui cherchait à arrêter les changements progressifs. Cependant, la crise aiguë et la pression volontariste d’engager le processus constitutionnel, grâce à un large accord qui incluait la droite jusqu’à des secteurs du Frente Amplio, en passant par toute l’ex-Concertación, ont donné les traits d’une refondation épique à la narration présidentielle, bien que cela se soit parfois produit malgré le président. En particulier, le processus constitutionnel comprenait d’entrée un référendum dans lequel les citoyens se déclareraient pour ou contre la formulation d’une nouvelle constitution. Contrairement à 1988, une partie importante de la droite était favorable au changement. La figure présidentielle était affaiblie à un niveau rarement vu auparavant. Cependant, de manière imprévisible, si le processus se déroulait bien, Piñera pourrait être couronné comme le chef de la droite qui lui a permis de laisser définitivement derrière lui son passé de Pinochet et de résistance et de la rendre accessible les majorités nationales. Piñera n’aurait pas la reconnaissance populaire ou la reconnaissance en tant qu’homme d’État qu’il recherchait, mais au moins il s’assurerait une place dans l’histoire.

Et alors arriva la pandémie. L’arrivée de la pandémie a modifié le scénario de plusieurs façons. Tout d’abord, les rassemblements de personnes se sont arrêtés, ainsi que les manifestations de rue. Ensuite, l’opinion publique a changé. Face au danger imminent pour la vie, nombreux donnèrent une nouvelle chance au gouvernement et au président. Comme pour finir de confirmer la parenthèse, il a été convenu de manière convenue et avec le soutien populaire de faire repousser la date du référendum d’avril à octobre 2020. Un choc externe inattendu avait donné au gouvernement Piñera un délai supplémentaire.

Le temps supplémentaire accordé à Piñera

Le point culminant de la première administration de Sebastián Piñera fut le sauvetage de 33 mineurs coincés dans une mine effondrée [le 5 août 2010]. Pendant la longue opération de sauvetage [69 jours avant d’être extraits par un étroit conduit de 66 cm de diamètre], l’attention de tout le pays s’est portée sur les efforts du gouvernement pour sauver les mineurs. L’appui adressé alors au président s’était démultiplié. Certains s’attendaient à ce qu’une telle chose se reproduise avec la pandémie. C’était l’occasion de montrer qu’au-delà de la gestion politique ou de son projet pour le pays, la droite pouvait être efficace et efficiente pour contenir le Covid-19. Non seulement elle contrôlerait le virus, mais elle le ferait avec un minimum de restrictions, en affectant le moins possible l’économie. Pour un gouvernement obsédé par son image internationale, un constat de la BBC confirmant ces perceptions fut crucial. La pression était si grande pour montrer que le Chili, une fois de plus, était l’élève exemplaire, qu’ils ont pris soin de faire une mise en scène à la Moneda, en précisant pourquoi le Chili avait fait mieux que l’Argentine. Cette stratégie semblait porter ses fruits avec une augmentation de la popularité du président qui, selon certains sondages, revint au même niveau qu’avant le soulèvement du 18 octobre.

Cependant, un malaise croissant apparut rapidement avec la gestion économique de la pandémie par le gouvernement. Ce dermier avait insisté sur un transfert minimum de ressources financières, complété par des cartons de nourriture, tout en restant dogmatiquement fidèle au principe de dépenses ciblées et d’économies budgétaires.

Ces deux types d’aide ont été perçus par la population comme étant d’une ampleur insuffisante. En outre, elles n’ont porté que sur les cas les plus extrêmes de pauvreté, laissant de côté d’importants secteurs de la société touchés par la pandémie. L’idée qu’avec ces contributions minimales, il suffirait que les gens restent chez eux et n’aillent pas travailler est absurde, voire à un caractère méprisant. Le malaise s’est traduit par des protestations et, rapidement, par une baisse importante du soutien au président. Ce dernier avait perdu une occasion unique et revivait sa crise. Une fois de plus, l’économisme excessif a joué un sale tour au gouvernement. En outre, alors que les chiffres du Chili commençaient à s’aggraver et que le pays devenait l’un des pays les plus touchés au monde par la pandémie, la pression pour prendre des mesures plus substantielles avec des confinements prolongés a commencé à augmenter et la résistance du ministère de la Santé à ces mesures est devenue de plus en plus insoutenable.

