dimanche, septembre 01, 2019

ALEXANDER VON HUMBOLDT, POUR L’AMOUR DE LA SCIENCE



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ILLUSTRATION DE PIERLUIGI LONGO, ITALIE
En 1799, le naturaliste et géographe allemand entreprend un périple de cinq ans en Amérique du Sud. Il en revient avec le statut de héros – et une conception révolutionnaire du monde qui nous entoure.
ALEXANDER VON HUMBOLDT ET
AIMÉ BONPLAND, ÉQUATEUR, 1801
(SOURCE: BIBLIOTHÈQUE DU
MUSÉE BOTANIQUE DE BERLIN)
Courrier international
Lorsqu’il se met en route, le 23 juin 1802, pour faire l’ascension du Chimborazo, Alexander von Humboldt [1769-1859] débute une expédition destinée à entrer dans l’histoire. Le Chimborazo est alors considéré comme la montagne la plus élevée sur Terre et personne n’a jamais atteint son sommet. Accompagnés de trois guides indigènes portant leurs instruments, Humboldt et ses deux compagnons de voyage sont néanmoins déterminés à braver le froid des hautes altitudes et à gravir les 6 263 mètres du volcan équatorien.

L’ascension est tellement difficile que l’explorateur allemand écrit à son frère : “Les Indiens qui nous accompagnaient sont partis, déclarant que nous essayions de les tuer. Nous étions donc seuls, Bonpland, Carlos de Montúfar, moi et un de mes serviteurs qui portait quelques-uns de mes instruments.”

Ce n’est toutefois pas l’épuisement, ni la neige ni le manque de vêtements ou d’équipement appropriés qui les empêchera d’atteindre le sommet mais une immense crevasse. Malgré la raréfaction de l’oxygène et leurs membres ankylosés, les explorateurs parviendront à 5 900 mètres d’altitude, selon les calculs d’Humboldt. Qu’importe si le Chimborazo est plus tard détrôné par l’Himalaya [en tant que plus haut sommet du monde] ; aucun être humain n’a jamais atteint une telle altitude. Leur record va rester imbattu pendant trente ans.

Vénézuéla : 1799 – 1800



Alexander von Humboldt n’aurait même pas songé en rêve à de telles prouesses au moment où il quittait l’Espagne et le port de La Corogne, le 5 juin 1799, en compagnie du botaniste français Aimé Bonpland. Outre leurs vêtements et leurs couchages, les deux hommes embarquent des dizaines de caisses remplies d’instruments – parmi lesquels plusieurs télescopes, un sextant, un quadrant, une aiguille de 12 pouces, des compas, un pendule, des baromètres, plusieurs thermomètres, deux électromètres, un microscope, un hygromètre et un cyanomètre pour mesurer le bleu du ciel.

Après une escale sur l’île de Tenerife, dans les Canaries, leur navire jette l’ancre au large de Cumaná, au Venezuela, au bout d’une traversée de quarante et un jours. On imagine le soulagement des aventuriers en voyant enfin apparaître la terre ferme. Ils ont survécu à la traversée de l’Atlantique, mais déjà à l’époque il y a des questions d’immigration à régler, les forçant à patienter encore quelques heures avant d’obtenir le feu vert des officiers du port. Ils devaient avoir hâte de poser le pied sur le sol américain.

Ne pouvant contenir son émerveillement, Humboldt écrit à son frère, Wilhelm :
“ De quelles couleurs se parent les oiseaux, les poissons et même les crabes (bleu ciel et jaune) ! Jusqu’à présent, nous avons erré comme des sots ; nous n’avons rien pu identifier durant les trois premiers jours, un objet étant vite mis de côté pour en examiner un autre. Bonpland m’assure qu’il va devenir fou si ces merveilles n’en finissent pas. Pourtant, plus somptueuse encore que ces petits miracles individuels est l’impression générale que produit cette végétation puissante, luxuriante et pourtant si douce et enivrante. ”
Au Vénézuéla, les explorateurs découvrent également les horreurs de l’esclavage. Humboldt en est profondément choqué et dénoncera plus tard cette pratique comme étant sans le moindre doute “le pire fléau affligeant l’humanité”.

