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Entre l’hostilité de la droite et les divergences de la gauche.
Au cours des six années du gouvernement Frei (1965-1970), mille quatre cents latifundios, totalisant 3 500 000 hectares furent expropriés. Le nombre des bénéficiaires ne dépassa pas vingt mille familles paysannes sur les quatre cent mille que comptent les campagnes chiliennes. La mise en œuvre de la réforme fut encore ralentie au cours des deux dernières années du gouvernement Frei, ce qui provoqua évidemment une déception de plus en plus vive dans la classe paysanne, à laquelle on avait promis l’octroi de terres à cent mille familles.
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LE CHILI. RÉGION D'ARAUCANIE. PRÈS DE LA VILLE DE TEMUCO, 1971 PHOTO RAYMOND DEPARDON |
Jacques Chonchol
En arrivant au pouvoir en novembre 1970, le gouvernement du président Allende s’engagea à accélérer le rythme de la réforme et, comme il ne disposait pas d’une majorité parlementaire lui permettant de faire voter une nouvelle loi agraire plus conforme à son programme, il décida de poursuivre le processus d’expropriation en utilisant la législation approuvée à l’époque du président Frei.
En vertu de cette politique, trois mille quatre cent quarante domaines agricoles, totalisant une superficie de 5 400 000 hectares, furent expropriés au cours des vingt-deux premiers mois. A la fin de la seconde année, la réforme affectait déjà 40 % des terres « utiles » et bénéficiait à environ soixante-quinze mille familles paysannes.
Cette accélération des expropriations et des transferts de terres s’effectua avec un minimum de violences, avec moins de troubles que dans les autres pays du monde qui furent le théâtre d’une transformation de cette envergure.
Ces résultats ont été obtenus sans rompre avec la légalité, et sans recourir à la violence, mais aussi, et ce n’est pas moins exceptionnel, sans entraîner une baisse du niveau de production. Celle-ci, en 1971 et en 1972, augmenta au contraire d’un peu plus de 3 % par an, soit le taux de croissance moyen de l’agriculture chilienne au cours des années antérieures.
Enfin, la réforme agraire fut menée à bien avec l’active participation des masses paysannes intéressées et a donné satisfaction aux revendications des éléments les plus dynamiques de la classe paysanne. Ainsi fut écarté le péril d’une désillusion de l’avant-garde paysanne.
Et cependant, dans ce panorama que l’on peut considérer comme positif, de nouveaux types de conflits sont apparus.
Le plus visible et, politiquement, le plus grave de ces affrontements nouveaux est le déséquilibre grandissant entre le rythme de croissance de la production agricole et le rythme d’augmentation de la demande de produits alimentaires.
Le gouvernement d’unité populaire se trouvait, à son arrivée au pouvoir, en présence d’une situation économique critique : une économie pratiquement paralysée, un taux élevé de chômage et de sous-emploi, une rapide évasion des capitaux, un fléchissement du prix du cuivre sur le marché mondial, un taux d’inflation qui atteignait 35 % en 1970, une répartition très inégale des salaires et de la richesse, et une dette extérieure qui, dépassant 4 milliards de dollars, était, par tête d’habitant, l’une des plus lourdes du monde.
Le gouvernement populaire devait donc « réactiver » l’économie. Pour compenser la baisse du pouvoir d’achat des travailleurs, il procéda à un rajustement des salaires de l’ordre de 100 %. Le gouvernement s’efforçait en même temps de combattre le chômage en lançant un plan de grands travaux et de construction de logements. Il put ainsi relancer l’économie et exploiter à plein le potentiel industriel qui, en 1970, n’avait été que partiellement utilisé. Il fallut puiser largement dans les réserves de devises pour accroître les importations de matières premières industrielles, de denrées alimentaires et d’autres produits, et aussi pour assurer le service de la dette extérieure.
La reprise économique entraîna, en 1971, une hausse du P.N.B. de l’ordre de 8,5 %. accroissement qui eut pour conséquence une augmentation de la consommation de denrées alimentaires (14 % en 1971) très supérieure à l’accroissement de la production agricole qui, cette année-là, ne dépassa pas 5 à 6 %. La différence fut comblée par une augmentation des importations alimentaires, qui fut assez facilement supportée par l’économie.
Ces faits se répétèrent en 1972, mais dans un contexte de plus en plus difficile. Le taux d’emploi de la population active était l’un des plus élevés jamais enregistrés. Il eût été impossible de produire davantage sans nouveaux investissements. Mais le cours du cuivre restait bas et le blocus invisible (1) affectait les disponibilités en devises. Les activités portuaires et le volume de transports intérieurs étaient limités par la faible capacité des installations, tandis que les grèves prolongées des camionneurs, fomentées par la droite, perturbaient sérieusement le système de production et de distribution. Le taux d’accroissement de la production fut inférieur à celui de l’année précédente (2 % au lieu de 5 à 6 %) ; et l’inflation, maîtrisée dans une large mesure en 1971, se déchaîna avec violence. La consommation alimentaire effective s’accrut néanmoins de 12 % (2).