Le jugement des médias internationaux a été unanime dans sa critique des actions gouvernementales. Le débat renvoie à l’explication de l’explosion sociale et à l’incompréhension par l’élite nationale des nouveaux acteurs sociaux. C’est d’abord le tour de l’agence Bloomberg et du magazine conservateur National Review qui expliquent la mauvaise gestion de la pandémie, une fois de plus, par la déconnexion sociale du gouvernement. Il a tenté de mettre en place des mesures sans comprendre la pauvreté qui existe dans le pays, sans connaître les gens qu’il gouverne. Puis The Economist a critiqué la lenteur et l’inefficacité de l’action du gouvernement dans son soutien, à nouveau le résultat d’une déconnexion provoquée par sa croyance en sa réussite.

Le plus grand coup porté au gouvernement viendra de sa propre coalition. L’opposition a mis en avant un projet qui permettrait aux Chiliens de retirer un pourcentage important de leurs économies, qui sont gérées par le système privé de retraite. Derrière ce projet, il y avait, en partie, une critique du système de retraite, mais surtout une demande populaire d’accès à l’aide économique que le gouvernement n’a jamais correctement fournie. Cette critique était particulièrement forte dans les secteurs à revenus moyens qui ne s’inscrivaient pas dans le paradigme du ciblage des dépenses d’appui du gouvernement. Le projet a bénéficié d’un gigantesque soutien des citoyens. Il a atteint environ 86% (selon les sondages) et a fait tomber les barrières à droite et à gauche. Là encore, la nouvelle classe moyenne n’était pas prête à accepter les vues orthodoxes et le cadre institutionnel des 30 dernières années. Cette mesure nécessitant une réforme constitutionnelle, un quorum (parlementaire) spécial a été nécessaire pour l’approuver. Les votes de l’opposition n’ont pas suffi. Mais ni les appels du président ni ceux des principaux chefs d’entreprise n’ont pu empêcher un nombre important de parlementaires de se rebeller contre leur coalition et d’approuver le projet. Le changement de cabinet qui a suivi la défaite du gouvernement n’avait qu’un seul objectif: mettre de l’ordre dans sa propre maison.

Face au risque que la coalition soit défaite par la rébellion des secteurs de droite, Sebastián Piñera a décidé d’intégrer l’aile la plus dure de sa coalition dans son cabinet. Les conséquences de ce choix furent doubles. D’une part, il a réussi à récupérer un certain soutien parmi les siens. Mais, d’autre part, il s’agissait de la fin définitive de la tentative de renouvellement de Piñera. La coalition de droite se définit de plus en plus par son rejet du processus de réforme de la constitution, y compris par ceux qui ont ouvert cette porte. Et cet alignement autour du rejet s’est clairement reflété dans le nouveau cabinet. Le temps supplémentaire accordé au gouvernement était terminé.

Courir seul et arriver en deuxième position

Il est devenu courant de dire que le gouvernement de Sébastián Piñera, après le dernier changement de gouvernement, est fini. En fait, il serait plus correct de dire qu’il souffre d’un phénomène répandu: celui du «canard boiteux». En d’autres termes, à ce stade, le débat public est presque entièrement axé sur la réflexion portant sur ce qui viendra après la fin du gouvernement, sur ce qui attend le Chili d’après Piñera.

Il semble cependant que le diagnostic fait par le piñerismo était assez correct. La «nouvelle classe moyenne» joue un rôle majeur dans le destin du Chili. L’erreur a été d’attribuer à ce groupe social les aspirations d’une partie de l’élite chilienne, comme si le fait de répudier ou de craindre de suivre le chemin du Venezuela équivalait à vouloir revenir aux années de la Concertación et à arrêter tout changement progressif. À ce stade, continuer à insister sur le fait qu’une majorité de la classe moyenne s’identifie au centre et aspire à revenir sur la voie des années 1990 ne peut être compris que comme une nostalgie volontaire de l’élite qui a mené ce processus du centre-gauche et du centre-droit.

