vendredi, mai 31, 2024

UN HOMME BON, CLOTARIO BLEST (1899-1990)


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CLOTARIO BLEST PAR LUIS POIROT
1990  - 31 MAI -  2024
ANNIVERSAIRE DE LA MORT DE CLOTARIO BLEST
Il était une fois, bien avant qu’on entende parler de théologie de la libération, un certain Clotario Blest. Il mourut en paix, bien tranquillement, le 31 mai 1990, dans une toute petite chambre du couvent de la Recoleta, à Santiago du Chili. 
Jerry Ryan, Winthrop, MA (Etats-Unis)
Ecrivain, employé à l’aquarium de New England


CLOTARIO BLEST 
PAR ELIOT ELISOFON
Les franciscains lui avaient offert l’hospitalité durant les derniers mois de sa vie. Il savait qu’il touchait à sa fin. Après avoir refusé son souper, il demanda à la communauté de prier pour lui parce qu’il s’attendait à mourir dans la nuit. Il avait 91 ans et pesait 33 kilos. On l’enterra dans son habit du tiers-ordre franciscain. 

ARGENTINE : DÉCÈS DE NORA CORTIÑAS, FIGURE DES « MÈRES DE LA PLACE DE MAI»

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NORA CORTINAS EST DÉCÉDÉE À L'ÂGE DE 94 ANS.
PHOTO AINARA LIZARRIBAR
Argentine : décès de Nora Cortiñas, figure des “Mères de la place de Mai”. Elle est “éternelle dans la mémoire des Argentins qui veulent la justice et la vérité”, estime le quotidien Página 12

Courrier international

NORA N'A JAMAIS SU CE QUE LA
DICTATURE AVAIT FAIT AVEC SON FILS
CARLOS GUSTAVO CORTIÑAS.
PHOTO ALEJANDRO LEIVA.
Connue notamment pour avoir défié la dictature argentine des années 1976-1983 après l’enlèvement de son fils péroniste, disparu comme des dizaines de milliers d’autres opposants, la célèbre militante des droits de l’homme est morte jeudi à l’âge de 94 ans.

► À penser en dessin : FENÊTRE SUR COUR

«L'éclair qui ne s'arrête jamais»
UNE DE PÁGINA|12
DU 31 05 2024
Elle était “la mère de toutes les batailles”, souligne le quotidien argentin. Outre ses “rondes” sur la place de Mai, avec d’autres mères ayant perdu un enfant, elle a participé à de nombreux rassemblements pour les droits humains, les peuples indigènes, les victimes de violences d’État, en Argentine et à l’étranger. En 2018, elle avait rejoint les mobilisations des Argentines pour l’avortement légal, adopté fin 2020.

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«Cessons de remuer le passé. Il est temps que
 tous les argentins se donnent la main
et laissent cicatriser les vieilles blessures !»
DESSINS DE LANGER

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jeudi, mai 30, 2024

L’IMAGINAIRE « GORE » DE JAVIER MILEI

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CARLOS ALONSO. – « MANOS ANÓNIMAS (MAINS ANONYMES) », 1976-2019
/ © CARLOS ALONSO - MUSEO NACIONAL DE BELLAS ARTES, BUENOS AIRES
LOGO LE MONDE
DIPLOMATIQUE
L’imaginaire « gore » de Javier Milei / M. Javier Milei a peu de sympathie pour la culture, ses institutions, ses subventions — un secteur parasite, un milieu progressiste… Même si elle s’appuie sur des chiffres, son offensive n’est pas fondamentalement dictée par des choix économiques, mais par une vision politique. Un messianisme obsessionnellement « antirouge » le conduit à brandir sa tronçonneuse.

par Alan Pauls 

« Masochisme 2024 pour tous et à toutes »
Vœux de nouvelle année de Sergio Langer

Dès sa prise de fonction en tant que président de la nation, le 11 décembre dernier, M. Javier Milei a montré quel était son véritable voire son unique projet dans le domaine de la culture : la liquider. Sa première décision fut de réduire le ministère à un secrétariat et d’en confier la direction à un producteur de théâtre privé. La seconde fut d’envoyer au Congrès une loi éléphantesque connue sous le nom de Ley de Bases (ou Ley Ómnibus, en raison de ses 664 articles) dont le chapitre 3, consacré aux questions culturelles, proposait de dégraisser, de démanteler et, dans certains cas, d’éliminer quelques institutions parmi les plus dynamiques et les plus fécondes : l’Institut national du cinéma et des arts audiovisuels (Incaa) — qu’on peut rapprocher du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) français —, dont il comptait supprimer deux des sources autonomes de financement ; le Fonds national des arts (FNA) et l’Institut national du théâtre (INT), qu’il suggérait tout simplement de fermer ; le réseau des 1 800 bibliothèques publiques, dont il voulait interrompre le modeste programme de services à tarifs préférentiels. Le plan de coupes n’épargnait pas non plus le monde de l’édition, puisqu’il annonçait l’abrogation de la loi sur le prix du livre, inspirée de la loi Lang, qui empêche les grandes librairies de pratiquer des rabais déséquilibrant le marché et nuisant aux librairies indépendantes.

► À lire aussi :         EN ARGENTINE, L’ASSASSINAT DE TROIS LESBIENNES MET EN LUMIÈRE LA MENACE QUI PÈSE SUR LES LGBT

« Voyons Milei, quand commenceras-tu
à payer des droits d'auteur ?»
DESSIN SERGIO LANGER

La loi, rejetée début janvier, est revenue à la Chambre des députés en mai avec quatre cents articles en moins, sans le ­chapitre 3 et avec une tiède modification de l’un de ses points les plus critiques : la possibilité pour l’exécutif de légiférer par décret, sans passer par le Congrès, dans de multiples domaines au nom de l’« état d’urgence » s’appliquerait désormais à un nombre réduit de sujets et pour une durée limitée d’un an au lieu de deux, à rebours de ce que le projet initial prévoyait. En adoptant la nouvelle loi, le Congrès donnerait à M. Milei tout pouvoir pour mettre en œuvre sans opposition son programme de démantèlement de la culture contenu dans l’ex-chapitre 3, une opération déjà engagée par le président. Au cours de ses trois premiers mois au pouvoir, ce dernier a déjà supprimé Télam, la principale agence de presse d’Amérique latine, et envisage maintenant d’en finir avec la télévision et la radio publiques. Il a nommé à la présidence de l’Incaa un expert financier sans lien avec l’industrie cinématographique, dont les premières décisions ont été de licencier une centaine d’employés, de supprimer des départements-clés (promotion, exploitation et audience, supervision de l’activité audiovisuelle), de fermer les portes de l’Institut pendant quatre-vingt-dix jours au nom d’une « réorganisation administrative » ainsi que celles du cinéma Gaumont, la seule salle de Buenos Aires exclusivement consacrée à la diffusion du cinéma argentin. En bref, il s’agit de paralyser complètement l’industrie cinématographique.

