mardi, janvier 02, 2024

EN ARGENTINE, LES ENFANTS «DÉSOBÉISSANTS» DES TORTIONNAIRES DE LA DICTATURE

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ANALIA KALINEC
PHOTO LINA M. ETCHESURI

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LE MONDE

INTERNATIONAL / ARGENTINE / En Argentine, les enfants «désobéissants » des tortionnaires de la dictature / Des filles et des fils d’hommes accusés d’avoir activement participé à la répression à l’époque du régime militaire (1976-1983) découvrent peu à peu un passé longtemps resté secret et n’hésitent pas, pour certains, à renier leur père.

Par Angeline Montoya (Buenos Aires, envoyée spéciale)

Temps de Lecture 7 min.

ANALIA KALINEC
PHOTO LINA M. ETCHESURI

Analia Kalinec était une petite fille modèle. La voici devenue une « désobéissante » (desobediente, en espagnol), autrement dit une femme prête à contester l’ordre familial. Elle a mis des années à accepter que son père, cet homme aimant qui, le soir, la chatouillait en l’appelant « mon petit lièvre », était la même personne qui, dans la journée, enlevait et torturait. « La figure du père est si structurante que mon schéma mental a explosé, confie cette femme de 44 ans, institutrice et psychologue. Penser que j’avais peut-être dans mon sang quelque chose d’anormal et que je pouvais le transmettre à mes enfants me terrifiait. »

EDUARDO EMILIO KALINEC EST EMPRISONNÉ
POUR CRIMES CONTRE L'HUMANITÉ. 

Ce père, c’est Eduardo Emilio Kalinec, un ancien policier condamné, en 2010, à la prison à perpétuité, pour ses agissements pendant la dictature militaire (1976-1983) dans les centres clandestins de détention connus sous les noms d’Atlético-Banco-Olimpo.

Analia n’a appris la vérité à son sujet qu’après l’arrestation de son père, en 2005. Auparavant, ces années sombres, marquées par la disparition de quelque 30 000 personnes, selon les organisations de défense des droits humains, n’étaient à ses yeux qu’une période vague de l’histoire de l’Argentine.

Après les premiers procès des tortionnaires, en 1985, le pays avait décidé de tirer un trait sur cette époque, d’amnistier les quelques condamnés et de tout cacher sous le manteau de l’impunité. L’arrivée au pouvoir du péroniste Nestor Kirchner, en 2003, change la donne : celui-ci demande pardon au nom de l’Etat, fait de « la mémoire, la vérité et la justice » une politique nationale et permet la réouverture de procès pour crimes contre l’humanité. À ce jour, 1 204 personnes ont été jugées et condamnées.

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En 2005, Analia Kalinec vit les premiers mois de la détention de son père – pendant l’instruction – dans une sorte de brume d’ignorance. « J’allais lui rendre visite en prison, et on parlait de tout et de rien, mais ni de la dictature ni de ce qu’il avait fait. » Sa mère et ses deux sœurs cadettes, fonctionnaires de police, le soutiennent. « Tout ça est une erreur, papa va bientôt être libéré », assure sa mère. Analia se met à chercher des réponses ailleurs, dans des livres, des documentaires, des conférences. Car le pays recouvre peu à peu la mémoire…

« Trahison »

En lisant l’acte d’accusation de son père, en 2008, la jeune femme mesure l’ampleur de l’horreur. « C’est un point d’inflexion dans ma vie, j’y ai lu des témoignages horribles, raconte-t-elle dans le bureau de sa maison du quartier populaire de Flores, à Buenos Aires. On l’accusait d’avoir participé à des tortures, sous le pseudo de “Docteur K”. Il était impliqué dans 181 enlèvements. » Les victimes, des opposants réels ou supposés du régime, étaient « arrêtées » hors de tout contexte judiciaire, torturées dans des lieux de détention clandestins, avant de disparaître, pour la plupart à jamais.

Dans le dossier de son père, Analia Kalinec découvre le témoignage d’une survivante, Ana Maria Careaga, âgé de 16 ans au moment de son enlèvement, le 13 juin 1977. Enceinte de trois mois, elle fut conduite au centre clandestin de détention d’El Atlético et y fut torturée. Devant la justice, elle dit que le « Docteur K » la frappait chaque fois qu’il la croisait devant les toilettes.