Cette classe moyenne n’est ni du centre, ni de la gauche, ni de la droite, ce qui se traduit par le fait que, contrairement aux années 1990, seuls 7% de la population s’identifient au centre et que près de 65% ne s’identifient à aucune position sur l’axe gauche-droite. Quelle que soit la façon dont on juge cette période, la vérité est que, au cours des 30 dernières années, il y a eu un processus de découplage entre cette classe moyenne et la traduction politique qui cherche à la représenter.

Il existe une célèbre première de journal qui a été publiée après le plébiscite de 1988: «Il a couru seul et est arrivé deuxième», en référence à la défaite de Pinochet. Il semble que quelque chose comme cela soit arrivé à l’aile droite de ce gouvernement. Sur le terrain l’opposition, divisée et presque sans leadership, fut pratiquement absente du débat. L’affaiblissement et la désintégration de la droite ont le goût particulièrement douloureux d’avoir été auto-infligés. Le point culminant de cette impression a été la préférence de ce secteur pour l’option de rejet du nouveau processus constitutionnel, avec un cabinet gouvernemental qui, à quelques exceptions près, a été perçu comme un «cabinet de rejet».

Le paradoxe est que Piñera, qui a passé sa vie politique à pousser sa base à sortir de la tranchée dans laquelle elle s’était enfermée par son «oui» du référendum de 1988, peut finir par ancrer la droite dans une nouvelle position de résistance au changement. Une position, celle du rejet, qui, si les sondages sont justes dans leurs prévisions, pourrait attirer moins de soutien que celle de Pinochet à la fin des années 1980 [ce qui fut le cas lors du vote du 25 octobre 2020 avec seulement 21,73% pour le «rejet» de la réforme constitutionnelle].

Pour l’opposition, la campagne pour l’«approbation» du référendum devient la première occasion depuis longtemps de créer des espaces d’unité. Elle a même réussi à générer une coordination qui réunit le Frente aplio et le Parti communiste ainsi que la Démocratie chrétienne et les autres partis de l’ancienne Concertación. Il reste à voir si cette coordination naissante débouchera sur de nouvelles articulations à long terme.

En tout cas, la campagne référendaire est considérée par beaucoup comme une occasion de structurer la force de l’élan social et de l’exprimer par l’entrée de nouveaux acteurs en politique. Le Chili aborde un processus constituant avec un vide de pouvoir notoire. Ni la gauche, ni le centre, ni la droite ne semblent avoir la capacité de diriger de façon assez transversale de nouveaux acteurs sociaux qui se méfient de tous. Tous les secteurs de la politique chilienne parcourent leurs propres labyrinthes. Ceux qui veulent diriger ce nouveau cycle qui commence par le processus constituant feraient bien d’observer les résultats des deux derniers gouvernements et, dans un équilibre tendu entre conviction idéologique, rigueur technique et volonté populaire, d’écouter cette «musique». (Article publié dans la revue Nueva Sociedad, numéro 289, septembre-octobre 2020; traduction rédaction À l’Encontre)

_______

[1] Ulysse élabora un plan qui lui permettrait d’écouter le chant ensorcelant des sirènes sans risquer le naufrage. Il boucha les oreilles de son équipage avec de la cire fondue et se fit attacher au mât. Tandis qu’Ulysse, ensorcelé par le chant des sirènes, suppliait son équipage de le détacher, ce dernier était à l’abri de toute tentation grâce à ces « bouchons d’oreille », et tous purent passer l’île sans encombre. (Réd.)