► À penser en dessin : FENÊTRE SUR COUR

La tronçonneuse et le progressisme

DESSIN SERGIO LANGER

La culture n’est pas un domaine fréquemment évoqué par M. Milei. Elle ne participe au pays ultralibéral dont rêve le président que comme un fardeau superflu, un nid de gaspillage, d’irresponsabilité et de corruption politique, ce qui vaut d’ailleurs, selon les dires de M. Milei, pour tout organisme public. Pour un obsédé de l’équilibre budgétaire, de la réduction des dépenses et de l’arrêt définitif d’émission monétaire par la Banque centrale, la culture ne peut être qu’un problème, et un problème intensément exaspérant. Selon M. Milei, elle exige de l’argent qu’elle ne rend pas toujours, ou au mauvais moment, sous des formes qui ne sont pas immédiatement comptables, ce qui entrave l’évaluation des bénéfices qu’elle génère et complique sa position par rapport au marché, le seul dieu devant lequel M. Milei accepte de s’agenouiller. Bien qu’elle représente 2,4 % du produit intérieur brut (PIB) national, elle se prête mal à la formule, assurément rudimentaire, par laquelle le président résume habituellement le secret d’un marché performant : « Un produit de qualité au meilleur prix possible ».

Il y a quelques semaines, lors d’une des rares occasions où il a accepté de s’exprimer sur un sujet culturel, M. Milei se demandait : « Pourquoi l’argent public devrait-il financer des films que personne ne voit ? » L’argument n’est pas nouveau, c’est le leitmotiv avec lequel ses discours de campagne ont tenté de séduire un électorat brutalement appauvri en le confrontant aux présumés responsables de sa misère : les élites, joker diabolique propre à désigner tout « attracteur de haine », de la classe politique (ce que M. Milei appelle « la caste ») aux cinéastes qui, précisément, ne produiraient pas « des produits de qualité au meilleur prix » (mais qui, de Lucrecia Martel à Martín Rejtman, en passant par Rodrigo Moreno, Santiago Mitre, Laura Citarella ou Mariano Llinás, réalisent les films qui ont rendu célèbre le cinéma argentin ces trente dernières années), en passant par les enseignants qui font grève et abandonnent les enfants sans classe, les chercheurs qui reçoivent des subventions pour travailler sur des sujets qui n’intéressent personne, etc.

L’argument est fallacieux, bien sûr, entre autres parce que les films que M. Milei méprise et accuse d’appauvrir les Argentins ne sont pas réalisés avec l’argent des contribuables ou des subventions de l’État, mais avec les sources spécifiques de financement qui alimentent l’Incaa — entité indépendante depuis plus d’un quart de siècle —, celles précisément que la Ley voudrait abolir. Il en va de même pour le FNA, qui, bien que sans financement de l’État, est accusé d’être une institution parasite. En d’autres termes : l’argument est fallacieux parce qu’il présente comme un truisme, comme la simple évidence d’un bilan chiffré (rapport asymétrique entre recettes et dépenses, entre investissement et rentabilité, etc.), ce qui est en fait une décision d’ordre politique.

Car le problème que représente la culture pour M. Milei n’est pas économique : il est fondamentalement politique. (Et tout ce qui suivra désormais sur la culture peut s’appliquer à l’éducation publique, autre monstre satanique que M. Milei tente de mettre à genoux à sa manière, en lui attribuant le même budget en 2024 qu’en 2023, comme si les 350 % d’inflation annuelle n’étaient qu’un mirage.) Globalement, le milieu culturel argentin est ce que l’on pourrait appeler « progressiste », un adjectif vague, parfois ambigu, mais qui désigne néanmoins un consensus plus ou moins solide autour de certains principes, valeurs, conquêtes, points de non-retour, qui, en quarante ans d’absence de coups d’État militaires, ont fini par devenir une sorte de sédiment démocratique partagé. Reste à savoir — question critique s’il en est — quel pourcentage des 56 % d’électeurs de M. Milei jugeait hier essentiel ce sédiment et pourquoi ils ont décidé d’y renoncer, et pourquoi ceux qui en faisaient une bannière politique n’ont pas trouvé l’écho nécessaire pour gagner. Pourtant, en janvier, lorsque le monde de la culture est descendu dans la rue pour dénoncer le plan Milei, occuper les bâtiments du FNA et de l’Incaa, organiser des manifestations de protestation, se rendre en masse dans les médias afin d’y faire la lumière sur la relation réelle entre culture et argent public, c’était pour défendre ses intérêts spécifiques, certes, mais aussi au nom de ce consensus qui, au moins jusqu’à l’arrivée de M. Milei au pouvoir, fonctionnait pratiquement comme un synonyme de la coexistence démocratique elle-même…