« À un moment, j’ai entendu un tortionnaire dire à un autre, en lui tendant la gégène [torture électrique]: “Tiens, continue, je dois aller chercher ma fille à l’école”, se souvient cette psychanalyste de 62 ans, exilée en Suède après sa libération, trois mois plus tard. Je me suis dit : comment est-ce possible que ces gens aient une famille, qu’ils caressent leurs enfants avec les mêmes mains que celles avec lesquelles ils nous torturent ? »

La lecture des témoignages glace le sang d’Analia Kalinec. Elle interroge son père : « Mais alors tu as bien participé à la répression ? Tu as été dans une salle de torture ? » Elle aurait voulu qu’il réponde « jamais », mais il s’est justifié : « Mon devoir était d’éviter des attentats, est-ce que tu ne ferais pas tout pour ça, toi aussi ? »

De retour chez elle, elle écrit une « lettre ouverte à un tortionnaire ». « Je t’aimerai toujours, mais ce que tu as fait est terrible, et (…) ton manque de regrets me blesse. (…) Autorise-toi à te remettre en question », lui enjoint-elle. Dans une autre lettre, destinée à sa mère qui lui reproche sa « trahison », elle utilise, sans le savoir, les mêmes mots que la victime, Ana Maria Careaga : « C’est très dur de savoir que mon père a manié la gégène avec les mêmes mains que celles avec lesquelles il me touchait. » La famille explose.

« Tout a été brûlé »

Analia Kalinec a longtemps cru être un cas unique. Mais d’autres enfants de tortionnaire ont parcouru un chemin similaire. Par exemple, Bibiana Reibaldi, 67 ans, fille de Julio Reibaldi, officier du « bataillon d’intelligence 601 », un corps spécial qui rassemblait les informations obtenues sous la torture. Elle a parlé au Monde, dans son petit appartement de Villa Crespo, à Buenos Aires. « Un jour, pendant la dictature, j’ai demandé à mon père d’aider une collègue dont le mari avait été enlevé, se remémore-t-elle. Il m’a répondu qu’il fallait qu’elle cesse de le chercher parce qu’il était mort. Il m’a dit : “On est en guerre et, dans toute guerre, il y a des innocents qui meurent.” Pour la première fois de ma vie, j’ai crié sur lui. »

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Dans les années 1990, à la publication des premières confessions de tortionnaires, elle l’a imploré de parler. Comme d’autres, il s’est muré dans le silence. « Il me disait : “Pourquoi est-ce que je parlerais, s’il n’y a pas de preuves ? Tout a été brûlé.” Il ne niait pas avoir cette information. Il choisissait juste de la taire. »

Julio Reibaldi est mort en 2002. Sa fille a longtemps gardé pour elle son désespoir, jusqu’à ce jour de 2017 où elle a découvert sur Facebook un appel à « réunir les enfants de génocidaires qui n’endossent pas leurs crimes ». Le texte était signé Erika Lederer, fille d’un obstétricien ayant accouché des opposantes en détention et enlevé les bébés. Erika Lederer venait de participer à une manifestation contre un arrêt de la Cour suprême permettant une réduction des peines de prison des tortionnaires.

Dans la foule se trouvait aussi Analia Kalinec et Liliana Furio, fille du chef d’une division du renseignement de l’armée, condamné à la réclusion à perpétuité en 2012. Les deux femmes s’étaient connues après la sortie d’un livre dans lequel Analia Kalinec avait témoigné. Ensemble, elles venaient de créer un collectif, Historias desobedientes (« histoires désobéissantes »).

« Ex-filles »

Bibiana Reibaldi, toute tremblante, se rapproche d’elles et participe, à leur invitation, à une grande manifestation organisée le 3 juin 2017 par le collectif féministe Ni una menos (« Pas une de moins ») contre les violences faites aux femmes. « Mon émotion était indescriptible. Il y en avait donc d’autres comme moi!»

Très vite, le groupe s’élargit. Aujourd’hui, les « désobéissants » sont environ cent cinquante, femmes et hommes, et d’autres collectifs se sont formés. Certains veulent aller jusqu’à effacer leur filiation. C’est le cas d’Erika Lederer, ou encore de Mariana Dopazo, fille d’un commissaire condamné sept fois à perpétuité, mort en 2022. Elle a obtenu de changer de patronyme. « Je ne lui permets pas d’être mon père », dit-elle. Toutes deux se considèrent comme « ex-filles ».

Dans un premier temps, les associations de familles de victimes de la dictature – toujours très actives en Argentine – sont perplexes. Que cherchent donc ces enfants de tortionnaires, alors qu’au même moment des personnalités comme Cecilia Pando, épouse de militaire, ou Victoria Villarruel – fille d’un officier de l’état-major qui se vantait d’avoir participé à la répression et nièce d’un capitaine accusé de crimes contre l’humanité – défendent les militaires arrêtés ?

