Un an après son arrivée au pouvoir et sa prise de fonction le 11 mars 2006, la présidente du Chili, Michelle Bachelet, conserve une cote de popularité élevée. Bien que son image ait été écornée par les révoltes estudiantines de mai, cette socialiste féministe qui, dès le départ, a dû composer avec les démocrates-chrétiens pour gouverner, incarne encore la soif de changement d'une grande partie de la classe moyenne après dix-sept ans de dictature Pinochet.
PIERRE DE GASQUET NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL À SANTIAGO.
La scène se déroule au palais présidentiel de La Moneda, en plein coeur de Santiago. Là même où Salvador Allende, acculé dans le salon de l'Indépendance par le pilonnage de l'armée golpiste, se donna la mort, ce 11 septembre 1973. Trente-quatre ans plus tard, tout a changé. Des centaines de femmes, membres de brigades de sapeurs-pompiers ou des services sociaux, mélangées aux invités de marque - parmi eux le fils de l'ancien ministre de la Défense d'Allende, Orlando Letelier, assassiné à Washington en 1976 -, ont envahi la cour principale. L'ambiance est festive et détendue. La présidente Bachelet a invité la chanteuse espagnole Rosana de Lunas Rotas pour célébrer en musique la Journée de la femme. Tandis que Ségolène Royal, ce même 8 mars 2007, promet de faire entrer Olympe de Gouges au Panthéon en cas de victoire, Michelle Bachelet invoque l'exemple de la poétesse chilienne Gabriela Mistral, prix Nobel de littérature 1945. Deux femmes, deux messages, deux destins qui se croisent à des milliers de kilomètres.
« L'arrivée d'une femme à la présidence de la République dans notre pays reflète le consensus d'une société qui désire inclure tous les citoyens dans son développement. Une société qui désire croître, vibrer, progresser dans le monde, mais qui aspire aussi à ce que les opportunités soient ouvertes à tous ses fils et filles », lance la présidente chilienne, sous la bannière « L'égalité n'est pas un rêve ». Sa voix est ferme, assurée. Son sourire naturel et son regard intense. Le plus frappant lorsqu'on rencontre Michelle Bachelet pour la première fois, c'est sa simplicité. Avec son collier de perles ras du cou et son ensemble bleu nuit, elle est une femme parmi les femmes. Elle plaisante avec ses collègues du gouvernement, elle tapote les joues des enfants. Elle possède cette facilité de contact dont d'autres candidates, sous d'autres latitudes, semblent encore à des années-lumière. On pourrait dire qu'elle a un charisme certain, en partie lié au « poids de son vécu ». Autorité naturelle conviendrait mieux. La « première femme élue présidente d'un grand Etat du continent sud-américain » semble aussi à l'aise dans son rôle de chef d'Etat que si elle l'avait toujours été. Cela ne tient ni à son élégance ni à sa gestuelle, mais à son sourire rayonnant, reflet d'une vraie force tranquille.
Quatre péchés mortels
Comme Ségolène Royal, elle n'est pas mariée, ce qui ne l'a pas empêché d'avoir trois enfants. Les deux aînés, Sebastian et Francisca, sont nés de son mariage, annulé, avec l'architecte Jorge Davalos, et la dernière, Sofia, est la fille d'un épidémiologiste avec lequel elle a vécu trois ans. Comme Ségolène Royal, qui est venue s'imprégner de la méthode Bachelet en janvier 2006, elle est fille de militaire et croit à « une société d'hommes et de femmes libres et égaux en droits et opportunités »... Comme la candidate du PS, elle s'est d'abord imposée à travers les sondages et a cultivé son indépendance. Il y a moins d'éléphants au Chili. Mais Michelle Bachelet n'en a pas moins bénéficié de l'appui décisif de son prédécesseur, Ricardo Lagos, l'homme le plus populaire du pays. A la différence de Ségolène Royal, elle peut aujourd'hui s'appuyer sur la Concertacion, la coalition rassemblant les socialistes, les radicaux et les démocrates-chrétiens (PS + UDF, en quelque sorte) depuis la chute de la dictature. La comparaison pourrait s'arrêter là, tant les contextes sont différents.
A cinquante-quatre ans, Michelle Bachelet est la première femme à accéder aux plus hautes fonctions dans un pays où le machisme a longtemps régné sans partage. Dans le dernier classement des 100 femmes les plus puissantes du monde établi par le magazine « Forbes » en août 2006, elle arrive au 17e rang, derrière Angela Merkel, Condoleeza Rice ou Sonia Gandhi, mais juste devant Hillary Clinton. Une sacrée revanche pour celle qui, de son propre aveu, incarne à elle seule les quatre principaux « péchés mortels » aux yeux de la bonne société chilienne : être « femme, socialiste, séparée et agnostique ». Sa biographie précise qu'elle parle couramment cinq langues (espagnol, allemand, français, anglais et portugais) et a longtemps préparé elle-même le petit-déjeuner de sa petite dernière de quatorze ans.