C’est cette relation de synonymie que M. Milei ne tolère pas, qu’il cherche à éroder et à briser par l’asphyxie économique et juridique, l’indifférence ou l’hostilité politique, les accusations mensongères. Sa vice-présidente, en ce sens, est encore plus radicale : fille de militaires, Mme Victoria Villarruel est arrivée au pouvoir de manière presque plus abrupte que M. Milei, sur la base de la négation du terrorisme d’État et du soutien aux militaires génocidaires envoyés en prison par la justice. En quarante ans de démocratie, personne n’était allé aussi loin. La politique de mémoire et des droits humains — le fameux « Nunca más » (1), pilier fondamental du consensus où « progressiste » signifie « démocratique » — a toujours eu ses nuances, ses tensions et ses divergences internes, mais personne n’avait jamais osé la réécrire, depuis le sommet du pouvoir, avec les instruments du révisionnisme négationniste. C’est là — bien plus que dans ses politiques d’ajustement, inscrites dans l’héritage de celles de la dictature de 1976 et des gouvernements de Carlos Menem et de M. Domingo Cavallo dans les années 1990 — la véritable originalité du gouvernement de M. Milei ; c’est là le front, culturel, sur lequel il a décidé de se battre. Jusqu’à présent, même les gouvernements de droite comme celui de M. Mauricio Macri, président de 2015 à 2019, explicitement alignés sur les politiques néolibérales, avaient pris la précaution de ne pas s’engager sur ce terrain. M. Milei, lui, s’attaque à tout : la lecture progressiste des années 1970 et de la dictature, les droits humains, l’éducation publique, la conscience environnementale, la loi sur l’avortement et le mariage pour tous, l’Institut national contre la discrimination, la xénophobie et le racisme (Inadi) et le Secrétariat de la femme (qui sera fermé), jusqu’au langage inclusif (qui vient d’être interdit dans l’administration sous prétexte qu’il « endoctrine » et « détruit les valeurs de la société »), un sujet polémique, mais dont l’interdiction s’inscrit dans un contexte d’obsession antimarxiste stupéfiant.

C’est pourquoi la tronçonneuse, em­blème de la campagne électorale de M. Milei, est plus qu’un symbole audacieux et idéal pour promouvoir le style ultralibéral en mode forcené du président dans le contexte bourdonnant des réseaux sociaux. La tronçonneuse est l’emblème « gore » du retranchement, de l’élagage, de la réduction, de l’ajustement économique (« Éliminer tout ce qui ne génère pas de bénéfices pour tous les Argentins », résumait il y a quelques semaines le porte-parole présidentiel). Mais elle illustre aussi la soif fanatique qui anime la croisade idéologico-culturelle de M. Milei, dont les cibles sont nommées dans le discours du président selon une rhétorique que l’Argentine n’avait pas entendue depuis la junte du général Jorge Rafael Videla (1976-1983). La tronçonneuse, implacable avec les caisses de l’État, le sera aussi avec les « zurdos » et le « zurdaje », des termes méprisants désignant les gens de gauche avec lesquels M. Milei et son entourage résument l’identité politique de l’ensemble ennemi — où se côtoient communistes, péronistes, populistes, socialistes, étatistes, syndicalistes, libéraux « mous », partisans de l’État-providence, keynésiens, sociaux-chrétiens, « lesbomarxistes », féministes, militants LGBTQIA+, ceux pour le droit à l’avortement, ceux des mouvements sociaux, etc. En d’autres termes, tout ce qui ne constitue pas l’anarcho-capitalisme dont M. Milei, à en juger par son discours au Forum économique mondial (FEM) de Davos, le 17 janvier — consacré à reprocher aux puissants de ce monde de ne pas faire leur devoir comme il faut (« L’Occident est en danger ! ») —, serait le représentant le plus abouti, le seul, en tout cas, à être à la hauteur du défi posé par l’époque : vaincre le chiffon rouge. Il est difficile de dire s’il y parviendra ; peut-être contribuera-t-il seulement à le ressusciter…

S’il existe une « culture Milei » — partagée par tous ses partisans, des adolescents acnéiques célébrant les crises de colère du président sur TikTok aux pénalistes catholiques arborant des patronymes patriciens et des costumes sur mesure, en passant par les PDG lassés des réglementations et les nostalgiques de l’ordre, de la poigne de fer, des femmes à la maison et des murs sans graffitis politiques —, voilà ce que serait son ADN : le messianisme anticommuniste.

Une sorte de fureur biblique

Une sorte de fureur maccarthyste aveugle, biblique (« La victoire ne dépend pas du nombre de soldats mais des forces du ciel », cite souvent M. Milei dans ses discours), hater (de « haine ») à cent pour cent, qui voit des agents du « collectivisme » dans tous les coins et dénonce la main noire du spectre rouge dans toute objection à son credo, à ses méthodes, à son idéal pour le pays. En ce sens, en choisissant la tronçonneuse (et l’imaginaire slasher, bien représenté par le film Massacre à…) comme icône fétiche de sa campagne, M. Milei rejoignait l’esprit, le Zeitgeist anticommuniste américain des années 1950, qui choisissait un autre registre de la série B, la science-fiction trash, pour métaphoriser la menace rouge sous la forme de blobs, de body snatchers et de toutes sortes d’extraterrestres terrifiants (2). Mais les années 1950 américaines étaient fondamentalement paranoïaques ; leurs scénarios, écrits au passif, parlaient d’être envahis, possédés, conquis. Depuis l’entrée en fonction de M. Milei, le Zeitgeist argentin, lui, est sadique. Il exalte la brutalité, ne croit pas à la médiation, abhorre les accords et les négociations. Il parle le langage élémentaire — parfois militaire, parfois médical — des solutions impitoyables et finales : couper, amputer, abattre, exterminer, extirper. Et il se justifie en invoquant une mission suprême : refonder le pays à partir de zéro, en imaginant l’avenir, certes, mais un avenir qui ressemble beaucoup au XIXème siècle, quand l’Argentine était heureuse parce qu’elle fournissait le monde en céréales, parce qu’elle était gouvernée par des gentlemen trilingues, qu’elle n’avait pas encore été inondée d’immigrants, qu’elle liquidait les Indiens à coups de Remington et ne soupçonnait même pas la décadence qu’allait lui réserver le XXème siècle, le siècle rouge, le siècle de l’État, du suffrage universel et des droits sociaux. Car il y a bien une « utopie Milei », mais c’est une utopie rétro, régressive, coulée dans le moule d’un pays réservé à certains et pour ceux-là uniquement, c’est-à-dire la plus proche d’une dystopie que le monde contemporain puisse produire.