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PHOTO MARTIN BERNETTI 

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mercredi, octobre 28, 2020

CHILI : À SANTIAGO, LA PLACE D'ITALIE EST DEVENUE LE SYMBOLE DE L'AFFRONTEMENT ENTRE LE MOUVEMENT SOCIAL ET LE GOUVERNEMENT

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 «CHILI : À SANTIAGO, LA PLACE D'ITALIE EST DEVENUE LE SYMBOLE DE 
L'AFFRONTEMENT ENTRE LE MOUVEMENT SOCIAL ET LE GOUVERNEMENT» 
  JUSTINE FONTAINE, ÉDITÉ PAR TIMOUR OZTURK
 DIFFUSION  MERCREDI 28 OCTOBRE 2020

Les Chiliens ont approuvé ce week-end à une très large majorité la proposition d'une nouvelle Constitution pour remplacer celle héritée de la dictature de Pinochet. C'était l'une des demandes des manifestants chiliens, qui ont lancé une contestation historique contre les inégalités il y a un an. Dimanche 25 octobre ils ont fêté leur victoire sur la place d'Italie, rebaptisée "place de la dignité", le symbole d'un pays en pleine mutation. 
Depuis octobre 2019 les manifestants se retrouvent sur la place d'Italie tous les jours. Le 25 octobre 2019, plus d'un million de personnes s'y sont réunies, contre les inégalités. C'était l'une des plus grandes manifestations de l'histoire du Chili. Les alentours de la place ont été couverts de fresques militantes, de graffitis politiques, de messages contre la police et le gouvernement. La contestation avait commencé contre la hausse du prix du métro, et la grande station qui se trouve sous la place a rapidement été vandalisée, comme des dizaines d'autres dans la capitale. La police a de son côté blessé plus de 4 000 personnes pendant les manifestations.

Un lieu symbolique de la ségrégation sociale à Santiago

Le Chili est un pays très inégalitaire, et dans la capitale on perçoit clairement la ségrégation urbaine. Les Chiliens ont l'habitude de parler de la place d’Italie comme d'une limite entre les quartiers riches, à l'est, et les quartiers pauvres ou de classes moyennes, à l'ouest.

Cette place est aussi un lieu symbolique car la statue qui se trouve au milieu est celle d'un général qui a participé notamment à la guerre contre le peuple indigène mapuche dans le sud du pays, au XIXè siècle. Un certain nombre de massacres et de confiscation des terres ont eu lieu à ce moment-là. Donc le général Baquedano, c'est son nom, ne plaît pas beaucoup aux manifestants.

Une statue dégradée

Il y a eu d'abord eu des graffitis sur cette statue, puis en octobre elle a été recouverte de peinture rouge, en référence aux manifestants tués ou blessés pendant le mouvement social. En fait la place est devenue un lieu de batailles symboliques avec les autorités, qui ont elles aussi fait repeindre la statue en plein couvre-feu, au moins trois fois ce mois-ci après le passage des manifestants.

Pendant le confinement, le président Sebastian Piñera, détesté par les manifestants, est allé se faire prendre en photo sur la place déserte, ce qui a été vu par certains comme une provocation. Enfin depuis le début de la contestation des messages lumineux sont projetés sur la place, la nuit, en faveur du mouvement social. Les forces de l'ordre, qui occupent les lieux en permanence, ont même apporté une fois des projecteurs blancs pour cacher ces messages.


mardi, octobre 27, 2020

L’ISLAMO-GAUCHISME : COMMENT (NE) NAÎT (PAS) UNE IDÉOLOGIE

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TRIBUNE. Pour le chercheur en science politique Samuel Hayat, le concept d’islamo-gauchisme est «un épouvantail créé pour unir ceux et celles qui veulent stigmatiser les musulmans, s’opposer à la gauche et délégitimer les sciences sociales ».

Par Samuel Hayat (Chercheur en science politique)

6Temps de lecture 9 min

Alors que l’assassinat de Samuel Paty créait l’effroi dans toute la population, donnant lieu à de multiples prises de position et cérémonies officielles, des personnalités et courants politiques de droite en profitaient pour faire avancer leurs projets et leurs intérêts. Au sein du champ politique, ce fut l’occasion pour certain·es, comme le ministre de l’Intérieur, de se distinguer par des commentaires particulièrement outranciers. Il se préservait ainsi un espace à la droite du macronisme, en campagne contre le «séparatisme» – un thème jusque-là porté par la droite la plus nationaliste.