L’écart s’élargissait entre l’accroissement de la production agricole et celui de la demande. En résumé, au cours de la période 1971-1972, la production s’accrut de 7 % et la consommation de près de 26 %. Et il était chaque jour plus difficile de couvrir le déficit par de nouvelles importations, en raison de la baisse des réserves de devises et des limites matérielles opposées au débarquement des denrées et à leur acheminement vers les points de consommation. En outre, les prix des denrées alimentaires que le Chili est obligé d’importer (blé, viande, lait, huiles comestibles) ont augmenté très sensiblement sur le marché international.
Au cours des deux premières années du gouvernement d’unité populaire, les travailleurs ont vu leurs disponibilités et, par conséquent, leur consommation alimentaire – autrefois très insuffisante – s’accroître considérablement. D’autre part, la consommation alimentaire de la classe moyenne n’a pas diminué. La demande de ce secteur de la population s’est au contraire accrue sous la forme d’un accaparement systématique des denrées, provoqué par les campagnes annonçant de futures famines. Finalement, des groupes de spéculateurs, mettant à profit l’infériorité des prix chiliens par rapport à ceux des pays voisins, ont organisé l’exportation de denrées en contrebande ou ont accumulé des stocks afin d’utiliser leurs disponibilités pécuniaires (3) et, du même coup, créer des difficultés politiques au gouvernement.
Extraordinaire paradoxe : alors que le volume des denrées alimentaires produites dans le pays ou importées a été, en 1972, plus élevé qu’au cours de la période antérieure, le Chili a souffert d’une pénurie relative de certains aliments.
En ce début d’année 1973, on prévoit une aggravation de cette situation, qui ne semble comporter que deux remèdes. Ou bien la classique solution capitaliste qui consiste à rétablir l’équilibre par l’augmentation des prix des denrées alimentaires, ce qui porterait préjudice surtout aux classes populaires ; ou bien l’instauration d’un rationnement égalitaire des denrées de première nécessité. On sait que le gouvernement d’unité populaire s’est orienté vers cette dernière formule.
Dans la société chilienne traditionnelle, le conflit fondamental opposait les grands propriétaires, maîtres de 70 % des surfaces cultivables, aux salariés agricoles et aux petits cultivateurs. Aujourd’hui, ce type de conflit a presque disparu. Avant même que la réforme agraire n’entre en vigueur, nombre de domaines ont, en effet, été divisés en moyennes propriétés, afin d’échapper à l’expropriation. Puis la réforme fit disparaître les latifundios survivants. Le conflit s’est déplacé : il oppose actuellement le prolétariat des campagnes à la moyenne propriété, dans la mesure où cette dernière perpétue certaines formes caractéristiques de la traditionnelle exploitation capitaliste des journaliers, et aussi dans la mesure où subsistent des noyaux paysans qui n’ont pas encore bénéficié de l’expropriation des grands domaines.
Dès la fin de la seconde année du gouvernement d’unité populaire, 40 % des terres utiles avaient été partagées entre soixante-quinze mille familles paysannes. Mais les trois quarts des familles paysannes – trois cent mille sur quatre cent mille – vivent sur 60 % de la superficie restante, où se situent la moyenne et petite propriété et la parcelle. Nombre de ces familles, spécialement celles des propriétaires de parcelles et des journaliers sans terre, aspirent à obtenir un lot sur les terres soumises à la réforme agraire. Mais les paysans qui y sont déjà établis s’opposent à de nouvelles admissions qui signifieraient une limitation de leurs possibilités futures.
Ainsi prend naissance, en milieu paysan, une opposition qui, dans certaines régions, revêt un caractère racial (4) et se manifeste, en d’autres cas, sous la forme d’une nouvelle exploitation des paysans par d’autres paysans (5). Par ailleurs certains petits propriétaires, qui augmentaient leurs ressources en travaillant comme journaliers ou métayers sur les grands domaines, éprouvent souvent l’impression d’avoir été frustrés par la mise en œuvre de la réforme agraire.
Tout cela souligne la survivance, en milieu paysan, des valeurs et des concepts de la société agraire traditionnelle, qui devraient être dépassés pour que la réforme puisse étendre ses bienfaits à l’ensemble de la population des campagnes.
En outre, au moment de l’arrivée au pouvoir du gouvernement d’unité populaire, les structures de l’Etat comportaient non seulement un ministère de l’agriculture et les organismes qui en dépendaient, mais encore une trentaine d’institutions publiques dotées d’une autonomie plus ou moins poussée et rattachées à cinq ministères différents.
