samedi, octobre 21, 2006

DANIEL EMILFORK, COMÉDIEN


Le comédien Daniel Emilfork est décédé, à l'âge de 82 ans, le 17 octobre 2006 à Paris.

C'était un dandy, un monstre, un personnage comme on n'en fait plus, aussi extraordinaire "à la ville" que dans ses rôles au cinéma et au théâtre : le comédien Daniel Emilfork est mort, à Paris, mardi 17 octobre, à l'âge de 82 ans. Il l'avait incarnée plusieurs fois, cette camarde qui vient de l'emporter : il la tutoyait, la défiait, jouait avec elle. Comme un torero. Elle l'a eu.
Pour beaucoup - pour les plus jeunes, notamment -, Daniel Emilfork restera comme l'inoubliable Krank, le voleur de rêves d'enfant de La Cité des enfants perdus, le film de Caro et Jeunet. Les autres se souviendront d'un des multiples rôles hors normes qu'il a incarnés avec son physique de héros expressionniste. Des méchants et des monstres. Des vampires, des diables, des savants fous, des espions. Sade en personne, son plus grand rôle au théâtre, dans Marat-Sade, de Peter Weiss, mis en scène par Walter Le Moli en 1986.

Il aurait pu être le Nosferatu de Murnau, il sera homme-libellule dans le personnage à la mesure de sa démesure que Fellini sut lui dessiner dans son Casanova. Et un de ces nombreux seconds rôles qu'il habita de sa présence étrange et crépusculaire, dans des films signés Henri-Georges Clouzot, Roger Vadim, Alain Robbe-Grillet, Romain Gary, George Cukor ou Roman Polanski. Au théâtre, Luchino Visconti, Claude Régy, Patrice Chéreau, avec qui il aura un vrai compagnonnage, ou André Engel s'attacheront cette silhouette d'outre-monde, venue des confins obscurs de la vie.

En janvier 2003, par un beau matin d'hiver, Daniel Emilfork nous avait reçue dans son petit deux-pièces de Montmartre, qu'il occupait "depuis que le Bateau-Lavoir, où (il) occupait l'atelier de Pissaro et de Max Jacob", avait brûlé. Il était, comme toujours, vêtu avec une élégance d'un autre temps - cette élégance qui était tout sauf une question d'argent : costume, cravate et bottines noires, chemise blanche à poignets mousquetaire ornés de boutons de manchette en perles grises. Et l'opale. Cette énorme pierre de malheur aux couleurs changeantes, qu'il portait à la main gauche, comme un défi au destin.

Autour d'un thé bouillant, à la russe, il avait rembobiné le fil de ses souvenirs, et rapidement, porté par sa voix grave et profonde, on était rentré dans un monde à la Blaise Cendrars, où s'enroulaient les volutes du réel et de l'imaginaire comme s'enroulaient les boucles formées par la fumée de son éternelle cigarette. Daniel Emilfork était né au Chili, dans une bourgade du nom de San Felipe, le 7 avril 1924. Ses parents, juifs russes socialistes chassés d'Odessa par les pogroms, avaient fini par échouer là, au terme d'une longue errance.

"ACCENT MOLDO-VALAQUE"

Enfance modeste et souffreteuse, où le sentiment de l'humiliation, de la différence, vient claquer comme un coup de fouet à l'âge de 12 ans, comme il le racontait avec son étonnant "accent moldo-valaque" : "Je ne savais pas que j'étais juif. Un jour, mon professeur de français m'a dit : "C'est curieux, toi, tu n'es ni blanc ni noir, tu es gris. Tu es juif."" A cela, sa mère répondra qu'"être juif, cela voulait dire appartenir au peuple du Livre", et qu'ils n'avaient "d'autre pays que les mots". Daniel Emilfork ne l'oubliera jamais. C'est par amour pour la littérature qu'il arrive à Paris, à 25 ans, avec 50 dollars en poche. La vie de bohème, pour lui, sera une réalité, et pas un cliché pour touristes ou pour bourgeois en mal de chic artiste.

Daniel Emilfork était un ogre exquis et vachard. Il aimait ou détestait, sans nuances, balayait d'un revers de ses interminables bras tel ou tel qui avait eu le malheur de lui déplaire, ou allait tout à coup chercher un volume d'Héraclite sur un des rayonnages de son impressionnante bibliothèque. "Je suis acteur pour que les jeunes gens et les vieux écrivent des poèmes et aient des utopies. Je veux que les gens rêvent à un autre monde", avait-il coutume de dire. C'était une diva, une vraie, pour qui l'art et la vie ne faisaient qu'un. Sans lui, nous rêverons moins bien, c'est sûr.


Fabienne Darge
LE MONDE Article paru dans l'édition du 20.10.06