Alan Pauls

Écrivain argentin, auteur de La Moitié fantôme (2023), Histoire de larmes (2009), La Vie pieds nus (2007), Le Facteur Borges (2006), Le Passé (2005), tous publiés chez Christian Bourgois.

Notes :

(1) Cette expression, « Jamais plus », est le titre du rapport final de la Commission nationale sur la disparition des personnes (Conadep, 1984).

(2) NDLR : Le mot blob vient du titre du film américain d’horreur et de science-fiction (1958) de Chuck Russell dans lequel un extraterrestre géant et gluant sème la terreur dans une ville de Pennsylvanie. Les body snatchers font notamment référence aux entités (« chasseurs de corps ») qui se substituent à l’humanité. 

État Service public Néolibéralisme Identité culturelle Argentine

   

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GAZ . 1940. HUILE SUR TOILE,
D'
EDOUARD HOPPER.
FONDS MME SIMON GUGGENHEIM

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samedi, mai 25, 2024

CHILI : ARRESTATION D’UN POMPIER SOUPÇONNÉ D’AVOIR CAUSÉ UN INCENDIE QUI A FAIT 137 MORTS EN FÉVRIER.

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PHOTO ATONPHOTO ATON

Chili : arrestation d’un pompier soupçonné d’avoir causé un incendie qui a fait 137 morts en février. / Un pompier a été arrêté vendredi au Chili, soupçonné d’être à l’origine du “méga-incendie” qui a touché les communes de Viña del Mar, Valparaíso, Quilpué et Villa Alemana, dans la région de Valparaíso, début février, et qui a fait 137 morts 137 “et laissé 16 000 personnes sans abri”, rapporte La NaciónLa Nación.
Le directeur de la police, Eduardo Cerna, a fait savoir, lors d’une conférence de presse organisée à l’issue de l’enquête, qu’un mandat d’arrêt avait été “délivré aujourd’hui à l’encontre de l’auteur des incendies qui se sont produits en février dans la région de Valparaiso”, où se situe la ville de Viña del Mar. Selon le journal, un deuxième suspect a été arrêté.

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mercredi, mai 22, 2024

DÉCÈS NOTRE CAMARADE SARA FERMANDOIS

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SARA FERMANDOIS
PHOTO ARCHIVE DE FAMILLE

C'est avec une grande tristesse que nous avons appris le décès de notre camarade Sara María Teresa Fermandois Casas, plus connue comme Sara Fernandez, survenu le mardi 21 mai 2024, à Valparaíso.
SARA FERMANDOIS
PHOTO ARCHIVE
 DE FAMILLE
Sara Fermandois fut une enseignante et bibliothécaire chilienne, militante du Parti communiste, née le 30 juillet 1942 à Valparaiso au Chili. En raison du coup d'État du 11 septembre 1973 et de la dictature de Pinochet, elle a dû s'exiler en Europe avec son compagnon Osvaldo Fernandez  et sa famille pour s'installer dans la ville de Montreuil-sous-Bois, en région parisienne, où elle a travaillé comme bibliothécaire pendant des nombreuses années.

Au moment de leur retraite, le couple a décidé de retourner au Chili pour s'installer à Valparaiso, ville d'origine de la famille Fernández Fermandois.

Sara Fermandois fût inhumée mercredi 22 mai 2024 dans le cimetière "Parque del Mar" . Une cérémonie d’adieu comme dernier hommage à Sara a eu lieu juste avant dans la même nécropole.

Chère compañera, que la terre te soit légère.


samedi, mai 18, 2024

DÉCÈS DE LA POÉTESSE CHILIENNE CARMEN BERENGUER

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CARMEN BERENGUER

  9 septembre 1942 - ✝ 16 mai 2024  

Décès de la poétesse Carmen Berenguer, la voix qui a secoué la poésie chilienne depuis les marges / La voix poétique qui s'est élevée contre la dictature de Pinochet dans les années 1980 est décédée à l'âge de 81 ans. En 2006, elle avait reçu le prix ibéro-américain de poésie Pablo Neruda en 2008, distinction qui revient pour la première fois à une écrivaine chilienne.
CARMEN BERENGUER

Emperatriz del Carmen Berenguer Núñez connue sous le nom de Carmen Berenguer, née à Santiago le 9 septembre 1942 et morte dans cette même ville le 16 mai 2024, fut une poétesse, artiste audiovisuelle et chroniqueuse chilienne.

COUVERTURE DU LIVRE,
«BOBBY SANDS
 DÉFAILLIT SUR LE MUR» 

La poétesse a publié son premier et célèbre livre, Bobby Sands défaillit sur le mur, en 1983, une période au cours de laquelle la poésie féminine au Chili a pris de l'importance dans la dénonciation de la dictature et de la répression en marge de l'art. Ce livre, imprimé à la main, était un hommage au poète et révolutionnaire irlandais Bobby Sands, décédé après une grève de la faim prolongée sous le régime britannique de Margaret Thatcher, et qui a laissé un journal de vie bouleversant, dans lequel il a défini les causes de sa lutte et la dignité de leur résistance à la domination anglaise. D'autre part, à travers la figure du poète irlandais, Carmen Berenguer rend hommage aux prisonniers politiques qui luttent pour revendiquer la situation sociopolitique de leur pays. Le livre est aussi une manière de parler des carences et de la dépossession du Chili, opprimé et violé par la dictature militaire.