Après avoir passé plusieurs mois à Cumaná et Caracas ainsi que dans leurs environs, Humboldt, alors âgé de 30 ans, part pour sa première grande expédition : l’exploration du haut Orénoque à bord d’un large canot et accompagné de Bonpland, d’un chien et de rameurs indiens – ainsi que ses instruments. Leur périple va durer soixante-quinze jours et s’étendre sur 2 250 kilomètres à travers des territoires sauvages essentiellement inhabités et une jungle peuplée de crocodiles, d’impressionnantes anguilles électriques, de boas et de jaguars – le tout ponctué de descentes de rapides dans une atmosphère chargée d’humidité et avec la faim qui tenaille les entrailles. Les hommes boivent l’eau de la rivière et se nourrissent de riz, de fourmis, de manioc et à l’occasion de viande de singe. Jour et nuit, la forêt résonne de bourdonnements et de cris d’animaux.

Au fil de leur expédition, ils rencontrent des missionnaires espagnols et des tribus indigènes ; ils collectent des milliers d’échantillons de plantes, prennent des notes et dessinent des croquis d’animaux malgré leurs doigts et leurs visages boursouflés par les piqûres de moustiques. À propos d’une courte étape, Humboldt écrit à un ami :
“ Il est presque impossible d’écrire pendant la journée. Le poison de ces insectes est si douloureux que l’on ne peut tenir la plume dans sa main. Tout notre travail s’effectue au coin du feu dans la partie d’une hutte indienne abritée du soleil et à laquelle on ne peut accéder qu’en rampant à plat ventre. Là, l’air saturé de fumée est presque irrespirable mais on souffre moins des moustiques.”
CARTE RÉVOLUTIONNAIRE DE
HUMBOLDT DU FLEUVE ORÉNOQUE
Les explorateurs vivent dans des conditions épouvantables mais au terme de ce périple éreintant, Humboldt est en mesure de confirmer l’existence du canal de Casiquiare, reliant l’Orénoque à l’Amazone. Bien qu’il n’en soit pas le découvreur, Humboldt en fera connaître la position exacte à travers ses lettres et ses cartes. C’est aussi l’un de ses premiers hauts faits d’explorateur.

Les Andes : 1801-1803


LE PONT SUSPENDU PRÈS DE PENIPE, ÉQUATEUR EN 1802
Après un séjour à Cuba, les aventuriers retournent sur le continent. Arrivés à Bogota le 6 juillet 1801, ils font la connaissance de José Mutis, le naturaliste le plus réputé des colonies espagnoles. Mutis possède une immense collection botanique et Humboldt est impressionné par ses connaissances, sa bibliothèque et son équipe d’artistes dessinateurs. Ce sont les travaux de Mutis qui inspireront à Humboldt ses célèbres herbiers et planches botaniques.

Au bout de deux mois, Humboldt met le cap sur les Andes, la chaîne de montagnes – encore peu explorée à l’époque – qui traverse plusieurs pays d’Amérique latine. Lorsqu’il arrive à Quito en janvier 1802, la ville est en piteux état, dévastée par un puissant séisme. Les habitants y vivent toutefois bien et la ville attire les voyageurs. Les explorateurs passent huit mois dans la province, multipliant les expéditions pour escalader, dessiner et mesurer des volcans comme le Pichincha et le Cotopaxi avant de s’attaquer au plus majestueux d’entre eux : le Chimborazo.

Humboldt et ses compagnons poussent ensuite vers le sud jusqu’au Pérou, où ils découvrent des ruines incas ainsi que les restes d’un mammouth. Ils en rapportent également les premiers échantillons de guano, un engrais riche en azote composé d’excréments d’oiseaux ou de chauves-souris.

En septembre, Humboldt réalise un de ses rêves en contemplant pour la première fois l’océan Pacifique. Depuis Lima, ils remontent ensuite la côte en bateau jusqu’au Mexique. À bord, Humboldt prend des notes détaillées sur le courant froid qui remonte le long de la côte péruvienne. Aujourd’hui, ce courant n’influe pas seulement sur le climat de la planète en faisant remonter des eaux froides, il porte également le nom de l’explorateur.

Mexique : 1803 – 1804


ALEXANDER VON HUMBOLDT ET AIME BONPLAND À LA
CASCADE  DE REGLA  AU MEXIQUE EN 1803,
TIRÉ DE SON LIVRE « VUES DES CORDILLÈRES ET MONUMENS
 DES PEUPLES INDIGÈNES DE L'AMÉRIQUE»
Les explorateurs parviennent à Acapulco le 22 mars 1803 et se dirigent vers Mexico, de loin la plus grande ville d’Amérique latine à l’époque. Au Mexique, Humboldt se montre moins intéressé par la flore et les courants marins que par les ruines antiques, les peuples indigènes et les documents d’archives parlant de la population, de la production agricole, de l’industrie minière et de l’histoire.