DESSIN MIECZYSLAW BERMAN
Pour les intellectuel·les et les publicistes réactionnaires, l’occasion était trop belle de ressortir leurs vieux arguments islamophobes, qui constituent leur fonds de commerce et leur assurent de faire à chaque attentat un bon coup, tant en termes de visibilité médiatique qu’en termes de vente de leurs livres et magazines. Mais ces personnes n’ont pas seulement besoin, pour exister, de se voir adoubées par les journalistes et présentateurs télé. Il leur faut aussi conquérir des positions contre les intellectuel·les qui ne partagent pas leurs vues, en les attaquant avec d’autant plus de virulence dans les médias qu’elles ont généralement peu de reconnaissance dans les autres arènes, et notamment dans le champ universitaire. Et pour cela, elles ont construit un outil rhétorique efficace, empruntant à la fois à la longue histoire des polémistes d’extrême-droite et à l’islamophobie ambiante : l’accusation d’islamo-gauchisme.

Les fortunes d’un nouvel -isme

AFFICHE ANONYME, 1968 

Ce mot n’est pas un produit de la situation : il a été inventé par des intellectuel·les réactionnaires dans les années 2000, Pierre-André Taguieff en tête, pour qualifier péjorativement une partie du mouvement altermondialiste et antiraciste. Le terme a initialement une certaine cohérence : il vise à mettre en lumière des alliances supposées entre des personnalités et des groupes revendiquant leur identité musulmane et une partie de l’extrême-gauche.

De tels rapprochements ont pu avoir lieu, marginalement, dans le cadre de mouvements se voulant internationaux et inclusifs, en particulier au moment de la guerre en Irak qui a redonné temporairement de la vigueur à l’anti-impérialisme. Il faut se rappeler que le Forum social mondial, par exemple, réunissait alors non seulement des syndicats et des partis, mais aussi des milliers d’associations, y compris religieuses, et que les mouvements chrétiens y occupaient une place centrale, sans que cela ne choque grand-monde. Mais toute la magie linguistique des réactionnaires est de transformer ces alliances de circonstance en un tout cohérent, voire un projet politique, en utilisant un petit suffixe présent dans toutes les langues européennes : –isme.

Issu du grec ancien -ismos puis du latin -ismus, le suffixe –isme sert à indiquer une cohérence et une systématicité, permettant de transformer des mots ou des noms propres en des principes unificateurs. Le cube devient le cubisme, Marx le marxisme, la défaite le défaitisme… Cela fait des mots en -ismes d’excellents outils de groupement et de classement, que ce soit en matière philosophique, esthétique, scientifique, religieuse ou politique, permettant de résumer, en un mot, une doctrine complexe dans laquelle il sera possible de se reconnaître, et de se distinguer.

De là la très grande importance de ces -ismes dans l’histoire des idées politiques : libéralisme, conservatisme, socialisme, toutes les idéologies sont désignées par des -ismes… Mais justement parce que l’utilisation du -isme suggère une systématicité, il est facile d’utiliser ce suffixe pour venir disqualifier une attitude consistant à pousser un principe trop loin ou de le défendre de manière trop rigide. C’est comme ça qu’est inventé le mot gauchisme : Lénine utilise l’adjectif levizny (gauchiste) pour désigner l’attitude de certains communistes occidentaux refusant de participer aux élections ou aux syndicats par pureté révolutionnaire. Ce n’est pas le fait d’être de gauche (levi) qu’il critique, mais bien de l’être de manière qu’il juge excessive.

La force des concepts faibles

Le terme d’islamo-gauchisme permet alors aux personnes qui l’utilisent d’amalgamer en un tout cohérent une série d’attitudes et de positions très diverses – et de jouer sur l’ambiguïté que cet amalgame autorise. Islamo- renvoie à islamisme, mais aussi à islam, les deux termes entretenant déjà eux-mêmes une relation ambiguë. En effet, le concept « d’islamisme » désigne à la fois une idéologie politico-religieuse cohérente issue du wahhabisme, la défense beaucoup plus floue d’une utilisation dite « politique » de l’islam (selon une conception de la séparation entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel spécifique à l’occident chrétien, qui n’est jamais interrogée, et qui n’a d’ailleurs jamais empêché les chrétien·nes de toutes tendances d’agir en tant que tel·les dans la Cité) et, de manière encore plus vague, un usage supposé excessif de la religion musulmane.

