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| « ESCAPE TO DESTINY » (ÉCHAPPER AU DESTIN), 2016 MEHDI GHADYANLOO - ALMINE RECH, PARIS, BRUXELLES, LONDRES, NEW YORK | 
Le Monde 
DiploL’intelligence artificielle, entre bulle financière et arme géopolitique / La souveraineté comme marchandise américaine / Partout dans le monde, des gouvernements font ruisseler des centaines de milliards pour développer une « intelligence artificielle (IA) souveraine » — un oxymore, tant cette technologie dépend des industries américaines. Dopée par les tensions internationales, la souveraineté est devenue une marchandise qui rivalise avec l’or, les cryptomonnaies ou les voitures de luxe.
par Evgeny Morozov, Novembre 2025
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| PHOTOGRAPHIES JAVIER LUENGO | 
En février dernier, le président français Emmanuel Macron annonçait une nouvelle étape de la « stratégie nationale pour l’intelligence artificielle » : un plan de 109 milliards d’euros d’investissements privés mêlant fonds souverains émiratis, fonds de pension canadiens, capital-investissement américain et grandes entreprises nationales — Iliad, Orange, Thales. Mais ces dernières fonctionnent toutes grâce aux processeurs graphiques (GPU) Blackwell de Nvidia, ce géant américain qui conçoit les semi-conducteurs les plus utilisés dans le secteur de l’IA et domine le classement mondial des capitalisations boursières. Le Royaume-Uni a surenchéri en septembre avec son Technology Prosperity Deal à 150 milliards de livres sterling (172 milliards d’euros), l’Allemagne s’est empressée de suivre le mouvement, et le scénario s’est répété du Proche-Orient à l’Asie du Sud-Est : des promesses mirifiques pour briser la dépendance aux technologies américaines en achetant des puces américaines aux conditions fixées par les Américains. « Souveraineté » : privilège de rédiger des chèques aux États-Unis dans sa propre monnaie.
Chili / élection présidentielle le 16 novembre 2025
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| Michelle Bachelet, Jeannette Jara et Pedro Pascal « PEDRITO N'A PAS ÉTÉ INFORMÉ DE LA RÉUNION » LAPALADEJARA | 
► À penser en dessin : FENÊTRE SUR COUR
Il est vrai que le président de Nvidia fait beaucoup pour entretenir ce délire collectif. Avec son éternel blouson de cuir qui lui donne l’allure d’un coach motivation pour concessionnaires Harley-Davidson, M. Jensen Huang dévide le même sermon sommet après sommet : « Soyez propriétaires des moyens de production de votre intelligence. » Face à lui, les ministres des finances hochent dévotement la tête avec le regard vitreux des emprunteurs qui renoncent à lire les termes du contrat en petits caractères. La voie du salut est implicite : achetez nos puces et échappez à la tyrannie d’OpenAI et de son produit-phare, ChatGPT.
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Ce que le prophète omet de préciser du haut de sa chaire, c’est que Nvidia prévoit justement d’investir 100 milliards de dollars (86 milliards d’euros) dans le Léviathan que sa doctrine de la souveraineté prétend neutraliser. La farandole des capitaux tourne à l’inceste, puisque, pour 10 milliards injectés dans OpenAI, Nvidia en récupère 35 en achats de puces — un circuit fermé si bien huilé qu’il crée son propre mouvement perpétuel (1). Mieux encore, les puces de Nvidia ne sont même pas vendues, mais louées (2).
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| PHOTO THE INFORMATION | 
Crise financière, saison 2
Parallèlement, OpenAI place des billes dans le principal concurrent de Nvidia, AMD, tout en mijotant des accords d’infrastructure qui devraient à terme lui procurer une puissance électrique équivalente à celle de vingt réacteurs nucléaires, le tout pour la modique somme de 1 000 milliards de dollars. La récursivité de ces arrangements rendrait vert de jalousie le meilleur architecte de « Ponzi » — ces pyramides financières frauduleuses qui rémunèrent les clients avec les fonds apportés par les nouveaux entrants. À 1 200 milliards, l’endettement du secteur de l’IA dépasse désormais celui du secteur bancaire — la crise de 2008, saison 2, avec le silicium dans le rôle des subprime.
