Pourquoi se rendre au Belize, nation qui n’a produit aucune star de la musique ni inspiré aucun écrivain, et où il n’y a ni guerre ni famine? L’écrivain chilien Alberto Fuguet a son idée.
En un peu plus d’une heure d’attente à bord de l’avion, sur le tarmac de l’aéroport de Santiago du Chili (pour une révision de moteur ou autre), j’ai le temps de confirmer mes soupçons : je suis le seul passager du vol à me rendre au Belize. D’ailleurs, que trouve-t-on au Belize ? Ce pays, qui n’a vu naître ni Prix Nobel ni chanteur célèbre, semble ne pas exister – en tout cas, ni dans la culture ni dans l’imaginaire pop. Ce pays qui n’est ni le Congo, ni le Kenya, ni Zanzibar, ni le Sri Lanka. Le Belize serait plutôt un pays série B. Je n’ai jamais lu aucun livre ni vu aucun film dont le cadre se déroule au Belize. Hemingway n’a jamais mis les pieds dans ce maudit endroit. Même Graham Greene n’y a situé aucune de ses intrigues.
Il y aurait donc quelque chose au Belize ? Ce n’est pas un pays CNN. Ce n’est pas un pays à guerres, ni à sécheresses, ni à famines, ni à génocides. Autant dire que ce n’est pas un pays à la mode. Il n’est même pas démodé. A l’heure où tout le monde sait tout sur tout, je m’aperçois que je ne sais rien sur le Belize. La fille de l’agence m’a avoué que c’était la première fois qu’elle réservait un vol pour Belize City. Le Belize est un de ces pays… Un de ces nouveaux pays qui existent presque. Par Internet, j’ai appris trois fois rien. Le Belize est le paradis de la plongée. Or je n’appartiens pas à la confrérie subaquatique internationale. Le Belize vit du tourisme en provenance des Etats-Unis, mais, même aux Etats-Unis et même pour le secteur touristique américain, le Belize a quelque chose de confidentiel. “Et vous, jeune homme, vous allez où ? — Au Belize, Madame. — Où ça ?”
L’avion à destination du Belize, qui part de Miami, est loin d’être plein. Il accueille une douzaine d’hindous, sans doute des commerçants. Ils ont l’air tristes, fatigués. Il y a deux grosses femmes noires qui parlent un anglais que je comprends à peine. Et une dame anglaise âgée, qui se rend au Belize dans le seul but de prendre le soleil. Sa destination est Placencia. “Mon mari m’a invitée à l’hôtel de Francis Ford Coppola. Il est fan de la série de films Le Parrain. Moi, ils m’ennuient. Mais l’agence de voyages lui a assuré que l’endroit était divin.”
Janice me tend la main. C’est une main ridée, froide et glissante. Je me rends compte qu’elle s’est déjà enduite de lotion à l’aloès. Elle me raconte qu’elle fête son anniversaire de mariage. D’où l’invitation, le cadeau. Je ne savais pas que Francis Ford Coppola possédait un hôtel. Un hôtel au Belize. J’ai bien entendu ? “Il en a deux, dear. Un dans la forêt, l’autre en bord de mer. Mais je préfère la mer. Ce n’est pas que je nage beaucoup, mais le soleil, ah ! le soleil… Dans le Yorkshire, on n’a pas le soleil de ces pays-là.”
J’en déduis que son mari est aux toilettes. Et puis, aussitôt, je comprends que non. Car Janice me confie que son mari lui offre chaque année dix jours de vacances, mais seule. “C’est mon cadeau d’anniversaire de mariage.”
Je suis de ceux pour qui les voyages commencent quand on comprend qu’on va voyager. Généralement, ils se terminent lorsqu’on ouvre sa valise et qu’on jette le linge sale dans le panier. Mais ce voyage-ci est tout différent. Il se termine quand j’atterris sur la piste cahoteuse de l’aéroport de Belize City. La réalité poussiéreuse prend le pas sur l’imagination. Le meilleur du voyage est terminé. Et ça me fait un peu de peine. Je ne pourrai plus jamais spéculer sur le Belize. Maintenant, par exemple, je sais que les touristes débarquent à l’aéroport international – aéroport tropical typique, avec des ventilateurs qui brassent l’air chaud sans ventiler. Je sais aussi que, sans y réfléchir à deux fois, ils montent à bord de petits avions déglingués et s’envolent vers les cayes [îles basses sablonneuses, en anglais cay ou key]. Vers la mer.