Dans le système traditionnel, cette bureaucratie n’exerçait pas de responsabilité directe dans le processus de production. Elle appartenait, dans son immense majorité, à la classe moyenne, et tendait à se considérer comme supérieure à la masse paysanne.
D’autre part, les travailleurs des champs et le propriétaire, ou son représentant (l’intendant), vivaient sur le domaine. Le paysan travaillait la terre, le propriétaire – ou l’intendant – se chargeait des relations du domaine avec le reste du système économique (6). Aujourd’hui, l’administration interne des grands domaines expropriés est confiée aux paysans, et les relations externes sont assurées par les fonctionnaires. Mais cette bureaucratie, fondamentalement urbaine, est doté d’un statut légal et social qui ne permet guère au gouvernement de l’obliger à vivre à la campagne. Elle est en outre gênée par son extraordinaire dispersion entre divers ministères et organismes. Cette organisation est régie par des lois que le gouvernement actuel ne peut modifier, puisqu’il ne dispose pas de la majorité au Congrès. Et cette bureaucratie est d’ailleurs liée politiquement aux partis d’opposition. Aussi, nombre de cultivateurs bénéficiaires de la réforme ont-ils formulé d’énergiques protestations contre ce qu’ils considéraient, parfois à juste titre, comme une incapacité des services administratifs.
On ne doit pas oublier, finalement, que les conflits entre divers groupes paysans sont le reflet des luttes politiques entre le gouvernement et l’opposition.
La paysannerie chilienne ne représente que le quart de la population, mais le système électoral valorise les circonscriptions rurales par rapport aux grandes circonscriptions urbaines.
Les progrès du syndicalisme paysan et les débuts de la réforme agraire, à l’époque du gouvernement Frei, donnèrent à la démocratie chrétienne une bonne base d’implantation dans les secteurs ruraux, qu’elle conserve encore en partie. De leur côté, les partis marxistes, qui se recrutaient fondamentalement parmi les ouvriers et dans la classe moyenne urbaine, ont senti, au cours des dernières années, la nécessité de faire appel aux classes rurales.
Une âpre compétition politique se déroule donc dans les campagnes chiliennes. Et cette lutte est plus dure encore depuis que l’on a accordé le droit de vote aux analphabètes, dont la proportion est beaucoup plus élevée à la campagne que dans les zones urbaines. Les porte-parole de la droite dénoncent ce qu’ils appellent l’ « échec » de la réforme agraire. La démocratie chrétienne, non contente d’utiliser les mêmes thèmes, réclame l’attribution très rapide des titres de propriété aux agriculteurs. Dans le camp de l’Unité populaire, les uns (les socialistes) insistent surtout sur l’octroi à l’Etat de la propriété de la terre, d’autres (notamment les communistes) mettent davantage l’accent sur les formes de production collective. Des désaccords se manifestent aussi sur les formes d’organisation et de participation de la paysannerie.
Ces oppositions font obstacle à la définition d’une politique plus cohérente et à une meilleure mobilisation du prolétariat agricole. Ces difficultés constituent, sans doute, la contrepartie de la formule chilienne de transformation structurelle dans un système politique de compétition démocratique.
Bien que les solutions ne soient pas simples, elles ne sont certainement pas impossibles à trouver. Les difficultés actuelles font partie d’une réalité sociale à laquelle doit nécessairement se heurter tout régime politique qui s’efforce de mener à bien des transformations socio-économiques fondamentales.
Notes :
(1) Diminution des crédits des banques nord-américaines et des banques internationales, notamment de la Banque mondiale et de la Banque interaméricaine, tentatives de la Kennecott Corporation et d’autres sociétés pour mettre l’embargo sur les exportations de cuivre chilien, en particulier à destination de l’Europe.
(2) On tient compte dans ce pourcentage de la consommation réelle de la population, du stockage des denrées par la classe moyenne et de la contrebande vers l’extérieur.
(3) Ces disponibilités proviennent des indemnités d’expropriation et des profits du marché noir. Certains spéculateurs ont utilisé, pour des achats de produits de consommation courante, des capitaux qui, en d’autres temps, auraient été investis.
(4) Opposition entre le paysan métis, ancien travailleur du grand domaine, et le paysan indien qui, dans la réserve Indigène voisine, vit sur une parcelle dans la plus extrême Indigence.
(5) Des paysans bénéficiaires de la réforme utilisent temporairement ou engagent comme salariés d’autres paysans non bénéficiaires.
(6) Il se chargeait d’obtenir les crédits et les éléments nécessaires à la production (engrais, insecticides, instruments aratoires, tracteurs, etc.) et il vendait les récoltes.
Jacques Chonchol
Ancien ministre de l’agriculture dans le gouvernement du président Allende. Avait précédemment travaillé à la réforme agraire à Cuba, puis participé au gouvernement Frei en qualité de ministre de l’agriculture également