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| ILLUSTRATION FINANCIAL TIMES | 
Même les idolâtres du marché ne parviennent pas à boucler la quadrature du cercle. D’après les projections de Morgan Stanley, les dépenses en centres de données (data centers) atteindront 2 900 milliards de dollars d’ici à 2028. Les géants de la tech ont beau être assis sur des réserves de liquidités qui dépassent la plupart des budgets nationaux, ils ne disposent que de 1 400 milliards : il leur faudra emprunter les 1 500 restants (3). À qui ? À Blackstone, Apollo ou Pimco, ces fonds d’investissement passés maîtres dans des prouesses d’ingénierie financière type « crédit privé », relativement récentes et hautement lucratives. La souveraineté, déjà hypothéquée sur les puces Nvidia, l’est aussi sur les lignes de prêt de Wall Street.
Quid de Washington ? Du point de vue de l’hégémon américain, l’« IA souveraine » n’est pas une arnaque nouvelle, mais le dernier acte d’une pièce dont le texte s’écrit depuis plus d’un siècle. La diplomatie du pétrole y a remplacé celle du dollar, avant d’être supplantée à son tour par la diplomatie du processeur. Bien que chaque étape soit plus baroque que la précédente, on y retrouve deux constantes : l’État et le capital américains, soudés dans leur interminable valse.
L’acte I s’ouvre à l’orée du XXème siècle. Le gouvernement américain promet aux pays d’Amérique latine que la prospérité économique et l’assainissement de leurs finances leur garantiront la stabilité politique. Dans les années 1900, Theodore Roosevelt prend ce prétexte pour placer les douanes dominicaines sous tutelle. En 1912, c’est au tour du Nicaragua de connaître le même sort via un prêt octroyé par la banque Brown Brothers. L’essentiel de ses revenus douaniers embarque pour Manhattan. Aux Nicaraguayens mécontents d’être traités comme une filiale à 100 %, Washington répond en envoyant les marines : le pays est occupé pendant vingt et un ans (1912-1933), avec près de quatre mille soldats au plus fort du déploiement. Dans un éditorial paru en 1922, l’hebdomadaire The Nation dénonce la « république des Brown Brothers », une formule prophétique compte tenu de ce qui allait suivre.
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| « FUTURE INTUITION », 2015 © MEHDI GHADYANLOO ALMINE RECH, PARIS, BRUXELLES, LONDRES, NEW YORK | 
L’acte II se joue pour la première fois en 1974, trois ans après que Richard Nixon a renoncé à la convertibilité du dollar en or et dévalué la monnaie américaine. Henry Kissinger fait aux Saoudiens une proposition maquillée en diplomatie : facturez votre pétrole au prix qui vous plaît, mais exclusivement en dollars, et placez vos profits dans les bons du Trésor américain. Ce pacte secret est assorti de garanties de sécurité implicites, étant bien entendu que tout manquement sera considéré comme un acte de guerre. Entre 1974 et 1981, une part substantielle des 450 milliards de dollars d’excédents accumulés par l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) est donc réinvestie dans l’économie américaine. Un pétrodollar après l’autre, les États-Unis reconstituent leur domination monétaire. Nul besoin de déranger les marines cette fois-ci.
L’acte III est encore en cours d’écriture, mais déjà l’échelle des opérations dépasse tout ce que l’on a connu. Après les bananes, après les barils, c’est désormais la puissance informatique qui se marchande, c’est-à-dire la capacité brute de traitement qui permet aux machines de calculer en moins de temps qu’il n’en faut à une banque centrale pour activer la planche à billets. La république des Brown Brothers a cédé le pas à la république de Nvidia.
Vicissitudes de l’anarcho-capitalisme
Une partie des flux transite par les cryptomonnaies. Qu’il soit émis à Dubaï ou à São Paulo, tout stablecoin doit être gagé par des bons du Trésor américain. Avec un culot qui force l’admiration, l’Italien Paolo Ardoino, président-directeur général (PDG) de Tether, claironne ainsi que ses jetons numériques sont « l’instrument le plus efficace de l’hégémonie du dollar » (X, 25 février 2025). Il est vrai que sa firme détient 120 milliards de dollars en dette américaine. Le Genius Act signé par M. Donald Trump en juillet dernier, qui instaure un cadre juridique pour ces monnaies numériques, offre au président américain la caution antisystème des cryptos… pour consolider le système qu’il prétend combattre. Qui aurait parié que l’anarcho-capitalisme finirait par garantir le déficit fédéral ?
