Perdu dans les fjords du sud du Chili, Puerto Edén est en pleine effervescence. Le président de la République a choisi de visiter ce village austral qui n’a même pas de curé.Sergio Zagier La Nación
Quatre heures du matin, l’obscurité est quasi complète, seule la passerelle du ferry est éclairée. Après une traversée compliquée à travers les canaux chiliens, nous arrivons finalement en vue de la baie qui abrite Puerto Edén, l’un des villages du Chili austral [sur l’île Wellington, région administrative de Magellan et de l’Antarctique chilien]. L’île de Chiloé, à peu près au centre du Chili, est la dernière étape au sud de la zone à forte densité de population du pays. A partir de là, jusqu’au pôle, le Chili se désagrège en îles, îlots, canaux et fjords, tandis que la présence humaine se fait de plus en plus rare. Presque au beau milieu de ce casse-tête pour cartographes, un village isolé : Puerto Edén.
Quelques minutes plus tard, une poignée de bateaux et de canots en bois – dont l’équipage est parfois composé de femmes – viennent s’agglutiner autour du ferry de la ligne Navimag. Comme en prévision d’un naufrage, les passagers de notre bateau jettent leurs bagages dans les canots qui viennent d’arriver, pour ensuite y descendre eux-mêmes et disparaître dans les ténèbres de cette baie aux eaux calmes. Tout ce branle-bas de combat n’a pris que quelques minutes. Nous ne sommes pas les seuls étrangers à bord du ferry. Un curé de Santiago, accompagné de jeunes missionnaires laïcs, est venu apporter un peu de spiritualité et d’animation aux enfants d’Edén. Un petit groupe d’étudiants d’un lycée technique de Puerto Natales accomplit sa B.A. du mois en installant l’électricité dans certaines maisons.
“Le président est là, le président est là !”
Le lendemain, dans les bateaux, les canots et les barques, tout le village se presse pour assister à la messe sur un petit îlot voisin du port, où l’on n’a pas vu une soutane depuis des années. Ce petit promontoire à la végétation exubérante, dénommé l’île aux Morts, est peuplé uniquement par les défunts de la communauté. Au-delà de la dévotion des villageois, cette invasion amphibie a été toute une aventure pour la bande de gamins locale qui furetait dans les caveaux de pierre en ruine pour découvrir de vieilles lampes à huile, des guitares et des ossements. Vers la fin de la troisième journée, alors que nous tuions le temps en taillant du bois dans le crachin et le silence, un attroupement a rompu le calme perpétuel. Une rumeur enfle : “Le Président est là, le président Frei [Eduardo Frei, président du Chili depuis 1994] est là !” Le chef des carabiniers parcourt le quai de long en large, lissant un uniforme qui paraît tout droit sorti d’une garde-robe. Les enfants, habitués de l’embarcadère, viennent se mêler aux curieux. Parmi eux, le maire, sorte de cacique blanc, qui trahit une nervosité proprement citadine. Quelques jours auparavant, le président du Chili a choisi ces eaux australes pour y passer ses vacances en famille. A bord de l’Achille, il rentre d’une croisière parmi les canaux de la Terre de Feu. Peu après, la proue grise d’un bateau de la flotte chilienne fait une entrée presque hautaine dans la baie, portant à son comble l’anxiété de l’attroupement (une bonne quinzaine de personnes, y compris la bande de gamins) qui a envahi le petit quai. Le bateau a jeté l’ancre au milieu de la baie. A partir de ce moment-là, c’est la confusion. Descendra ? Descendra pas ? On n’avait pas vu un président accoster à Puerto Edén depuis des temps immémoriaux. Le dernier président à s’être déplacé était le père de l’actuel président [1964-1970] Eduardo Frei.
Enfin, la pénombre commence à envelopper le village, tandis que chacun rentre chez soi ou dans sa pension de famille, comme c’est notre cas. Selon la radio, le cortège présidentiel a promis de débarquer le lendemain matin. Cette nuit-là personne n’est allé se coucher sans la crainte inavouable de trouver au matin la baie aussi vide que d’habitude.
Le lendemain matin, de bonne heure, Puerto Edén est en pleine effervescence. De vieilles femmes balaient, les jeunes missionnaires apprêtent les enfants, les carabiniers sont en grande conversation quant à l’impossibilité de mobiliser le canot de la police (il est au mouillage en raison d’avaries). Et c’est l’arrivée du Président : à peine à terre, le cortège se met en devoir de visiter le “microcentre” (plus micro que centre). Les missionnaires préparent les enfants des écoles pour qu’ils chantent, le maire se lance dans un discours en forme de supplique, ces dames de la municipalité ont préparé une affiche de bienvenue et réclament aux autorités davantage de fil à broder (résultat, la femme de Frei, Martita Larrechea, s’est engagée à faire le nécessaire). Enfin a lieu la visite du local d’Emaza, petite boutique de l’entreprise semi-publique qui vend des provisions dans les régions isolées – une institution dont la plupart des personnalités ignoraient jusqu’à l’existence. Pour le plus grand bonheur des enfants et du chirurgien-dentiste qui fait sporadiquement la tournée d’Edén, l’épouse du Président a apporté une boîte de friandises qu’elle va distribuer en toute équité. Après ces formalités, le moment est venu de passer au shopping. Mme Celia et son mari, Carlos, représentants de la dernière douzaine d’Indiens Alacaluf [ou Kaweskar], présents dans ces contrées depuis cent siècles, attendent imperturbables, sur le quai, non plus l’hommage officiel mais les clients susceptibles de leur acheter leurs petits canoës souvenirs.
Le ferry de la Navimag est le seul lien avec le monde
Hormis les membres de la marine chilienne affectés àPuerto Edén et les autres voisins qui, à un moment ou à un autre, se sont exilés dans ces parages si lointains, les plus anciens colons de cette région sont les descendants de l’ethnie Alacaluf, peuple canoéiste [et pêcheur, véritables nomades de la mer] en voie de disparition qui a dominé les canaux depuis Chiloé jusqu’au cap Horn. Ici, une douzaine de personnes ont du sang alacaluf dans les veines. Les plus jeunes ont déjà abandonné leurs racines, quittant Edén pour Punta Arenas, plus au sud. Carlos Kemchi et sa femme, Celia, n’ont que peu de souvenirs d’enfance et connaissent mal la langue de leurs ancêtres. Toutefois, ils collaborent volontiers avec ceux qui essaient de reconstituer le passé des Alacaluf, répondant aux questions du mieux qu’ils le peuvent. De fait, nous avons rencontré chez eux un chercheur qui, depuis plusieurs années, passe de longues périodes dans cette zone afin de recueillir la mémoire des derniers Alacaluf. Les descendants des Indiens locaux vivent dans un secteur bien précis de Puerto Edén. Leurs quatre ou cinq habitations en préfabriqué ont été installées par l’Etat, à une distance considérable du quai. Les structures paraissent en bon état, mais certaines familles entretiennent fort mal ces logements. Impossible de profiter de notre dernière journée si l’on ne veut pas manquer le ferry. Nous passons le plus clair de notre temps sur le quai, à côté de nos bagages. Bien que nous nous soyons pris d’affection pour Edén et ses habitants, l’idée de rester là encore une semaine pour une raison quelconque nous inspire une inquiétude qui confine à la claustrophobie. Enfin, à notre grand soulagement, nous voyons apparaître la proue rouge du bateau de la Navimag, fendant les flots transparents de la baie. Il est le seul lien avec le monde extérieur, auquel nous appartenons encore.