de Ernesto Cardenal
À l’approche des élections législatives et présidentielles au Nicaragua, qui se dérouleront le 27 novembre prochain, le grand poète nicaraguayen Ernesto Cardenal, par ailleurs prêtre catholique et qui a été ministre de la Culture du gouvernement sandiniste révolutionnaire des années 1980, prend position contre la caricature du sandinisme, incarnée selon lui par l’ex-président Daniel Ortega, auquel il oppose les vrais valeurs du sandinisme.
Les sandinistes ne doivent pas se tromper : le FSLN de Daniel Ortega n’est pas le sandinisme, mais sa trahison. Voter pour Daniel Ortega c’est voter pour Alemán [1] . Les deux ont conclu un pacte toujours en vigueur.
Par ce pacte Daniel a gouverné avec Alemán. Ils contrôlent la Cour Suprême de Justice, l’Assemblée Nationale, la Cour des Comptes, le Ministère Public, le Bureau des Droits Humains et le Conseil Suprême Electoral. C’est à ce pacte qu’Aleman qui a été condamné à 20 ans de prison, doit d’être libre et que Byron Jerez a été acquitté de tout. C’est pour ça qu’Alemán a pu voler effrontément tout ce qu’il a voulu, sans aucune opposition sandiniste, et qu’en même temps se sont enrichis démesurément ceux du bloc d’entrepreneurs sandinistes, qu’ont été maintenus les mégasalaires, qu’il n’y a pas eu d’opposition aux contraintes du FMI et de la Banque Mondiale. D’où la pauvreté dans laquelle nous nous trouvons.
Avez-vous vu la plate-forme de gouvernement de Daniel, outre l’alliance avec Alemán ? On y rencontre des gens de la contra (ceux qui ont torturé et massacré), des somozistes (anciens de la dictature de Somoza, qui a duré 40 ans, NdT) et des gardes de l’EEBI (Garde personnelle de Somoza, formant ensuite la contra financée par les USA pour renverser le régime sandiniste, NdT). Daniel lui-même s’est rapproché d’"El Chigüin" [2], qui a dit qu’il lui avait fait une très bonne impression. Sandinistes : Votez pour le véritable sandinisme !
Le sandinisme authentique est celui du parti [3] de Herty Lewites, son candidat spirituel, de Mundo Jarquin, choisi par lui, et de Carlos Mejia Godoy, avec la comandante guerrillera Dora Maria Téllez, présidente du parti, et les comandantes de la Révolution Henri Ruiz (Modesto), Victor Tirado Lopez et Luis Carrion, la comandante guerrillera Monica Baltodano, el comandante guerrillero René Vivas, Victor Hugo Tinoco, Sergio Ramirez, Gioconda Belli, Luis Enrique Mejia Godoy, Luis Rocha, Fernando Cardenal, Carlos Tünnermann, Miguel Ernesto Vigil, Daisy Zamora, Vidaluz Meneses et tant d’autres, écrivains, artistes, ambassadeurs et ministres du gouvernement de la révolution ; ceux qui n’ont pas participé au pillage [4] , ceux qui n’ont pas pactisé avec l’ennemi, dont beaucoup de gens simples.
Le mot d’ordre du sandinisme de Daniel (ce que n’aurait jamais accepté Sandino) est qu’il n’y a pas d’ennemis. UNITE, NICARAGUA REUSSIT est la devise de sa campagne à travers tout le pays. Trois mots courts qui sont trois gros bobards. Il est admirable qu’en si peu de mots il y ait autant de mensonges. UNITE est un mot trompeur. Daniel a désuni le sandinisme. Il a expulsé Herty parce que ce denier s’est proposé comme candidat de son parti. Et son caudillisme a éloigné des milliers du parti. NICARAGUA ici ne veut rien dire. Pour Daniel ce mot veut dire lui, la Rosario (la poétesse Rosario Murillo, son épouse, NdT) et leur petit groupe de pillards. REUSSIT est un mot qui n’a pas de sens, qui veut dire seulement qu’il réussira lui, la Rosario et les pillards, aux frais de tout le Nicaragua.
Et parler du "Nicaragua uni" n’est pas révolutionnaire. Union des exploiteurs et des exploités ? Union avec les voleurs ? Avec les somozistes ? Avec les criminels ? Les riches et les pauvres devraient fraterniser, alors que les riches sont toujours riches et les pauvres toujours pauvres ? Est-ce cela la révolution ? Est-ce cela le sandinisme ? La paix qu’ils prêchent est une trahison. Comme celle de l’Epine Noire (référence à un épisode de la lutte de Sandino, NdT). Souvenons-nous de Sandino : "La lutte continue" [5] .