Des cours de stratégie militaire
Il y a une bonne dose de métissage culturel chez cette pédiatre. Avant de gagner ses galons dans l'armée chilienne, la famille Bachelet puise ses racines dans le terroir français, au coeur de la Bourgogne. Le trisaïeul de Michelle, José Bachelet Lapierre, était marchand de vins à Chassagne-Montrachet, l'un des villages du Burgundy, au sud de la côte de Beaune, qui a contribué à la notoriété de la fameuse « côte des Blancs ». Marié à une Française, il émigra au Chili en 1860 afin d'y exercer le métier d'oenologue pour le compte du vignoble Subercaseaux. Son arrière-grand-père paternel, German Bachelet, né au Chili, a lui-même épousé une franco-suisse. Et son grand-père maternel, d'ascendance grecque, Maximo Jeria Chacon, a été le premier au Chili à devenir ingénieur agronome avant de fonder diverses écoles agricoles dans le pays. L'enfance de Michelle Bachelet s'est déroulée au rythme des mutations de son père dans les diverses bases aériennes du pays : Quintero, Cerro Moreno, Antofagasta et San Bernardo... A l'âge de onze ans, elle est partie vivre aux Etats-Unis, où celui-ci s'était vu confier une mission à l'ambassade du Chili à Washington.
A la suite du coup d'Etat du 11 septembre 1973 et de l'arrivée au pouvoir d'Augusto Pinochet, le général d'aviation Alberto Bachelet refuse de courber l'échine. Arrêté sous le chef de haute trahison, il est détenu et torturé pendant plusieurs mois à la prison de Santiago. Il y mourra d'une crise cardiaque le 12 mars 1974. Un an plus tard, Michelle Bachelet et sa mère seront elles-mêmes emprisonnées, plusieurs semaines, à la Villa Grimaldi, le sinistre centre de torture et de détention de la Dina (la police secrète de Pinochet) installé près de Santiago, sur les contreforts de la cordillère des Andes. C'est seulement grâce aux relations de sa famille dans l'armée que Michelle et sa mère, l'anthropologue Angela Jeria Gomez, pourront s'exiler en Australie avant de rejoindre Potsdam, en Allemagne de l'Est, quelques mois plus tard. Là, Michelle Bachelet, brillante diplômée en médecine de l'université du Chili en 1970, démarrera sa carrière médicale dans une clinique communale de la banlieue de Babelsberg, tout en poursuivant ses études à l'université. Après son retour au Chili en 1979, elle suit des cours de stratégie militaire à la prestigieuse Académie nationale d'études politiques et stratégiques (Anepe) avant de devenir, au début des années 2000, ministre de la Santé, puis de la Défense, une première dans l'histoire du pays.
Un an après son élection avec plus de 53,5 % des voix (1), Michelle Bachelet a subi une érosion de sa cote de popularité (52,6 % d'opinions favorables en février 2006, 49,3 % le mois dernier, selon un récent sondage Adimark-GFK publié par « El Mercurio »). Mais hormis la région de Santiago, où elle a chuté de 12 points en raison de la réorganisation laborieuse des transports, ses bases demeurent solides. « Sur le plan économique, la continuité est très grande par rapport à ce qui se faisait sous le régime de Ricardo Lagos [NDLR : le président du Chili de 2000 à 2006, indépendant de gauche au niveau de popularité record] », estime le président de la Chambre de commerce franco-chilienne, François Edant. « Le véritable homme fort du gouvernement est le ministre des Finances, Andres Velasco, qui est le garant de la rigueur. »
L'ombre de Ricardo Lagos
Ex-professeur à Harvard, ce jeune loup progressiste au teint bronzé et au look bo-bo, marié à la ravissante journaliste Consuelo Saavedra Flores (la Claire Chazal chilienne), tranche avec l'image « gauche sociale » de Michelle Bachelet. C'est lui qui contrôle d'une main de fer la politique économique chilienne à travers la présidence du comité des ministres économiques où siègent les titulaires de l'Economie, des Transports, des Télécoms et de l'Agriculture... Membre de l'influent « think tank » Expansiva, il a déjà démontré qu'il était prêt à résister aux velléités de redistribution de la présidente en maintenant le cap de la rigueur budgétaire. Face à l'envolée des cours du cuivre, il a ainsi créé, sur le modèle de la Norvège avec ses hydrocarbures, un fonds destiné à gérer les excédents de recettes fiscales (12 milliards de dollars) sans risquer d'alimenter l'appréciation du peso par rapport au dollar. « Les affaires économiques sont entre les mains de quadragénaires modernistes formés à Harvard et au MIT et plutôt issus d'une gauche clintonienne progressiste », estime un observateur averti.