Le spectacle secondaire des cryptos fait diversion du casse qui se déroule pourtant sous nos yeux. Car ce sont les modèles d’IA qui engloutissent la plus grosse part des capacités de calcul mondiales. Et les puces Nvidia leur sont aussi vitales que l’étaient le brut saoudien aux raffineries et les droits de douane nicaraguayens aux Brown Brothers. Parler d’« IA souveraine » n’a pas plus de sens que de proclamer la fin de la dépendance allemande au pétrole si Exxon avait rebaptisé « Pompes de la liberté » toutes les stations Esso le long de l’Autobahn.
Le stratagème de Washington serait pur cynisme s’il ne produisait pas des résultats aussi époustouflants. D’abord, fabriquer une crise de la souveraineté — méfiez-vous des puces chinoises, les clouds (nuages) américains sont la seule option qui vaille, vos centres de données sont vulnérables. Puis vendre le remède avec un bénéfice digne d’un laboratoire pharmaceutique. En Europe, les infrastructures informatiques censées alimenter l’« IA souveraine » vont sortir de terre grâce aux investissements de BlackRock et du fonds émirati MGX — un rejeton du système des pétrodollars. Mêmes capitaux venus du Golfe, mêmes jeux d’intermédiation, seule la marchandise diffère. Avec les techno-dollars, le recyclage passe à la vitesse supérieure et les marges se comptent en centaines plutôt qu’en centièmes de points de pourcentage.
Les restrictions sur les exportations ont remplacé les canonnières ; Washington ne vise plus les ports, mais garde le doigt sur le disjoncteur des fermes de serveurs. Pour protéger l’architecture financière, il faut montrer les dents.
C’est ainsi que la compagnie néerlandaise ASML, seule au monde à produire des machines de lithographie extrême ultraviolet (EUV), qui servent à graver les microprocesseurs les plus avancés, a été sommée début 2024 de ne plus approvisionner sa clientèle chinoise, sous peine de perdre accès aux logiciels américains et de voir ses scanners devenir des presse-papiers à 200 millions de dollars. L’entreprise a d’abord tiré son épingle du jeu : les clients s’étant rués pour passer leurs dernières commandes, le chiffre d’affaires avec la Chine est passé de 29 % en 2023 à 36 % en 2024. Mais le retour de bâton n’a pas tardé : en 2025, ASML prévoit des revenus chinois à 20 %. Pris en tenaille entre les directives américaines et les restrictions de Pékin sur les exportations de terres rares, le constructeur anticipe maintenant des retards de « plusieurs semaines » (Bloomberg, 10 octobre 2025).
Une laisse en silicium
De son propre chef — ou peut-être encouragé par Washington —, le gouvernement néerlandais a décidé de franchir un pas supplémentaire. Le 12 octobre, soit trois jours après l’annonce des restrictions sur les terres rares, il a pris le contrôle de Nexperia, un fabricant de puces chinois installé aux Pays-Bas depuis 2019. Le prétexte ? De « graves lacunes de gouvernance » justifiant le recours à des pouvoirs d’urgence. Un tribunal a ordonné la saisie des actifs de Nexperia, ainsi que le remplacement de son PDG, M. Zhang Xuezheng, par un directeur « non chinois » doté d’un droit de vote décisif, et la gestion de l’entreprise a été confiée à un administrateur indépendant. Un coup de génie : Nexperia a prévenu qu’il ne garantissait plus l’approvisionnement en microprocesseurs et la pénurie menace l’industrie automobile allemande...
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| LE PDG DE G42, PENG XIAO, A PARTICIPÉ AUX NÉGOCIATIONS AVEC LES ÉTATS-UNIS QUI ONT ABOUTI À UN PLAN DE DÉSINVESTISSEMENT CHINOIS. SOURCE G42 | 
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| « DEADENED PROFITS » (PROFITS DORMANTS), 2017 MEHDI GHADYANLOO - ALMINE RECH, PARIS, BRUXELLES, LONDRES, NEW YORK | 
Cette loi rend d’ailleurs risible la notion même de souveraineté. Lors de son audition par le Sénat français en juin 2025, le directeur des affaires publiques et juridiques de Microsoft France fut prié de dire s’il pouvait certifier que les données des citoyens nationaux ne seraient jamais transmises au gouvernement américain sans l’accord de Paris. Sa réponse mérite la médaille de la candeur impériale : « Je ne peux pas le garantir. »
Et Washington a d’autres instruments dans sa besace. La disposition Foreign Direct Product Rule — ou FDPR — étend la souveraineté des États-Unis jusqu’au niveau de l’atome. Il suffit qu’une puce, une plaquette ou une vis ait été une fois en présence d’une ligne de code ou d’une enveloppe de recherche américaine pour que s’applique l’extraterritorialité du droit. Si l’on y regarde d’un peu plus près, on trouve encore mieux : le Chip Security Act, proposition de loi déposée en mai 2025, rendrait obligatoire l’installation sur les puces Nvidia H100 et B200 de systèmes de géolocalisation — véritables portes dérobées en silicium (back doors), ou GPS pour GPU. L’architecture de surveillance que les Occidentaux accusaient Huawei d’avoir mise en œuvre deviendrait donc une politique fédérale, mais seulement pour les puces américaines.