Le programme Ortega-Murillo est rempli de mots d’amour : réconciliation, union, piété religieuse, mais dans le fond il est rancoeur, désir de vengeance, omnipotence, intolérance. Derrière eux transparaît l’absence d’éthique, l’hypocrisie et des fadaises roses pâles.
Le Cardinal Obando, qui est un autre allié de Daniel, déteste viscéralement le sandinisme, il lui a fait beaucoup de mal, et c’est d’ailleurs son antisandinisme qui en fit un Cardinal. On a été stupéfiés par cette campagne à la radio, à la télévision, déployée partout à grande échelle : Obando, prince de la réconciliation, le FSLN t’appuie. Comme aussi par la pétition de Daniel pour qu’on décerne le Prix Nobel de la Paix à ce champion de l’antisandinisme et protecteur de la contra. Et c’est à Daniel que l’on doit que le président du Conseil Suprême Electoral soit Robero Rivas, le protégé de Obando.
A chaque élection Daniel change de veste, faisant ainsi croire qu’il a changé. La vérité est qu’il n’y a rien de vrai en lui. Il a trahi la révolution. Il a d’abord enlevé de l’hymne sandiniste le vers du "yankee ennemi de l’humanité", puis il a purement et simplement abandonné l’hymne sandiniste et l’a remplacé par d’autres musiques. Il a renoncé au drapeau rouge-noir pour la couleur rose.
Par sa démagogie (qui contredit ses faits) Daniel a trompé les leaders de la gauche latino-américaine, qui croient qu’il représente ici la gauche. Nous comprenons, comme ils sont loins, qu’ils puissent être trompés, mais les sandinistes nicaraguayens ne peuvent être trompés.
Il est certain que nos masses ont été depuis longtemps abandonnées politiquement, du fait que beaucoup étaient soumis au caudillisme d’Ortega. Mais en allant voter ils doivent avoir à l’esprit que Daniel et Aleman sont associés. Toux deux agissent en marge de la loi. Ce sont deux mafias. Tout le pays a vu cette photographie éhontée : en gros plan les deux ensemble assis à la même table, joyeux comme dans un festin.
Il est faux que les sandinistes doivent "serrer les rangs" Comme révolutionnaires maintenant ils doivent se rebeller.
Si on les a achetés avec quelque pot-de-vin, ou si on les menace de quelque chantage, qu’ils se rappellent qu’à l’heure de voter le vote est SECRET. C’est l’occasion de nous débarrasser des caudillos, Daniel et Alemán.
A qui doit-on que la Cimenterie nationale a été restituée à la famille Somoza ? Vous avez vu comment les narcotrafiquants viennent au Nicaragua. Certains arrivent avec un avion rempli de cocaïne, et ensuite ils abandonnent l’appareil. Et aucun trafiquant n’est en prison. Chaque narcotrafiquant fait prisonnier a son prix. Beaucoup pour reste libres doivent payer des millions de dollars.
Ne croyez pas ces discours d’une démagogie braillarde dont la voix creuse et vaine et la rengaine désuète sonnent faux. Comme l’a très bien dit Gioconda Belli : "Nous ne pouvons croire les promesses de ceux qui nous ont déjà trompés". Comment croire Daniel Ortega quand il jure qu’il est avec les pauvres et arrive dans les quartiers pauvres en Mercedes Benz ?
Il est triste de voir des guérilleros que nous admirons être aujourd’hui les nouveaux riches du Nicaragua ; être aujourd’hui des patrons millionnaires. L’un d’entre eux est même l’une des personnes les plus riches d’Amérique centrale. Et que dire de ceux qui pour un baptème, un bal des débutantes ou une noce dépensent 15.000 ou 20.000 dollars ? Est-ce pour cela que tant de sang a coulé ?
Il y a d’importants sandinistes qui ont des enfants à l’étranger avec des bourses qui ont été créées pour les pauvres, lesquels ne peuvent pas payer leurs études. C’est voler les bourses des pauvres. Daniel Ortega lui-même a un fils qui bénéficie d’une bourse du gouvernement espagnol réservée aux pauvres.
Les actions d’éclat du FSLN de Carlos Fonseca [5] et de milliers de héros et martyrs sont aujourd’hui réduites au couple Ortega-Murillo, et il n’y a plus qu’eux qui commandent.
Mais si c’est un grand malheur que le FSLN soit corrompu à ce point, un malheur encore plus grand serait que ce FSLN si corrompu revienne au gouvernement. C’est très mauvais que nous ayons perdu la révolution, mais une fausse révolution, c’est bien pire. Et c’est encore plus mauvais si cette révolution falsifiée nous gouverne.
Le Front Sandiniste doit redevenir ce qu’il était, pour que ceux qui sont morts pour cette cause ne soient pas morts en vain.