Le terme « gauchisme » peut lui aussi renvoyer à une doctrine particulière née d’une critique interne à l’extrême-gauche dans les années 1968 ou bien, comme chez Lénine, désigner une attitude jugée excessivement à gauche. La combinaison de ces deux termes connaît une incertitude similaire : qualifiant initialement (et déjà de manière indue) une stratégie politique, menée par des groupes identifiables, elle en vient progressivement à stigmatiser une attitude, celle d’une supposée complaisance avec l’islamisme (ou avec l’islam), caractérisée par le refus de voir dans l’islamisme (ou dans l’islam) la menace centrale pesant sur les sociétés occidentales, voire par le simple fait de s’opposer au racisme spécifique que subissent aujourd’hui les musulman.es, l’islamophobie.

De Pierre-André Taguieff, on passe à Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale, dénonçant par ce terme dans le « Journal du Dimanche » du 25 octobre à la fois « une matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses intersectionnelles » qui « converge avec les intérêts des islamistes », Edwy Plenel qui « déploie méthodiquement une stratégie de conquête des esprits », La France Insoumise qui cherche « chez les musulmans un substitut à leurs électeurs perdus » et Jean-Luc Mélenchon, coupable de « trahison » parce qu’il a participé à une marche contre l’islamophobie.

Il serait facile, confronté à cette bouillie, de répondre par le mépris, non seulement pour le manque d’exigence intellectuelle du ministre, mais aussi pour le terme même d’islamo-gauchisme, dont cette interview montre la vacuité. Mais ce serait se tromper : c’est justement parce que ce terme ne cesse de perdre en précision qu’il gagne en efficacité. La force du terme, et ce qui justifie son usage par les réactionnaires, est qu’il permet de jouer sur les multiples ambiguïtés du mot, et d’amalgamer des universitaires spécialistes de l’islam ou des questions raciales n’ayant souvent aucun lien avec l’extrême-gauche, des intellectuel.les, engagé.es ou non, ne travaillant pas du tout sur ces questions mais par exemple sur le féminisme, mais aussi des syndicats, des journaux, des associations luttant contre l’islamophobie, et de lier tout cela, sans le moindre début de preuve, au projet mortifère porté par les groupes djihadistes ou takfiristes inspirant des attentats et assassinats comme celui de Samuel Paty.

Parler d’islamo-gauchisme à l’université permet alors de faire d’une pierre trois coups. D’abord, c’est jouer sur l’islamophobie ambiante pour amener les personnes les plus sensibles à ce discours à s’opposer à la gauche, et en particulier aux universitaires critiques. Deuxièmement, cela permet de donner des armes aux personnes de droite qui veulent avant tout attaquer la gauche universitaire. Enfin, cela apporte de l’eau au moulin des personnes qui, de manière plus générale, sont contre l’université et participent à sa destruction, comme le ministre Blanquer, en présentant les chercheurs en sciences sociales comme des traîtres à la science, utilisant leur position pour défendre à la fois le gauchisme et l’islamisme.

Islamo-gauchisme et judéo-bolchévisme, même structure, même combat ?

La dénonciation d’islamo-gauchisme active ainsi la perméabilité entre islamophobie, opposition à la gauche et anti-intellectualisme, trois éléments que partagent la plupart des plumes réactionnaires. Il permet de réunir autour d’un même combat des personnes venant plutôt de la gauche antireligieuse, d’autres venus de la droite et de l’extrême droite, d’autres en lutte contre les sciences sociales. C’est là son danger principal, comme le montre la fortune historique d’un autre mot, celui de judéo-bolchévisme, composé de la même manière qu’« islamo-gauchisme».