FLYER PCCH

CARMEN BERENGUER

Poésie :

  1. Bobby Sands desfallece en el muro, (Bobby Sands défaillit sur le mur) autoedición, EIC Producciones Gráficas, Santiago, 1983; descargable desde Memoria Chilena
  2. Huellas de siglo, Sin Fronteras, Santiago, 1986 (reedición: Editorial Cuneta Santiago, 2010)
  3. A media asta, Cuarto Propio, Santiago, 1988 descargable desde Memoria Chilena
  4. Sayal de pieles, Francisco Zegers Editor, 1993
  5. Naciste pintada, Cuarto Propio, Santiago, 1999 (Reedición: Fondo de cultura económica, 2024) descargable desde Memoria Chilena
  6. Mama Marx, LOM, Santiago, 2006 Fragmentos del poemario en Google Books
  7. La casa de la poesía Mago Editores / Carajo, 2008 descargable desde Memoria Chilena
  8. Maravillas pulgares, Librosdementira, Santiago, 2012 lectura en línea
  9. Mi Lai, Mago Editores, Santiago, 2015
  10. Obra poética, Cuarto Propio, Santiago, 2018 (wikipedia)

vendredi, mai 17, 2024

L’ESSENCE DU NÉOLIBÉRALISME

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GAZ . 1940. HUILE SUR TOILE, D'EDOUARD HOPPER.
FONDS MME SIMON GUGGENHEIM

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DIPLOMATIQUE
L’essence du néolibéralisme / Qu’est-ce que le néolibéralisme ? Un programme de destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur. / Le monde économique est-il vraiment, comme le veut le discours dominant, un ordre pur et parfait, déroulant implacablement la logique de ses conséquences prévisibles, et prompt à réprimer tous les manquements par les sanctions qu’il inflige, soit de manière automatique, soit — plus exceptionnellement — par l’intermédiaire de ses bras armés, le FMI ou l’OCDE, et des politiques qu’ils imposent : baisse du coût de la main-d’œuvre, réduction des dépenses publiques et flexibilisation du travail ? Et s’il n’était, en réalité, que la mise en pratique d’une utopie, le néolibéralisme, ainsi convertie en programme politique, mais une utopie qui, avec l’aide de la théorie économique dont elle se réclame, parvient à se penser comme la description scientifique du réel ?

par Pierre Bourdieu

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LE MONDE DIPLOMATIQUE - AUDIO 
 « L’ESSENCE DU NÉOLIBÉRALISME »
par Pierre Bourdieu • Lu par Renaud Lambert
 Archive (1998).

« Il n'y a pas d'alternative »
ILLUSTRATION DE L’EXPRESSION
“THERE IS NO ALTERNATIVE” 

Cette théorie tutélaire est une pure fiction mathématique, fondée, dès l’origine, sur une formidable abstraction : celle qui, au nom d’une conception aussi étroite que stricte de la rationalité identifiée à la rationalité individuelle, consiste à mettre entre parenthèses les conditions économiques et sociales des dispositions rationnelles et des structures économiques et sociales qui sont la condition de leur exercice.

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Il suffit de penser, pour donner la mesure de l’omission, au seul système d’enseignement, qui n’est jamais pris en compte en tant que tel en un temps où il joue un rôle déterminant dans la production des biens et des services, comme dans la production des producteurs. De cette sorte de faute originelle, inscrite dans le mythe walrasien (1) de la « théorie pure », découlent tous les manques et tous les manquements de la discipline économique, et l’obstination fatale avec laquelle elle s’accroche à l’opposition arbitraire qu’elle fait exister, par sa seule existence, entre la logique proprement économique, fondée sur la concurrence et porteuse d’efficacité, et la logique sociale, soumise à la règle de l’équité.

Cela dit, cette « théorie » originairement désocialisée et déshistoricisée a, aujourd’hui plus que jamais, les moyens de se rendre vraie, empiriquement vérifiable. En effet, le discours néolibéral n’est pas un discours comme les autres. À la manière du discours psychiatrique dans l’asile, selon Erving Goffman (2), c’est un « discours fort », qui n’est si fort et si difficile à combattre que parce qu’il a pour lui toutes les forces d’un monde de rapports de forces qu’il contribue à faire tel qu’il est, notamment en orientant les choix économiques de ceux qui dominent les rapports économiques et en ajoutant ainsi sa force propre, proprement symbolique, à ces rapports de forces. Au nom de ce programme scientifique de connaissance, converti en programme politique d’action, s’accomplit un immense travail politique (dénié puisque, en apparence, purement négatif) qui vise à créer les conditions de réalisation et de fonctionnement de la « théorie » ; un programme de destruction méthodique des collectifs.

Le mouvement, rendu possible par la politique de déréglementation financière, vers l’utopie néolibérale d’un marché pur et parfait, s’accomplit à travers l’action transformatrice et, il faut bien le dire, destructrice de toutes les mesures politiques (dont la plus récente est l’AMI, Accord multilatéral sur l’investissement, destiné à protéger, contre les Etats nationaux, les entreprises étrangères et leurs investissements), visant à mettre en question toutes les structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur : nation, dont la marge de manœuvre ne cesse de décroître ; groupes de travail, avec, par exemple, l’individualisation des salaires et des carrières en fonction des compétences individuelles et l’atomisation des travailleurs qui en résulte ; collectifs de défense des droits des travailleurs, syndicats, associations, coopératives ; famille même, qui, à travers la constitution de marchés par classes d’âge, perd une part de son contrôle sur la consommation.

Le programme néolibéral, qui tire sa force sociale de la force politico-économique de ceux dont il exprime les intérêts — actionnaires, opérateurs financiers, industriels, hommes politiques conservateurs ou sociaux-démocrates convertis aux démissions rassurantes du laisser-faire, hauts fonctionnaires des finances, d’autant plus acharnés à imposer une politique prônant leur propre dépérissement que, à la différence des cadres des entreprises, ils ne courent aucun risque d’en payer éventuellement les conséquences —, tend globalement à favoriser la coupure entre l’économie et les réalités sociales, et à construire ainsi, dans la réalité, un système économique conforme à la description théorique, c’est-à-dire une sorte de machine logique, qui se présente comme une chaîne de contraintes entraînant les agents économiques.