Herty Lewites, celui au visage joyeux (et si sympathique que même ses ennemis l’appréciaient), avec son coeur malade, a risqué sa vie pour le sauvetage du Sandinisme, et a donné sa vie pour lui. Sa mort a été un grand choc. Mais il est aujourd’hui le candidat spirituel de ce mouvement. Mundo Jarquin, qu’il avait choisi comme vice-président, l’a remplacé. Un professionnel engagé avec les pauvres toute sa vie, et qui saurait gouverner professionnellement, sans autre pacte qu’avec le peuple. C’est le seul candidat aux mains propres, comme vient de le dire Bianca Jagger [6], une femme très belle, ce qui l’a rendue célèbre dans le monde entier, mais qui a la réputation plus grande encore de défendre toutes les belles causes du monde. Et comme vice-président, nous aurions Carlos Mejia Godoy, le grand chanteur national du Nicaragua et de la révolution.
Chacun est libre de voter pour qui il veut, mais nul ne doit voter contre sa conscience. Si on est sandiniste, on ne doit pas voter pour ceux qui ont trahi le sandinisme et nos morts.
Ce qui est en jeu, c’est l’avenir du Nicaragua et du grand mouvement fondé par Sandino.
Notes du traducteur
[1] Arnoldo Alemán, du Parti Libéral, a été Président du Nicaragua de 1996 à 2001. Il a été condamné en 2003 à 20 ans de prison et assigné à résidence, pour blanchiment, fraude et détournement de fonds estimés à 100 millions de dollars selon Transparency International. Cette condamnation n’a pas empêché Daniel Ortega (Président du Nicaragua sandiniste de 1985 à 1990) d’accepter la prorogation du pacte de partage du pouvoir conclu en 1996 avec Aleman et son parti. Le FSLN de Daniel Ortega est membre de l’Internationale Socialiste.
[2] El Chigüin (monstre familier des contes de fées en Amérique centrale) est le fils aîné du dictateur Anastasio Somoza Debayle, dénommé par le peuple "Gouverneur des cimetières", et renversé le 19-7-1979 par les sandinistes. El Chigüin dirigea les camps de base des ex-gardes somozistes avec le renfort de mercenaires vietnamiens, sud-coréens et ex-cubains dans la région frontalière entre le Nicaragua et le Honduras. Ces camps étaient financés par la CIA et les troupes encadrées par des bérets verts US et des officiers argentins...
[3] Il s’agit du MRS-El Movimiento Renovador Sandinista, un parti dissident du FSLN, fondé en 1995 par Sergio Ramirez, ex vice-président de la République et écrivain, qu’Ernesto Cardenal et Herty Lewites ont rejoint. Ce dernier, ancien maire de Managua devait être le candidat du MRS à l’élection présidentielle de novembre, mais est décédé d’un infarctus en juillet dernier. Le candidat du MRS est donc Edmundo Jarquin, avocat et économiste, gendre de l’ex-présidente Violeta Chamorro, ancien ministre, député et ambassadeur.
[4] Ernesto Cardenal parle de "la piñata" pour désigner quelques centaines d’individus issus du sandinisme, qui à la fin du gouvernement sandiniste et durant la période de transition, se sont appropriés argent, maisons, biens de l’Etat, fincas (terres agricoles) et autres biens sociaux, comme des médias. Le mot "piñata", qui exprime le pillage, est une allusion au jeu enfantin populaire qui consiste à casser des pots pour ramasser la mise.
[5] Les sandinistes avaient l’habitude de dire, dans les années de la révolution : "Sandino vive, la lucha sigue", "Sandino vit, la lutte continue". On entend la même chose ces dernières années au Venezuela avec Bolivar : "Bolivar vive, la lucha sigue" et ces derniers jours au Mexique : "Oaxaca vive, la lucha sigue".
[6] Carlos Fonseca Amador est un des trois fondateurs du FSLN en 1961 (les deux autres étant Silvio Mayorga et Tomas Borge) et sera le chef de l’armée de libération de 1961 à sa mort au combat à Zelaya, en novembre 1976. Il est aussi l’auteur de livres importants, notamment sur la pensée de Sandino.
[7] Bianca Jagger (ex-femme du célèbre chanteur des Rolling Stones), née en 1950 au Nicaragua, vaut infiniment mieux que les pages qui lui sont consacrées par la presse people. Championne des droits humains, des droits des femmes et de la paix, elle a obtenu le prix Nobel alternatif en 2004.
Traduit de l’espagnol en français par Gérard Jugant, membre de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette traduction est en Copyleft pour tout usage non-commercial : elle est libre de toute reproduction, à condition de respecter son intégrité et de mentionner auteurs et sources. URL de cet article : http://www.tlaxcala.es/pp.asp?reference=1431&lg=fr