Le judéo-bolchévisme est initialement, au début du XXème siècle, une accusation faite aux partis communistes d’être contrôlés secrètement par des Juif·ves, dont le plan secret serait la déstabilisation de l’Occident et la domination mondiale. Certes, c’est une accusation antisémite, mais elle n’est pas seulement antisémite : elle permet surtout, en Russie, aux tsaristes, puis aux armées blanches contre-révolutionnaires à partir de 1917, d’utiliser le climat antisémite très répandu alors pour mobiliser contre le parti bolchévique, puis contre l’armée rouge. Ce mythe du judéo-bolchévisme amène les antisémites à devenir anticommunistes, et parallèlement rend les résistances antibolchéviques perméables aux idées antisémites, d’où des pogroms faisant des dizaines de milliers de morts parmi les Juif·ves russes là où les armées blanches triomphent. Et l’histoire ne s’arrête pas là : invention du pouvoir tsariste pour unir antisémites et anticommunistes, le mythe du judéo-bolchévisme quitte ensuite la Russie pour venir nourrir, dans les années 1920 et 1930, les mouvements d’extrême-droite européens, nazisme en tête. Ces mouvements unissent alors antisémites et anticommunistes dans une même alliance haineuse, aux conséquences catastrophiques.

Cette comparaison montre que l’accusation d’islamo-gauchisme n’a rien d’anodine. Elle est dangereuse. Il ne suffit pas de faire valoir l’évidence, que cette idéologie n’existe pas, à l’université ni ailleurs, car c’est plus insidieusement un épouvantail créé pour permettre l’union de ceux et celles qui veulent stigmatiser les musulman·es, s’opposer à la gauche et délégitimer les sciences sociales, sous la houlette de politiciens et de publicistes réactionnaires. Mais il y a une autre leçon à cette comparaison : pour construire le mythe du judéo-bolchévisme, les réactionnaires russes faisaient valoir la présence massive de Juif·ves au sein du mouvement communiste.

Il faut le dire : c’est vrai, et c’est l’honneur du communisme que d’avoir accueilli en son sein des prolétaires de toutes origines, même et surtout les Juif·ves, qui subissaient alors en Europe et aux Etats-Unis non seulement l’exploitation capitaliste, comme tous les travailleurs, mais aussi un racisme systémique, parfois légalement organisé, comme en Russie. Il y avait de nombreux Juif·ves dans le parti bolchévique, car on y luttait contre toutes les oppressions, et les Juif·ves pouvaient y militer en tant que Juif·ves, comme en témoigne l’histoire de l’Union générale des travailleurs juifs (le Bund), qui existait en tant qu’organisation juive au sein du parti social-démocrate russe. Parler de judéo-bolchévisme était évidemment paranoïaque, mais cela pouvait au moins s’appuyer sur une réalité, celle de l’inclusion des Juif·ves dans le mouvement communiste.

Peut-on en dire autant à propos de l’islamo-gauchisme ? On peut en douter. Les réactionnaires ne visent pas d’abord, avec ce terme, des musulman·es au sein des partis de gauche ou des départements de sciences sociales, mais des non-musulman·es qui seraient complices, volontairement ou non, des islamistes. Il y a une raison à cela : si l’accusation d’islamo-gauchisme ne vise pas les musulman·es, c’est qu’ils et elles sont anormalement sous-représenté·es dans les partis, y compris d’extrême-gauche, et dans les universités, y compris les départements de sciences sociales, du fait de la discrimination qui les frappe dans toute la société.

L’accusation d’islamo-gauchisme est d’autant plus délirante qu’à la différence du communisme du siècle dernier, les universités et les partis politiques français sont largement fermés aux minorités racisées, musulmanes ou non. Elle agit alors comme un révélateur de la gravité du racisme systémique en France, tellement ancré que même les accusations paranoïaques d’islamo-gauchisme ne sauraient trouver le moindre élément réel pour les étayer. La lutte contre les projets réactionnaires suppose alors non seulement de s’opposer pied à pied à toutes celles et tous ceux qui essaient de promouvoir cette étiquette intrinsèquement islamophobe, droitarde et anti-intellectuelle, mais aussi de se battre pour une université et une gauche réellement inclusives, ouvertes à tous·tes et en particulier aux dominé·es, parmi lesquel·les figurent aujourd’hui les musulman·es de France.

Samuel Hayat, bio express

Chercheur en science politique au CNRS, Samuel Hayat vient de publier, avec Julien Weisbein, « Introduction à la sociohistoire des idées politiques » (De Boeck, 2020).