Dans ces conditions, on peut se demander ce que célèbre M. Macron lorsqu’il applaudit les contrats passés par Mistral AI avec Nvidia et parle, le 11 juin dernier, de « combat pour la souveraineté » aux côtés de M. Huang. Un président français reconverti en VRP, non pas sous la contrainte, mais par ferveur stratégique : voilà le stade ultime de la coercition.
Qui concourt à faire fonctionner cet empire ? Non plus les soldats — réservés aux pays pauvres —, mais les élites locales. Et elles s’en chargent avec un enthousiasme qui ferait rougir de honte les administrateurs coloniaux. La logique est imparable : dans un monde monopolistique, se diversifier est suicidaire ; le seul choix rationnel consiste donc à se placer comme représentant attitré du monopole. Mao Zedong désignait par l’expression de « bourgeoisie compradore » cette classe qui s’était enrichie en jouant les intermédiaires entre les capitaux étrangers et l’économie nationale. La puissance de calcul a succédé à l’opium, mais les marges s’avèrent toujours aussi juteuses.
La palme revient à la société japonaise SoftBank. Depuis sa conversion, cette banque qui redirigeait auparavant l’épargne des citoyens vers les entreprises nipponnes a décidé d’investir 48 milliards de dollars dans l’IA américaine (OpenAI, Nvidia, Ampere), alors même que ses liquidités plafonnent à 31 milliards. L’endettement comblera l’écart. Quand SoftBank a démarché les banques japonaises en leur demandant 13,5 milliards de dollars pour financer sa prochaine orgie américaine, elles lui en ont proposé le double.
Et que dire de Deutsche Telekom ? Alors que son ancêtre, la Deutsche Bundespost, servait l’économie allemande en posant des câbles, il promeut son « cloud d’IA industrielle » qu’alimentent 10 000 puces Nvidia conçues à Santa Clara, fabriquées à Taïwan et immatriculées dans le Delaware. Berlin possède 32 %, les fonds d’investissement 68 %. Une souveraineté de pure façade, des bénéfices qui ruissellent invariablement vers l’ouest.
Même les anciens récalcitrants ne peuvent plus y tenir. Des géants chinois comme ByteDance, Alibaba ou Tencent, censés partager les priorités stratégiques de Pékin, amassent discrètement des puces Nvidia de contrebande, en dépit des pressions du pouvoir, des impératifs de sécurité nationale et de l’existence d’équivalents moins chers (bien que toujours inférieurs) chez Huawei.
Tout aguerris qu’ils soient, les Américains laissent parfois échapper le mot de trop. Le 15 juillet dernier, M. Howard Lutnick, secrétaire au commerce, a livré lors d’une intervention à Pittsburgh la version non édulcorée de leur doctrine : « Il faut vendre suffisamment aux Chinois pour que leurs développeurs deviennent accros à la technologie américaine. » Pékin répondit sans hâte mais à grande échelle. En septembre dernier, le régulateur chinois convoque Huawei, Cambricon, Alibaba et Baidu pour procéder à des évaluations techniques : comparer les performances des puces nationales à celles des produits Nvidia épargnés par les restrictions d’exportation, dont le modèle H20. Verdict immédiat et validé en haut lieu : les technologies nationales font l’affaire. Toutes les commandes Nvidia en suspens sont annulées. Pas de tractations, pas de projections de résultats, pas de période de transition. En sous-texte : pour qui ne transige pas sur la souveraineté, les règles extérieures n’ont plus d’importance.
En janvier, Pékin avait lancé sa bombe DeepSeek, un agent conversationnel ultraperformant et moins gourmand en énergie que son concurrent ChatGPT. L’exploit résidait moins dans la percée technologique que dans le symbole politique : le Parti communiste court-circuitant les compradors, qui avaient tout intérêt à ce que la Chine reste asservie à l’infrastructure américaine. À l’évidence, quelqu’un avait lu son Mao.