Ne s’agirait-il pas d’une manœuvre, d’une tentative de noyautage des organisations de défense des droits humains ? Les doutes sont vite balayés. « Nous avons constaté que ces enfants de tortionnaires défendaient au contraire les politiques de mémoire, de vérité et de justice, assure Ana Maria Careaga. Ce sont les procès rouverts dans les années 2000 qui ont créé les conditions pour qu’ils sachent ce qu’avaient fait leurs pères et décident d’adopter une position éthique. »

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Depuis, Ana Maria Careaga, la victime, et Analia Kalinec, la fille du tortionnaire, se sont rencontrées plusieurs fois. Elles se sont rendues, ensemble, sur le site d’El Atlético, détruit lors de l’édification d’une autoroute, et qui fait l’objet de fouilles archéologiques. « A peine entrée, je me suis effondrée en larmes, témoigne Analia Kalinec. Ana Maria m’a prise dans ses bras. J’avais honte d’être celle qui pleurait alors qu’elle y avait été torturée. Elle m’a dit : “Cela veut dire qu’il y a encore de l’humain dans tout cela.” »

VERONICA ESTAY STANGE
PHOTO RADIO UCHILE

Très vite, des « désobéissants » d’autres pays d’Amérique latine se sont manifestés et ont créé des antennes au Brésil, au Paraguay, en Uruguay, sans oublier le Chili, encore marqué par la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990). Une femme, installée à Paris, peut en témoigner : Veronica Estay Stange, fille d’opposants partis se réfugier en France, et nièce de Miguel Estay Reyno, condamné en 1994 à la prison à perpétuité pour l’assassinat de trois militants du Parti communiste.

« Zone occultée de la mémoire »

« En termes pragmatiques, nous ne pouvons pas apporter grand-chose à la justice, dit-elle. Notre apport est d’ordre symbolique. Comme les bourreaux ne parlent presque jamais, avoir accès à cette zone occultée de la mémoire à travers leurs descendants est une manière de comprendre comment un système totalitaire agit à l’intérieur des familles et peut amener une personne à accomplir de telles atrocités. »

COUVERTURE 
«SURVIVRE À LA SURVIE»
DE VERÓNICA ESTAY

Témoigner est devenu crucial. Ainsi, Veronica Estay Stange ne cesse de raconter sa quête de vérité et a écrit un livre, Survivre à la survie (Calmann-Levy, 304 pages, 19,90 euros), publié en septembre. Erika Lederer et Analia Kalinec ont également publié un ouvrage sur leur parcours. Pour cette dernière, transmettre son histoire à ses enfants était essentiel. C’est à la naissance de son deuxième fils, Bruno, en 2008, que « le besoin d’écrire est devenu impérieux ». En octobre 2023, l’adolescent a publié une vidéo sur les réseaux sociaux : « Pourquoi ne raconte-t-il pas ce qu’il sait, ce qui serait une bonne action ? », s’interroge-t-il à propos de son grand-père.

L’espoir des « désobéissants » : que d’autres proches de tortionnaires les rejoignent. Avant le premier tour de l’élection présidentielle en Argentine, Historias desobedientes a diffusé une vidéo sur les réseaux sociaux invitant la candidate à la vice-présidence, Victoria Villarruel, à « désobéir à son mandat familial », autrement dit à condamner les actions de son père et de son oncle pendant la dictature. Elle a été élue le 19 novembre aux côtés de Javier Milei. Tous deux nient l’existence du terrorisme d’Etat à cette époque.

Le père d’Analia Kalinec a contre-attaqué. Estimant que ses déclarations publiques avaient porté atteinte à son honneur, il a tenté, en 2019, de l’exclure de l’héritage de sa mère, disparue quatre ans plus tôt, en demandant à la justice de la déclarer « indigne ». Ses filles cadettes se sont jointes à la procédure.

Le tribunal a proposé une conciliation. « J’accepterai s’il donne des informations sur les personnes disparues », a rétorqué Analia Kalinec. La conciliation n’a pas eu lieu. La juge a débouté Eduardo Kalinec en mai. Sa fille, elle, n’éprouve aucune pitié envers ce père incapable de repentir. « Lorsque tu mourras, j’irai cracher sur ta tombe, écrit-elle dans son livre. Pour la tombe de ceux qui n’ont pas de tombe. (…) Je porterai sur moi mon nom et le tien, et j’en ferai une bannière de désobéissance. »

Par Angeline Montoya

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