jeudi, janvier 23, 2020

« LES PUISSANTS NE VEULENT PLUS D’UNE RETRAITE QUI SOIT LE PRODUIT D’UNE SOLIDARITÉ COLLECTIVE »

[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]
JACQUES RANCIÈRE
ILLUSTRATION EMMANUEL POLANCO / COLAGENE 
« Le Monde » publie la déclaration du philosophe, prononcée le 16 janvier 2020 devant les cheminots grévistes de la gare de Vaugirard.Tribune. Si je suis là aujourd’hui, c’est, bien sûr, pour affirmer un soutien total à une lutte exemplaire, mais aussi pour dire en quelques mots pourquoi elle me semble exemplaire.
JACQUES RANCIÈRE
J’ai passé un certain nombre d’années de ma vie à étudier l’histoire du mouvement ouvrier et ça m’a montré une chose essentielle: ce qu’on appelle les acquis sociaux, c’est bien plus que des avantages acquis par des groupes particuliers, c’était l’organisation d’un monde collectif régi par la solidarité.

Qu’est-ce que c’est que ce régime spécial des cheminots qu’on nous présente comme un privilège archaïque ? C’était un élément d’une organisation d’un monde commun où les choses essentielles pour la vie de tous devaient être la propriété de tous. Les chemins de fer, cela appartenait à la collectivité. Et cette possession collective, elle était gérée aussi par une collectivité de travailleurs qui se sentaient engagés vis-à-vis de cette communauté ; des travailleurs pour qui la retraite de chacun était le produit de la solidarité d’un collectif concret.

Démolir pièce à pièce


C’est cette réalité concrète du collectif solidaire dont les puissants de notre monde ne veulent plus. C’est cet édifice qu’ils ont entrepris de démolir pièce à pièce. Ce qu’ils veulent, c’est qu’il n’y ait plus de propriété collective, plus de collectifs de travailleurs, plus de solidarité qui parte d’en bas. Ils veulent qu’il n’y ait plus que des individus, possédant leur force de travail comme un petit capital qu’on fait fructifier en le louant à des plus gros. Des individus qui, en se vendant au jour le jour, accumulent pour eux-mêmes et seulement pour eux-mêmes des points, en attendant un avenir où les retraites ne seront plus fondées sur le travail mais sur le capital, c’est-à-dire sur l’exploitation et l’autoexploitation.

C’est pour ça que la réforme des retraites est pour eux si décisive, que c’est beaucoup plus qu’une question concrète de financement. C’est une question de principe. La retraite, c’est comment du temps de travail produit du temps de vie et comment chacun de nous est lié à un monde collectif. Toute la question est de savoir ce qui opère ce lien : la solidarité ou l’intérêt privé. Démolir le système des retraites fondé sur la lutte collective et l’organisation solidaire, c’est pour nos gouvernants la victoire décisive. Deux fois déjà ils ont lancé toutes leurs forces dans cette bataille et ils ont perdu. Il faut tout faire aujourd’hui pour qu’ils perdent une troisième fois et que ça leur fasse passer définitivement le goût de cette bataille.


SUR LE MÊME SUJET :