Au cours de son voyage, Humboldt étudie plusieurs langues et en découvre la richesse et la complexité. Il dénombre 35 langues parlées au Mexique. Alors qu’il remontait l’Orénoque, il a appris que près de 200 langues différentes sont parlées dans la région. Bien qu’il parle lui-même au moins quatre langues couramment, il écrit : “Combien de fois ai-je admiré le talent des Indiens, qui parlent sans peine trois ou quatre de ces langues.

Humboldt l’Américain


Après avoir sillonné le Mexique, les explorateurs retournent à Cuba trier leurs collections et préparer leur voyage de retour. Au lieu de rentrer directement en Espagne, Humboldt décide toutefois de faire, en 1804, une dernière étape aux États-Unis. Il est probable qu’il ait surtout voulu éviter d’embarquer à bord d’un bateau appartenant à la couronne espagnole, de nouveau en guerre contre l’Angleterre [un conflit dans lequel est aussi impliquée la France de Napoléon Bonaparte et qui va déboucher, en 1805, sur la déroute de la flotte franco-espagnole lors de la bataille de Trafalgar]. Les navires de guerre et les pirates écumaient les océans et Humboldt devait craindre qu’il n’arrive malheur à ses précieux échantillons. Quelle qu’en soit la raison, il met le cap sur Philadelphie.

Le président Jefferson vient tout juste de conclure [avec la France] le contrat de vente de la Louisiane, qui double quasiment la surface du pays. Il souhaite avoir des données et des chiffres sur sa récente acquisition. Pourvu de lettres de présentation et d’une invitation à Washington, Humboldt est le candidat idéal pour dresser des cartes détaillées et ramener des informations sur ces nouveaux territoires. Les deux hommes se lient d’amitié – qu’ils cultivent jusqu’à leur mort. Humboldt découvre un pays qui a rejeté l’autorité de son roi, une véritable terre de démocratie. Même s’il n’y reste pas longtemps, Humboldt tombe sous le charme de la jeune nation et se dira plus tard “à moitié américain”.

Il est toutefois temps de rentrer et au bout de six semaines, Humboldt lève l’ancre pour l’Europe.

Le bilan


L’expédition d’Humboldt a duré en tout cinq ans et deux mois. Avant son départ, il avait écrit à ses banquiers berlinois ce qu’il espérait accomplir :
“ Je collecterai des plantes et des animaux, mesurerai la température, l’élasticité, la force magnétique et électrique dans l’atmosphère, je déterminerai des longitudes et latitudes et je mesurerai des montagnes. Mais là n’est pas le but premier de mon voyage. Mon seul réel dessein est d’étudier l’interaction et l’interconnexion des forces de la nature et les influences qu’exerce l’environnement sur la vie végétale et animale. ”
ALEXANDER VON HUMBOLDT EXPLORANT
“VOLCANS D'AIR DE TURBACO” , EN COLOMBIE, EN 1801
 
Il atteint son but et bien plus encore. Alors qu’il n’a pas réellement de plan, le destin le conduit de la chaleur étouffante de la jungle aux sommets enneigés des montagnes. Il traverse l’équateur à deux reprises, passe près de seize mois dans ce qui est aujourd’hui le Venezuela ; il explore le fleuve Orénoque, reste vingt-deux mois en Colombie et dans les Andes et près d’un an au Mexique.

Alexander von Humboldt n’a pas été le premier savant à parcourir l’Amérique latine, mais il est le seul à payer la totalité de ses dépenses avec ses propres deniers. Grâce à ses relevés détaillés et ses centres d’intérêt multiples, il a accompli l’un des plus grands voyages d’exploration jamais réalisé.

Grâce à ses nombreux notes et carnets, il va ensuite digérer, trier et publier les résultats de son expédition au cours des années suivantes. Ses livres regorgent d’une telle multitude d’informations, de chiffres, d’illustrations et de cartes qu’ils vont changer le point de vue des Européens sur les colonies.

Après la publication de ses travaux, personne ne peut affirmer que le continent américain est inférieur à l’Europe [et que les populations indigènes appartiennent à des civilisations arriérées, appelées à disparaître devant l’avancée du progrès — une croyance alors répandue sur le Vieux Continent]. Sa nature est luxuriante et pleine de ruines antiques laissant deviner le passé de civilisations brillantes. L’avenir de cette région du monde semble radieux et les travaux d’Humboldt contribuent à donner confiance en eux-mêmes à ses habitants. C’est pour cette raison que le célèbre libérateur sud-américain Simón Bolívar le considérait comme le véritable “découvreur du Nouveau Monde”.
Timothy Rooks