vendredi, octobre 24, 2025

OPÉRATIONS AMÉRICAINES AU VENEZUELA : « POUR LES ÉTATS-UNIS, IL S’AGIT DE SE RÉAPPROPRIER LEUR ARRIÈRE-COUR HISTORIQUE »

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 PAR PHILIPPE REKACEWICZ

TRIBUNE /  

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Le Monde

Opérations américaines au Venezuela : « Pour les États-Unis, il s’agit de se réapproprier leur arrière-cour historique »  / Cinquante ans après les débuts de l’opération « Condor », qui visait l’élimination des opposants aux régimes en place en Amérique latine, l’ingérence de Washington sur le continent sud-américain revient sous un nouveau visage, analyse le chercheur Pablo Daniel Magee dans une tribune au « Monde ».

par Pablo Magee Chercheur Temps de Lecture 3 min.

PABLO DANIEL MAGEE
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Il aura fallu un demi-siècle pour assister au renouveau de l’ingérence des États-Unis en Amérique latine. L’opération « Condor », la plus grande conspiration politique menée par Washington en Amérique latine, a commencé il y a cinquante ans, le 25 novembre 1975, à Santiago du Chili. Dans les locaux de la DINA (Direccion de Inteligencia Nacional), les directeurs des services de renseignement de l’Argentine, de l’Uruguay, du Paraguay, de la Bolivie et du Brésil se sont réunis à l’initiative de Manuel Contreras, directeur des services secrets du général Augusto Pinochet − ce dernier avait ravi deux ans plus tôt, avec le soutien des États-Unis, la présidence du Chili au socialiste Salvador Allende, élu démocratiquement.

Chili / élection présidentielle le 16 novembre 2025.

[La force «kawaii»]

► À penser en dessin : FENÊTRE SUR COUR 

Né ce jour-là de la signature d’un accord multilatéral entre ces cinq pays – le Brésil ayant coopéré à partir de réseaux nationaux déjà en place – pendant une réunion classée secret-défense, le plan « Condor » est pensé comme le bras armé d’organisations anticommunistes telles que la Ligue anticommuniste mondiale ou la Confédération anticommuniste latino-américaine, toutes deux agissant dans l’ombre portée de l’idéologie américaine à travers le monde.

Car « Condor » est bien une machine de guerre qui vise à traquer et à neutraliser les opposants aux régimes des pays membres, à travers la collaboration des services secrets et des armées du continent. Les États-Unis fournissent le matériel informatique – nécessaire à l’élaboration de bases de données –, les fonds et le soutien total de la CIA. C’est une opération clés en main, à la gloire de l’idéologie états-unienne sur le continent sud-américain, dont le nombre de victimes est encore top secret, mais dont on estime qu’elle a laissé entre cinquante mille et quatre-vingt mille morts et disparus, un demi-million d’emprisonnements politiques et des centaines de milliers de cas de torture à travers tout le continent.

Lire aussi (2004) | La longue traque du Condor

PABLO DANIEL MAGEE

Les rouages de ce massacre organisé ont été mis au jour le 22 décembre 1992 par l’avocat paraguayen Martin Almada et son épouse Maria Stella Caceres, lorsqu’ils découvrirent, à Asuncion, les «archives de la terreur» de l’opération «Condor», aujourd’hui classées mémoire du monde par l’Unesco. Cette révélation historique a alors entraîné une discrète condamnation des instigateurs de « Condor » par la communauté internationale et a permis le retour à l’ordre démocratique en Amérique latine.

Punitions radicales

Mais le 24 septembre 2019, un discours est venu fragiliser cet équilibre. « Le socialisme est l’un des plus grands dangers auxquels le monde est confronté : le socialisme est le nouveau communisme », déclare Donald Trump, alors président américain, à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU. Une telle phrase ne pouvait qu’ébranler le continent sud-américain, où des gouvernements socialistes sont à la tête de divers pays, comme la Bolivie, l’Uruguay ou le Venezuela. Redevenu président des États-Unis en janvier, Donald Trump a aussitôt affirmé que l’économie du monde ne serait en sécurité que si le canal du Panama redevenait américain ; qu’il ferait tout pour soutenir Javier Milei, le président ultralibéral argentin ; que les États-Unis devaient envoyer l’armée au Mexique pour contrôler le trafic de drogue ; que le Venezuela méritait une démocratie.

Pour les États-Unis, il s’agit de remettre la main sur une Amérique latine qui s’est trop éloignée de leurs intérêts et de se réapproprier leur arrière-cour historique. Cependant, la méthode Trump n’est plus celle des conciliabules d’éminences grises, tant appréciés par le secrétaire d’État américain et Prix Nobel de la paix Henry Kissinger (1923-2023), qui supervisa l’opération « Condor ». Aux services secrets et aux opérations clandestines, Trump préfère le recours aux punitions économiques radicales, comme en Colombie, et aux bombardements par l’armée la plus puissante du monde pour faire régner la loi du plus fort, comme au Venezuela.

Le 20 janvier, le président Trump signait l’Executive Order 14157, un décret désignant les cartels et organisations transnationales impliquées dans la drogue comme « organisations terroristes étrangères ». Dans la logique de l’administration Trump, l’invasion est justifiée en cas de menace terroriste. Or il n’existe pas aujourd’hui de société sud-américaine qui ne soit pas dépassée par le fléau des cartels. Lutter contre les narcotrafiquants semble la voie royale choisie par le président Trump pour pacifier les relations interétatiques sur le continent américain et y assurer un alignement idéologique propice aux intérêts des États-Unis. Il suffit de voir les bâtiments militaires de la marine américaine massés au large des côtes du Venezuela pour s’en convaincre. Dans ce contexte, le scrutin du 20 octobre en Bolivie, qui a porté le centriste Rodrigo Paz au pouvoir, symbolise lui aussi la fin du printemps des gauches post- « Condor ».

Le cycle de renouveau de l’ingérence états-unienne en Amérique latine aura duré cinquante ans, depuis sa naissance à sa mort, puis à sa renaissance actuelle, sous le second mandat de Donald Trump. L’ironie du sort veut qu’au nom de la protection des droits de l’homme, le Venezuela ait été, à l’époque, le seul pays à avoir formellement renoncé à prendre part au plan « Condor ». Pour les sociétés civiles du continent sud-américain, l’avertissement lancé par Donald Trump est très clair : le condor s’est tu, mais l’aigle revient.

Pablo Daniel Magee est professeur à l’université américaine d’Asuncion et chercheur à l’université nationale del Nordeste (Argentine). Il a notamment écrit « La Plume du condor », préfacé par Costa-Gavras (Syllepse, 400 pages, 25 euros).


Pablo Magee (Chercheur)



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