Les « MIT boys » ont pris le relais des « Chicago boys», disciples de Milton Friedman, qui régnaient en maîtres à l'époque de Pinochet. Cela ne veut pas dire que Michelle Bachelet est impuissante. Même si une partie du patronat déplore, parfois, son « absence de leadership », la plupart des observateurs insistent sur la qualité de l'équipe gouvernementale qu'elle a elle-même composée. Jugée très énergique, voire « autoritaire », elle n'a pas hésité, au bout de quatre mois seulement de pouvoir, à se séparer de son ministre de l'Economie, Ingrid Antonijevic, et du titulaire de l'Education, Martin Zilic, sous la pression de la révolte des collégiens. Dans le domaine social, elle a amélioré la couverture des plus défavorisés en instaurant la gratuité des soins pour les personnes de plus de 60 ans. Et sans remettre en cause le système de retraite par capitalisation (AFP), instauré, avec succès, par Augusto Pinochet en 1980, elle a consolidé le « premier pilier » de la solidarité en relevant de 10 % le niveau du minimum retraite. Malgré un ralentissement inattendu de la croissance (4,2 % en 2006, contre 6,3 % en 2005) et le renchérissement des importations de gaz argentin, l'« exception chilienne » demeure solide avec un PIB par habitant de 8.884 dollars et un taux de chômage de 7,8 % en 2006, contre 9,7 % en 2000. Les points noirs restent l'ampleur des inégalités sociales, l'accès à l'université et la difficile réorganisation du système des transports de Santiago, qui a encore failli faire plonger la capitale dans le chaos, il y a quelques jours.
Aujourd'hui, celle qui fut ministre de la Défense du président Lagos, de 2002 à 2004, bénéficie de la confiance de l'armée. Un élément crucial dans un pays qui a connu dix-sept ans de dictature et où la justice militaire reste puissante. Malgré l'appui des démocrates-chrétiens, elle peut, toutefois, se heurter au Sénat où siègent encore les membres à vie nommés par Augusto Pinochet. « Avec son élection, les Chiliens ont eu l'impression qu'une forteresse masculine tombait. Après des débuts difficiles, elle n'a pas perdu sa bonne image. Elle n'est pas menacée et elle bénéficiera du soutien des démocrates-chrétiens jusqu'aux prochaines élections. Même si elle peut encore se heurter à l'invraisemblable appui passif que les Chiliens ont apporté à Pinochet pendant si longtemps », estime le sociologue Alain Touraine, un des meilleurs experts de la société chilienne et fidèle soutien de Michelle Bachelet et de Ségolène Royal. Le principal problème est le raccourcissement de la durée du mandat présidentiel, passé de 6 à 4 ans seulement. Certains n'excluent pas un retour aux manettes de Ricardo Lagos en 2009, bien qu'il soit âgé de soixante-neuf ans aujourd'hui.
« A la différence du monde politique français, très en retard dans ce domaine, Michelle Bachelet a fait de la parité homme-femme une base de son gouvernement », insiste, toutefois, Alain Touraine. Le laboratoire chilien n'a pas dit son dernier mot.
Un parcours mouvementé
29 septembre 1951 : naissanceà Santiago.
1970 : études à l'université de médecine du Chili. Elle devient membre du Parti socialiste chilien.
Janvier 1975 : arrêtée et torturée par la police secrète du régime militaire.
1975-1979 : exil en Australie et en Allemagne.
1986-1990 : elle dirige le département médical de PIDEE, une ONG chargée d'aider les enfants victimes de la dictature militaire.
1990-1994 : membre du West Santiago Health Service et de la Commission nationale sur le sida.
1995 : nommée membre du comité central du parti socialiste.
1997 : suit le cours de Continental Defense à l'Inter-American Defense College de Washington.
1998 : Senior Assistant du ministre
de la Défense.
2000-2002 : ministre de la Santé du président Ricardo Lagos.
2002-2004 : première femme du continent sud-américain à devenir ministre de la Défense.
15 janvier 2006 : après une campagne de 438 jours, elle est élue, à cinquante-quatre ans, présidente du Chili, avec 53,5 % des voix au second tour.