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| HUAWEI ET DEEPSEEK SONT DEVENUS LES FERS DE LANCE DES AMBITIONS CHINOISES EN MATIÈRE D'IA. ILLUSTRATION BRIAN WANG | 
Et c’est cela qui rend l’expérience chinoise si difficile à reproduire. Quand le directeur général de SoftBank veut envoyer 40 milliards de dollars en Californie, Tokyo ne peut qu’applaudir et subventionner. Quand Deutsche Telekom repeint la plate-forme de cloud Microsoft Azure aux couleurs allemandes, Berlin hausse les épaules et continue d’appeler cela « souveraineté ». Mais quand Pékin décide de briser une dépendance, les émissaires du Parti implantés dans tous les grands conseils d’administration ne perdent pas de temps à discuter de l’« intérêt national » ; ils le traduisent en votes. Les banques d’État qui participent au « Big Fund » chinois, fort de 95 milliards de dollars, n’ont à répondre devant aucun actionnaire ; les fabricants de semi-conducteurs fleurissent sur des terres préemptées par décret ; et les coûts de cette stratégie — moindre efficacité, lenteur des nœuds, risques de contrebande, pénurie de mémoire ‒ sont absorbés dans des bilans comptables qui se projettent sur des décennies, et non sur les prochains trimestres.
Le fonctionnement institutionnel chinois n’a rien de particulièrement exotique ; il met simplement en acte un principe que la majorité des États ont abandonné : la possibilité de faire prévaloir l’intérêt national sur les intérêts privés. Les compradors ne sont pas des bandits défiant leurs gouvernements : leurs intérêts rejoignent ceux de l’hégémon et les conduisent à défendre et à faciliter la diplomatie américaine du processeur. Les assujettir implique de s’attaquer au système qui a fait de la « compradorisation » une solution logique. Dès lors il n’est plus question de réglementations, mais de rupture géopolitique. D’où la question existentielle qui se pose à travers le monde, de Berlin à Brasília, de Kuala Lumpur à Johannesburg : quand le prix de l’alliance est la subordination permanente, le jeu en vaut-il la chandelle ?
Accéder aux marchés, aux terres rares et aux modèles d’IA chinois implique de refuser le choix binaire imposé par Washington — eux ou nous, la dépendance ou l’isolement, l’intégration ou l’exil —, mais aussi d’accepter les conséquences de ce refus — la fuite des capitaux, les avoirs gelés, l’architecture de sécurité devenue hostile, les carottes remplacées par des bâtons. Dans nombre d’États, ce n’est pas la capacité de dire non qui fait défaut ; c’est la volonté d’endurer ce qui s’ensuivra.
Voilà pourquoi les chèques à l’ordre de la république de Nvidia continuent d’être encaissés. Et, quelque part à Santa Clara, un blouson de cuir métamorphosé en être sensible par la seule grâce des profits est déjà en train de programmer son prochain sermon devant un gouvernement tout prêt à confondre baratin commercial et stratégie géopolitique.
Evgeny Morozov
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| ILLUSTRATION  'THE SANTIAGO BOYS' | 
Evgeny Morozov
Directeur de The Syllabus, une plate-forme de sélection et de mise en valeur des connaissances. Son dernier livre publié en français est Les Santiago Boys (Divergences, Quimperlé, 2024), basé sur le podcast éponyme.
► À lire aussi : 'THE SANTIAGO BOYS' : HISTOIRE DE L'UTOPIE TECHNOLOGIQUE D'ALLENDE
Notes :
(1) Jeremy Kahn, « Nvidia’s $100 billion OpenAI investment raises eyebrows and a key question : how much of the AI boom is just Nvidia’s cash being recycled ? », Fortune, New York, 28 septembre 2025.
(2) Anissa Gardizy et Sri Muppidi, « In OpenAI megadeal, Nvidia discusses a new business model : chip leasing », The Information, 23 septembre 2025.
(3) Tabby Kinder, « “Absolutely immense” : the companies on the hook for the $3tn AI building boom », Financial Times, Londres, 14 août 2025.
(4) Ben Bartenstein, Mackenzie Hawkins, Nick Wadhams et Dina Bass, « G42 made secret pact with US to divest from China before Microsoft deal », Bloomberg, New York, 16 avril 2024.
(5) Ann Cao et Wency Chen, « Home-grown heroes : how Huawei and DeepSeek are helping China break reliance on US chips », South China Morning Post, Hongkong, 27 septembre 2025.
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