La mondialisation des marchés financiers, jointe au progrès des techniques d’information, assure une mobilité sans précédent de capitaux et donne aux investisseurs, soucieux de la rentabilité à court terme de leurs investissements, la possibilité de comparer de manière permanente la rentabilité des plus grandes entreprises et de sanctionner en conséquence les échecs relatifs. Les entreprises elles-mêmes, placées sous une telle menace permanente, doivent s’ajuster de manière de plus en plus rapide aux exigences des marchés ; cela sous peine, comme l’on dit, de « perdre la confiance des marchés », et, du même coup, le soutien des actionnaires qui, soucieux d’obtenir une rentabilité à court terme, sont de plus en plus capables d’imposer leur volonté aux managers, de leur fixer des normes, à travers les directions financières, et d’orienter leurs politiques en matière d’embauche, d’emploi et de salaire.

Ainsi s’instaurent le règne absolu de la flexibilité, avec les recrutements sous contrats à durée déterminée ou les intérims et les « plans sociaux » à répétition, et, au sein même de l’entreprise, la concurrence entre filiales autonomes, entre équipes contraintes à la polyvalence et, enfin, entre individus, à travers l’individualisation de la relation salariale : fixation d’objectifs individuels ; entretiens individuels d’évaluation ; évaluation permanente ; hausses individualisées des salaires ou octroi de primes en fonction de la compétence et du mérite individuels ; carrières individualisées ; stratégies de « responsabilisation » tendant à assurer l’auto-exploitation de certains cadres qui, simples salariés sous forte dépendance hiérarchique, sont en même temps tenus pour responsables de leurs ventes, de leurs produits, de leur succursale, de leur magasin, etc., à la façon d’« indépendants » ; exigence de l’« autocontrôle » qui étend l’« implication » des salariés, selon les techniques du « management participatif », bien au-delà des emplois de cadres. Autant de techniques d’assujettissement rationnel qui, tout en imposant le surinvestissement dans le travail, et pas seulement dans les postes de responsabilité, et le travail dans l’urgence, concourent à affaiblir ou à abolir les repères et les solidarités collectives (3).

L’institution pratique d’un monde darwinien de la lutte de tous contre tous, à tous les niveaux de la hiérarchie, qui trouve les ressorts de l’adhésion à la tâche et à l’entreprise dans l’insécurité, la souffrance et le stress, ne pourrait sans doute pas réussir aussi complètement si elle ne trouvait la complicité des dispositions précarisées que produit l’insécurité et l’existence, à tous les niveaux de la hiérarchie, et même aux niveaux les plus élevés, parmi les cadres notamment, d’une armée de réserve de main-d’œuvre docilisée par la précarisation et par la menace permanente du chômage. Le fondement ultime de tout cet ordre économique placé sous le signe de la liberté, est en effet, la violence structurale du chômage, de la précarité et de la menace du licenciement qu’elle implique : la condition du fonctionnement « harmonieux » du modèle micro-économique individualiste est un phénomène de masse, l’existence de l’armée de réserve des chômeurs.

Cette violence structurale pèse aussi sur ce que l’on appelle le contrat de travail (savamment rationalisé et déréalisé par la « théorie des contrats »). Le discours d’entreprise n’a jamais autant parlé de confiance, de coopération, de loyauté et de culture d’entreprise qu’à une époque où l’on obtient l’adhésion de chaque instant en faisant disparaître toutes les garanties temporelles (les trois quarts des embauches sont à durée déterminée, la part des emplois précaires ne cesse de croître, le licenciement individuel tend à n’être plus soumis à aucune restriction).

On voit ainsi comment l’utopie néolibérale tend à s’incarner dans la réalité d’une sorte de machine infernale, dont la nécessité s’impose aux dominants eux-mêmes. Comme le marxisme en d’autres temps, avec lequel, sous ce rapport, elle a beaucoup de points communs, cette utopie suscite une formidable croyance, la free trade faith (la foi dans le libre-échange), non seulement chez ceux qui en vivent matériellement, comme les financiers, les patrons de grandes entreprises, etc., mais aussi chez ceux qui en tirent leurs justifications d’exister, comme les hauts fonctionnaires et les politiciens, qui sacralisent le pouvoir des marchés au nom de l’efficacité économique, qui exigent la levée des barrières administratives ou politiques capables de gêner les détenteurs de capitaux dans la recherche purement individuelle de la maximisation du profit individuel, instituée en modèle de rationalité, qui veulent des banques centrales indépendantes, qui prêchent la subordination des Etats nationaux aux exigences de la liberté économique pour les maîtres de l’économie, avec la suppression de toutes les réglementations sur tous les marchés, à commencer par le marché du travail, l’interdiction des déficits et de l’inflation, la privatisation généralisée des services publics, la réduction des dépenses publiques et sociales.

Sans partager nécessairement les intérêts économiques et sociaux des vrais croyants, les économistes ont assez d’intérêts spécifiques dans le champ de la science économique pour apporter une contribution décisive, quels que soient leurs états d’âme à propos des effets économiques et sociaux de l’utopie qu’ils habillent de raison mathématique, à la production et à la reproduction de la croyance dans l’utopie néolibérale. Séparés par toute leur existence et, surtout, par toute leur formation intellectuelle, le plus souvent purement abstraite, livresque et théoriciste, du monde économique et social tel qu’il est, ils sont particulièrement enclins à confondre les choses de la logique avec la logique des choses.

Confiants dans des modèles qu’ils n’ont pratiquement jamais l’occasion de soumettre à l’épreuve de la vérification expérimentale, portés à regarder de haut les acquis des autres sciences historiques, dans lesquels ils ne reconnaissent pas la pureté et la transparence cristalline de leurs jeux mathématiques, et dont ils sont le plus souvent incapables de comprendre la vraie nécessité et la profonde complexité, ils participent et collaborent à un formidable changement économique et social qui, même si certaines de ses conséquences leur font horreur (ils peuvent cotiser au Parti socialiste et donner des conseils avisés à ses représentants dans les instances de pouvoir), ne peut pas leur déplaire puisque, au péril de quelques ratés, imputables notamment à ce qu’ils appellent parfois des « bulles spéculatives », il tend à donner réalité à l’utopie ultraconséquente (comme certaines formes de folie) à laquelle ils consacrent leur vie.