Je ne tarde pas à comprendre que ce qu’il faut, c’est zapper la ville principale. Les touristes les plus âgés et les plus friqués partent immédiatement pour Ambergris, une île en forme de nouille qui fit jadis partie du Mexique ; les plus jeunes (et pauvres) se dirigent vers Cayo Caulker, un lieu qui, disent-ils, leur rappelle un antre hippie des années 1960. C’est sûr, tout au Belize rappelle le début des années 1960. Les écotouristes (il en vient beaucoup, au Belize) sont sidérés de voir à quel point tout est prémoderne. C’est comme ça. Il n’y a presque pas de télé, le seul cinéma a été inauguré l’année dernière, et les cybercafés sont chers, mauvais et lents. Les rares habitants du pays (un mélange de Mayas, de Noirs et de Centraméricains, plus une dizaine d’Anglais alcoolos) sont convaincus que le Guatemala voisin est la nouvelle Sodome. Ils jugent le “reste du monde” décadent. Ici, le nudisme est partout interdit. On n’est pas sur une vulgaire île des Caraïbes. Qu’on le veuille ou non, on est dans l’ancien Honduras britannique.
Pour beaucoup de Latino-Américains, le Belize est le paradis. Et ce n’est pas seulement à cause de ses plages. Le Belize a beau être précaire, c’est tout de même une démocratie. Le Belize est une plaque tournante du trafic de drogue, mais pour autant il n’est pas gangrené par le narcotrafic. Au Belize, on ne risque pas d’être agressé et on peut rouler tranquille. La paix règne au Belize, l’argent ne manque pas. Le pays affiche l’un des niveaux de vie les plus élevés de la région. On ne le dirait pas, mais c’est la vérité. Ici, aucun des 250 000 habitants ne meurt de faim.
D’où l’attrait qu’exerce ce petit pays sur ses voisins. Alors qu’il venait tout juste de conquérir son indépendance [en 1981], les guerres civiles ont éclaté au Salvador et au Nicaragua. En deux ans, le minuscule Belize a dû accueillir environ 30 000 personnes, bien décidées à rester. Aujourd’hui, ils sont tous béliziens. Et ils parlent presque tous anglais. Bizarre. C’est peut-être, avec la chaleur et l’odeur de sueur mêlée de relents de piment, ce qui attire le plus l’attention. Le Belize est comme Los Angeles : les habitants ont tous des têtes de Centraméricains, mais ils parlent anglais. Et espagnol. Et maya. Et créole, à savoir un anglais mâtiné d’un peu tout. Les descendants des Indiens Caraïbes et des esclaves africains parlent le garifuna. D’une certaine façon, le Belize est le seul pays vraiment bilingue du continent.
Le Belize n’est pas Cancún. Au Belize, “Cancún” est un gros mot. Surtout à Ambergris Cay. Sur cette île allongée et étroite – protégée par l’une des barrières de corail les plus longues du monde –, on ne trouve pas de buildings. Il n’y a pas d’all-inclusives [formules tout compris]. Il n’y a pas de resorts [complexes touristiques] comme il en existe en République dominicaine. Les plus nationalistes disent que c’est un choix. Les plus sceptiques estiment que ce n’est qu’une question de temps. Pour l’instant, en tout cas, les plages du Belize sont unplugged [déconnectées]. OK, question plages : eau turquoise, transparente. Quoi d’autre ? Qu’est-ce qu’on peut dire sur le paradis ? Le paradis est joli. Le paradis est tiède. Le spectacle du lever de soleil sous les tropiques est intense. Qu’est-ce qu’on peut écrire de plus sur une plage ?
Gregory et Alice, mes voisins à Mata Chica, le resort le plus sympa et le plus cher d’Ambergris, sont venus admirer le Blue Hole, un trou bleu dans la mer, au-delà de la barrière de corail. Un endroit qui en raison de sa profondeur apparaît plus bleu, vu du ciel, que le reste de la mer. Un peu le mont Fuji du Belize. Le commandant Cousteau en avait fait l’une de ses destinations favorites, si bien qu’il est évidemment devenu un lieu culte.
San Pedro est la principale agglomération d’Ambergris : c’est là qu’on atterrit. Ce petit village de pêcheurs grouille de touristes qui circulent en voiturettes de golf dans les rues non goudronnées. Il y a des restaurants, des magasins ou des bars où on vous laisse entrer pieds nus. Vous voyez, quoi, le genre plage-plage. Mais tout sur le mode mineur. Rien de strident. On prend du bon temps, on mange mieux. Cinq jours suffisent, mais la plupart des gens restent dix jours.