EN MARCHE FORCÉE

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«PURO CHILE »


RÉFÉRENDUM AU CHILI : UN GRAND OUI POUR ENTERRER PINOCHET

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PHOTO RODRIGO GARRIDO
Avec près de 80 % des suffrages, le peuple chilien abandonne la Constitution léguée par la dictature et entend se doter d’une nouvelle Loi fondamentale par le biais le plus démocratique. Mais la droite n’a pas dit son dernier mot.

Par Thomas Lemahieu

« Victoria »
« BICTOIRE.»
DESSIN LAUZAN
Une page se tourne, mais la suite est loin d’être écrite au Chili. Dimanche, avec une participation plus élevée que lors des derniers scrutins, le peuple chilien a, avec plus de 78 % des suffrages exprimés, plébiscité l’enterrement de la Constitution héritée de Pinochet et des Chicago Boys, garantissant la perpétuelle reproduction au pouvoir des élites conservatrices et le transfert vers le privé de services publics aussi essentiels que l’éducation, la santé ou la protection sociale. Pour la remplacer, plutôt qu’une convention «mixte » faisant une large place aux parlementaires, donc aux partis dominants, les Chiliens ont approuvé, avec la même majorité écrasante (79 %), la création d’une réelle Assemblée constituante, composée exclusivement de citoyennes et de citoyens à parité qui devront être élus dans six mois, en parallèle d’élections déjà programmées dans les collectivités territoriales. « C’est absolument historique, analyse Franck Gaudichaud, politologue spécialiste du Chili, enseignant à l’université de Toulouse-Jean-Jaurès et président de France Amérique latine (FAL). Plus encore quand on remet les choses en perspective : il n’y avait jamais eu d’Assemblée constituante au Chili depuis deux siècles.

DESSIN PATRICIO PALOMO

Dans la capitale, Santiago, cette éclatante victoire a donné lieu à des scènes de liesse et d’euphorie sur la plaza Italia, rebaptisée pour l’occasion « place de la Dignité » après avoir été l’un des théâtres de la mobilisation sociale sans précédent de l’automne 2019. Déclenchée, au départ, par la hausse du prix du ticket de métro, la contestation s’était vite étendue aux politiques néolibérales et, plus globalement, au legs empoisonné de la dictature. Après avoir réprimé dans le sang cette explosion sociale, c’est pour finir de l’étouffer que Sebastian Pinera, le président conservateur, avec l’aval d’une bonne partie de la droite mais aussi du centre gauche, avait fini par proposer un référendum sur la Constitution.

Dans ce contexte, il s’agit, pour lui et les formations dominantes du Chili, de contrôler étroitement le processus. « Cet objectif demeure car si les mouvements sociaux ont imposé, au sein de l’Assemblée constituante, les principes de la parité ou encore de la représentation des peuples originels, le règlement reste dans les mains des partis représentés au Parlement, estime Franck Gaudichaud. La règle des deux tiers nécessaire pour adopter chaque article de la future Constitution risque d’avoir les effets mécaniques d’un véritable verrou face aux aspirations sociales. »

« Ce triomphe devrait obliger toute l’opposition à s’unir »


« ADIEU GÉNÉRAL » 
  FLYE DU PCCh
Divisée lors de la campagne, la gauche chilienne n’a pas réussi à se rassembler pour célébrer cette victoire, mais pour la suite, et en particulier pour la désignation des membres de l’Assemblée constituante, les appels à l’unité retentissent de toutes parts. Président du Parti communiste du Chili, Guillermo Teillier lance ainsi : « Ce triomphe devrait obliger toute l’opposition à s’unir. » Selon lui, ce vote trahit d’abord le rejet d’un « système qui a entraîné tant d’années d’inégalités, d’abus, de bas salaires, de retraites de misère, d’inégalités entre les hommes et les femmes, de mépris des droits des peuples autochtones ». « C’est le rejet d’une élite qui peut profiter de tous les atouts de ce pays et qui en prive la grande majorité de la population », insiste-t-il.

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PHOTO MARTIN BERNETTI 

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