Et pourtant le monde est là, avec les effets immédiatement visibles de la mise en œuvre de la grande utopie néolibérale : non seulement la misère d’une fraction de plus en plus grande des sociétés les plus avancées économiquement, l’accroissement extraordinaire des différences entre les revenus, la disparition progressive des univers autonomes de production culturelle, cinéma, édition, etc., par l’imposition intrusive des valeurs commerciales, mais aussi et surtout la destruction de toutes les instances collectives capables de contrecarrer les effets de la machine infernale, au premier rang desquelles l’Etat, dépositaire de toutes les valeurs universelles associées à l’idée de public, et l’imposition, partout, dans les hautes sphères de l’économie et de l’Etat, ou au sein des entreprises, de cette sorte de darwinisme moral qui, avec le culte du winner, formé aux mathématiques supérieures et au saut à l’élastique, instaure comme normes de toutes les pratiques la lutte de tous contre tous et le cynisme.

Peut-on attendre que la masse extraordinaire de souffrance que produit un tel régime politico-économique soit un jour à l’origine d’un mouvement capable d’arrêter la course à l’abîme ? En fait, on est ici devant un extraordinaire paradoxe : alors que les obstacles rencontrés sur la voie de la réalisation de l’ordre nouveau — celui de l’individu seul, mais libre — sont aujourd’hui tenus pour imputables à des rigidités et des archaïsmes, et que toute intervention directe et consciente, du moins lorsqu’elle vient de l’Etat, par quelque biais que ce soit, est d’avance discréditée, donc sommée de s’effacer au profit d’un mécanisme pur et anonyme, le marché (dont on oublie qu’il est aussi le lieu d’exercice d’intérêts), c’est en réalité la permanence ou la survivance des institutions et des agents de l’ordre ancien en voie de démantèlement, et tout le travail de toutes les catégories de travailleurs sociaux, et aussi toutes les solidarités sociales, familiales ou autres, qui font que l’ordre social ne s’effondre pas dans le chaos malgré le volume croissant de la population précarisée.

Le passage au « libéralisme » s’accomplit de manière insensible, donc imperceptible, comme la dérive des continents, cachant ainsi aux regards ses effets, les plus terribles à long terme. Effets qui se trouvent aussi dissimulés, paradoxalement, par les résistances qu’il suscite, dès maintenant, de la part de ceux qui défendent l’ordre ancien en puisant dans les ressources qu’il recelait, dans les solidarités anciennes, dans les réserves de capital social qui protègent toute une partie de l’ordre social présent de la chute dans l’anomie. (Capital qui, s’il n’est pas renouvelé, reproduit, est voué au dépérissement, mais dont l’épuisement n’est pas pour demain.)

Mais ces mêmes forces de « conservation », qu’il est trop facile de traiter comme des forces conservatrices, sont aussi, sous un autre rapport, des forces de résistance à l’instauration de l’ordre nouveau, qui peuvent devenir des forces subversives. Et si l’on peut donc conserver quelque espérance raisonnable, c’est qu’il existe encore, dans les institutions étatiques et aussi dans les dispositions des agents (notamment les plus attachés à ces institutions, comme la petite noblesse d’Etat), de telles forces qui, sous apparence de défendre simplement, comme on le leur reprochera aussitôt, un ordre disparu et les « privilèges » correspondants, doivent en fait, pour résister à l’épreuve, travailler à inventer et à construire un ordre social qui n’aurait pas pour seule loi la recherche de l’intérêt égoïste et la passion individuelle du profit, et qui ferait place à des collectifs orientés vers la poursuite rationnelle de fins collectivement élaborées et approuvées.

Parmi ces collectifs, associations, syndicats, partis, comment ne pas faire une place spéciale à l’Etat, Etat national ou, mieux encore, supranational, c’est-à-dire européen (étape vers un Etat mondial), capable de contrôler et d’imposer efficacement les profits réalisés sur les marchés financiers et, surtout, de contrecarrer l’action destructrice que ces derniers exercent sur le marché du travail, en organisant, avec l’aide des syndicats, l’élaboration et la défense de l’intérêt public qui, qu’on le veuille ou non, ne sortira jamais, même au prix de quelque faux en écriture mathématique, de la vision de comptable (en un autre temps, on aurait dit d’« épicier ») que la nouvelle croyance présente comme la forme suprême de l’accomplissement humain.

Pierre Bourdieu

Sociologue, professeur au Collège de France.

Notes :

(1) NDLR : par référence à Auguste Walras (1800-1866), économiste français, auteur de De la nature de la richesse et de l’origine de la valeur (1848) ; il fut l’un des premiers à tenter d’appliquer les mathématiques à l’étude économique.

(2) Erving Goffman, Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux, Editions de Minuit, Paris, 1968.

(3) On pourra se reporter, sur tout cela, aux deux numéros des Actes de la recherche en sciences sociales consacrés aux « Nouvelles formes de domination dans le travail » (1 et 2), n° 114, septembre 1996, et n° 115, décembre 1996, et tout spécialement à l’introduction de Gabrielle Balazs et Michel Pialoux, « Crise du travail et crise du politique », n° 114, p. 3-4.


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jeudi, mai 16, 2024

EN ARGENTINE, L’ASSASSINAT DE TROIS LESBIENNES MET EN LUMIÈRE LA MENACE QUI PÈSE SUR LES LGBT

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VEILLÉE ORGANISÉE DEVANT LA PENSION DE FAMILLE OÙ TROIS
 LESBIENNES ONT ÉTÉ ASSASSINÉES, À BUENOS AIRES,  LE 8 MAI 2024.
PHOTO  JUAN MABROMATA / AFP

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LE MONDE

INTERNATIONAL / ARGENTINE / En Argentine, l’assassinat de trois lesbiennes met en lumière la menace qui pèse sur les LGBT / Quatre lesbiennes ont été la cible d’un cocktail Molotov lancé par un voisin dans la chambre qu’elles partageaient. Trois d’entre elles ont succombé à leurs brûlures. Le collectif LGBT argentin s’inquiète du silence du gouvernement de Javier Milei face à la multiplication des agressions. / Elles s’appelaient Andrea Amarante (42 ans), Pamela Cobas (52 ans), Roxana Figueroa (52 ans) et Sofia Castro Riglos (49 ans). Dans la nuit du 5 au 6 mai, leur voisin, Justo Fernando Barrientos, 67 ans, a mis le feu à la chambre de 16 mètres carrés qu’elles partageaient dans une pension de famille précaire d’un quartier populaire du sud de Buenos Aires. Les quatre femmes, lesbiennes, ont été gravement brûlées. Trois d’entre elles ont succombé à leurs blessures dans les jours qui ont suivi. Sofia Castro Riglos est toujours hospitalisée.