Sur l’aérodrome de Placencia, dans le sud du pays, je me retrouve devant un bimoteur de type Première Guerre mondiale. L’avion s’appelle Sofia. Oui, en hommage à cette jeune femme [Sofia Coppola] qui a décroché un oscar [du meilleur scénario pour Lost in Translation]. Me voilà en territoire Coppola.
Placencia est une péninsule habitée par des descendants d’esclaves métissés avec des Indiens. Ici, la mer est plus agitée. Le taxi local, une ruine, n’est pas peint comme un taxi. Je demande au chauffeur de m’emmener à l’hôtel de Coppola. “Où ça? — Au Turtle Inn. — Ah ! d’accord…”
À Placencia, comme dans tout le Belize, Coppola est juste un gros monsieur qui aime les pâtes. Un rappel des faits s’impose. Jusqu’à une date récente, ce pays n’avait jamais eu de cinéma. Le stock des vidéoclubs se compose de vidéos pirates ou, avec un peu de chance, de films d’action de série Z. Seuls les gens les plus cultivés savent que Coppola est le propriétaire de deux resorts au Belize et d’un autre près de Tikal, au Guatemala – des lieux qui attirent les voyageurs étrangers en quête de tranquillité. (Il prévoit également d’en ouvrir un au Honduras, et, dans l’après-Fidel, un hôtel comme celui du Parrain II à La Havane.)
Que fait au Belize un type comme Coppola ? Et pourquoi a-t-il investi toute son énergie dans la construction d’hôtels cool au lieu de diriger un nouveau chef-d’œuvre ? Le Belize s’est trouvé sur le chemin de Coppola et, si son rêve s’était réalisé, à l’heure qu’il est il serait sans doute mort, en prison ou à l’asile. Le rêve de Francis Ford était aussi simple que mégalo : acheter le Belize et le transformer en pays-studio. Le Belize aurait été le Hollywood de l’Amérique centrale. Il avait même l’intention d’en faire le grand centre satellitaire et de communications du continent. Un pays high-tech peuplé d’antennes et de téléphones. Coppola est un homme qui rêve, mais on a du mal à imaginer le Belize comme un technopôle. Au Belize, il n’y a même pas le haut débit. Si le projet de Coppola avait vu le jour, ce paradis touristique serait peut-être devenu une sorte de Dubaï des télécommunications.
Coppola s’est rendu au Belize et a dit aux nouveaux gouvernants : Messieurs, l’avenir sera numérique ou ne sera pas. Le Premier ministre du Belize en personne a décliné son offre. Le pays avait à peine l’électricité. Non merci, lui a-t-il répondu. Mais pourquoi vous ne visiteriez pas le pays ? Coppola l’a fait. Et il est tombé amoureux d’un vieux lodge [refuge] abandonné, dans les montagnes, où bivouaquaient les vieux Anglais qui partaient chasser le jaguar. Coppola s’est intéressé à Blancaneaux. Le gouvernement le lui a vendu à prix coûtant et, au passage, lui a offert tout un tas d’hectares autour. Blancaneaux est devenu le refuge des Coppola. Tout le clan – Talia Shire [sœur du réalisateur], Nicolas Cage [neveu du réalisateur], la jeune Sofia – venait y fêter les anniversaires et y passer Noël.
Au début des années 1990, Coppola était à court de liquidités, mais il a compris tout le parti qu’il pouvait tirer de son nom. Parmi ses nombreuses décisions, il a transformé sa résidence secondaire en un lodge ouvert au public. Même chose pour The Turtle Inn. Quand il a déniché ce petit hôtel en bord de mer, il a su immédiatement qu’il le voulait, même s’il n’était pas rentable. Sauf à le transformer lui aussi en un lieu d’hébergement payant. Pas trop cher, même si c’est une façon de parler, surtout à l’échelle latino-américaine. Car, enfin, dans le monde des millionnaires, un lieu comme The Turtle Inn n’est pas si cher que ça. Pour quatre jours en pension complète, vin compris, un couple y laisse environ 1 000 dollars. Mais Coppola sait qu’il existe des centaines d’endroits où l’on paie plus pour une prestation moindre. Parce que Coppola vous reçoit comme chez lui. L’air de rien, vous êtes chez lui. Il n’y était pas quand j’y ai séjourné, mais il est souvent là, à lire, à taper sur son ordinateur portable, à manger des pâtes.
Qu’est-ce que je peux dire du Turtle Inn ? C’est une plage. Mais pas seulement. Les savons sont de ceux qu’on aimerait manger tant ils embaument. À la tombée du jour, on sent que le responsable des éclairages n’est autre que le directeur de la photographie Vittorio Storaro [celui, entre autres, d’Apocalypse Now]. Nous sommes au paradis, sans aucun doute, mais aussi dans un lieu raffiné, tout en retenue, à échelle humaine. Coppola n’a pas créé un Planet Hollywood. Il n’y a pas d’affiches de ses films sur les murs, ni d’oscars sur le comptoir de la réception.
Dans le vol depuis Placencia, tandis que nous survolons les plantations de piment, je demande au pilote (je suis à la place du copilote et ma porte est mal fermée) de me dire quelques mots de la capitale. “Elle ne vaut pas le détour”, me répond-il avant d’ajouter : “You better belize it.” La phrase nationale. Elle apparaît sur les macarons que les automobilistes collent sur leurs pare-chocs. Et aussi sur des affiches, des tee-shirts, des cartes postales. Au bout de quelques jours, je comprends qu’en fait cela veut dire : à prendre ou à laisser. Dans d’autres pays des Caraïbes, les gens disent : “Don’t worry, be happy !” Mais le Belize est en Amérique. J’arrive donc à Belize City, qui n’est pas une ville. C’est un village. Un village infect de 70 000 habitants. Belize City est le genre d’endroit dont on n’a pas envie de connaître les hôpitaux. Ni les prisons.
Après quatre eaux minérales, je comprends que les touristes ne vont pas de l’autre côté de la ville. Du côté sud, ni vers le centre. Je suis le seul Blanc de tout le quartier et, au cas où j’aurais des doutes sur ma race, on me donne sans arrêt du “Hey, white boy” et on me propose de la drogue. Mais la ville n’est pas nécessairement violente, on ne se fait pas agresser. On se fait tout au plus insulter, ce n’est pas pareil. Le fait que le quartier des riches ressemble à un quartier pauvre complique encore les choses. Et disons que d’avoir la fièvre n’arrange pas vraiment l’affaire. Ce n’est pas pour rien si on dit qu’on garde un mauvais souvenir des villes où on a été malade. A mon deuxième jour à Belize City, j’ai senti que je bouillais. L’odeur d’ordures et de poisson pourri montant des canaux et du fleuve [le Belize] ne m’aidait pas non plus à respirer. Malgré tout, Belize City est une ville tranquille. Tellement tranquille que l’ambassade des Etats-Unis est une vieille maison en bois, et non un bunker. Le quartier diplomatique paraît sorti tout droit des pages de Tom Sawyer : maisons en bois, clôtures blanches, jardins.
J’ai traversé le fameux pont, un pont manuel qui se déplace comme une chatte, et j’ai regardé un navire de croisière, au mouillage en mer. Il était bourré de vieux Américains vêtus de rose. Je les avais déjà croisés du côté nord, près de mon hôtel colonial. Mais où étaient-ils maintenant ? Le navire avait disparu. Ou alors j’avais des hallucinations. De fait, une fois que je me suis acheté un thermomètre chez Brodie’s, un drugstore qui est resté figé dans les années 1960, j’ai pu vérifier que c’était le cas. J’avais 41 °C de fièvre. Peut-être la température idéale pour séjourner à Belize City. Alberto Fuguet Etiqueta negra
Alberto Fuguet
Né au Chili en 1964, ce journaliste, critique et écrivain est l’un des instigateurs du collectif McOndo, qui publia en 1996 un recueil de nouvelles du même nom écrites par dix-huit auteurs latino-américains assez irrévérencieux, âgés de moins de 35 ans, et qui voulaient rompre avec le réalisme de leurs célèbres aînés. McOndo est, selon Alberto Fuguet, un mélange de McDonald’s, de Macintosh et de condo (les condominiums étant des complexes résidentiels sécurisés qui fleurissent partout en Amérique). C’est aussi évidemment une satire du village fictif de Cent ans de solitude de García Márquez. Alberto Fuguet est l’auteur de cinq romans, dont Mala OndaTinta Roja (Encre rouge), en 1996, édités chez Alfaguara. Pour en savoir plus visitez son blog : http://albertofuguet.blogspot.com/