Par Anaïs Dubois (Buenos Aires, correspondance)

Temps de Lecture 3 min.

DOULEUR ET DEMANDE DE JUSTICE POUR
 PAMELA,  ROXANA ET ANDREA.  BARRACAS,
 13 MAI 2024
PHOTO ARIEL GUTRAICH

D’après les témoignages d’autres habitants de l’hôtel, rapportés par les médias locaux, alors que les femmes sortaient de la chambre le corps en feu en se dirigeant vers la salle de bains partagée, Justo Fernando Barrientos les aurait frappées et poussées à nouveau vers les flammes. L’agresseur, qui les avait déjà menacées et insultées en raison de leur orientation sexuelle à plusieurs reprises, était passé à l’acte.

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Le lendemain, à l’exception de quelques portails spécialisés ou indépendants, les médias ne parlent presque pas de l’affaire. La chaîne TN, l’une des plus importantes du pays, évoque une « dispute entre voisins » qui aurait provoqué « un incendie », évitant d’évoquer la dimension lesbophobe de l’agression.

► À penser en dessin : FENÊTRE SUR COUR

C’est finalement grâce à la mobilisation immédiate de la communauté LGBT que le crime du quartier de Barracas a été porté à la connaissance du public. Le 8 mai, à l’occasion de la présentation au Salon du livre de Buenos Aires de la biographie autorisée Milei, la revolución que no vieron venir (« Milei, la révolution qu’ils n’ont pas vu arriver », éditions Hojas del Sur, non traduit), une manifestation a parcouru les allées. Quelques jours plus tôt, sur une radio, l’auteur, Nicolas Marquez, avait tenu un discours homophobe. « Ce n’est pas de la liberté, c’est de la haine », « Ne soyez pas indifférents, on tue les lesbiennes aux yeux de tous », scandaient les participantes à la mobilisation du 8 mai.

« Bataille culturelle » menée avec virulence

L’attentat de Barracas s’inscrit dans un contexte de « bataille culturelle » menée avec virulence par le gouvernement d’extrême droite de Javier Milei, resté muet sur ce crime jusqu’à ce qu’une question, posée en conférence de presse, ne le pousse à s’exprimer une semaine plus tard. « Je n’aime pas qu’on le définisse comme un attentat contre un collectif en particulier », a déclaré le porte-parole du gouvernement, Manuel Adorni, qualifiant d’« injuste » pour les autres victimes de violences de s’attarder sur cette agression, sans pour autant prononcer le mot « lesbienne ». Dans la foulée des déclarations de son porte-parole, qui ont provoqué un tollé, le président argentin publiait sur son compte Instagram : « Dire la vérité n’est pas inviter à la haine. Si tu hais la vérité, c’est un autre problème… »

« Ce sont des déclarations infantiles, mais qui font mouche dans certains secteurs de la population qui estiment que le collectif LGBT est un ennemi et que les politiques publiques contre les discriminations sont des broutilles qui privent de ressources les plus pauvres et mettent en péril la société », explique Marta Dillon, journaliste et militante lesbienne.

Alors que l’Argentine a mis en place ces quinze dernières années, de façon précoce pour la région, des lois et des institutions permettant de protéger les minorités sexuelles – la loi sur le mariage pour tous date de 2010 –, l’émergence d’une nouvelle droite radicalisée et l’arrivée au pouvoir de Javier Milei, en décembre 2023, rebat les cartes. Le ministère des femmes, des genres et de la diversité et l’Institut national contre la discrimination, la xénophobie et le racisme (Inadi) ont été démantelés. Entre les deux tours des élections, Diana Mondino, actuelle ministre des affaires étrangères, avait comparé le mariage de personnes du même genre au choix « d’avoir des poux».

« Matérialisation des discours de haine »

Le 23 novembre 2023, quelques jours après l’élection de Javier Milei, une institutrice lesbienne a été victime d’une violente agression dans un bus en banlieue de Buenos Aires, sans qu’aucun passager ne réagisse. Sur les réseaux sociaux comme dans la rue, les insultes contre les minorités sexuelles se multiplient. Plusieurs centres culturels LGBT ont été menacés. Au début de mars, Sabrina Bölke, femme trans et lesbienne, militante de l’association d’enfants de disparus de la dictature, Hijos, a été torturée et agressée sexuellement chez elle. « On fait face à une matérialisation des discours de haine et, surtout, à une concrétisation des menaces de mort [qui circulent sur les réseaux sociaux] », s’inquiète Mme Bölke.

Depuis le drame du 6 mai, la communauté LGBT et les organismes de défense des droits humains font pression pour que l’auteur de l’attentat de Barracas, détenu, soit jugé pour « crime de haine ». « Un crime commis contre une personne du collectif LGBTIQ+ n’est pas un crime comme les autres (…) Ils sont motivés par la haine envers l’orientation sexuelle des victimes, qui appartiennent à un collectif structurellement violenté et discriminé », rappelait Amnesty International dans un communiqué publié le 13 mai. En 2023, 133 personnes appartenant à la communauté LGBT ont été victimes de meurtres et d’agressions physiques, contre 129 en 2022 et 120 en 2020, d’après les rapports de l’Observatoire national de crimes de haine LGBT.

Les mobilisations et assemblées se multiplient pour réclamer justice pour les quatre victimes de la tragédie de Barracas et pour préparer la manifestation du 3 juin, date anniversaire de la première marche Ni una Menos (« Pas une de moins »), en 2015, contre les féminicides.

Anaïs Dubois (Buenos Aires, correspondance)

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