samedi, août 25, 2007

LES CHILIENS SONT-ILS HEUREUX ?




Par RAMóN DíAZ ETEROVIC


Samedi Tremblement de terre

Après plusieurs jours particulièrement froids, le soleil refait son apparition, annonçant l’arrivée prochaine du printemps. Je longe la place d’Armes de Santiago et j’arrive du côté de la cathédrale où se réunissent beaucoup des Péruviens qui ont émigré au Chili en espérant trouver un meilleur destin. L’endroit est plus agité que d’habitude et les sujets de conversations se ramènent à un seul : le tremblement de terre qui vient de dévaster la région péruvienne d’Ica, et dont l’épicentre était la ville de Pisco, à 240 kilomètres de Lima. Il paraît que 80 % de la ville est anéantie ; qu’il y a 17 000 maisons détruites, 90 000 sinistrés et que chaque heure écoulée aggrave la carence des secours sanitaires, électriques et alimentaires. Autour de la cathédrale, il y a beaucoup de centres d’appel téléphonique, mais ils ne sont pas assez nombreux pour ces Péruviens qui veulent joindre leur famille, avoir des nouvelles, qu’elles soient rassurantes ou inquiétantes. Les Chiliens connaissent bien les séismes qui rappellent régulièrement que la nature peut à tout moment montrer son visage le plus brutal. Aussi, les campagnes de solidarité pour récolter médicaments et nourriture sont assez vite organisées, et le gouvernement chilien annonce l’envoi d’un avion de secours de première nécessité, une aide précieuse qui va mettre une sourdine au litige concernant un tracé de frontière qui obsédait les gouvernements et la presse ces dernières semaines, ranimant des querelles dont les origines remontent à une guerre vieille de plus de cent ans. Disputes frontalières que de temps en temps les gouvernements en place s’emploient à réactiver pour faire oublier les déficiences de leur gestion. Mais il faut distinguer l’action des gouvernements de la réponse des gens du peuple qui savent que les tragédies et les douleurs n’ont pas de frontières.

Dimanche Salaire éthique

La presse et les conversations quotidiennes font encore état des récentes déclarations d’un évêque de l’Église catholique, Alejandro Goic, qui a engagé les chefs d’entreprise et le gouvernement à instaurer un salaire de base décent pour les milliers de travailleurs qui contribuent à l’activité de production du pays. L’évêque a parlé d’un «salaire éthique» d’environ 350 euros pour remplacer le «salaire minimum» d’environ 200 euros que perçoivent la plupart des travailleurs. La voix de l’Église catholique pèse lourd dans la société chilienne et, en dépit des relents conservateurs de ses dirigeants actuels, elle est toujours écoutée avec attention. Personne n’a oublié le rôle important qu’elle a joué pour la défense des droits de l’homme sous la dictature du général Pinochet. C’est pourquoi la déclaration de l’évêque a atterré les chefs d’entreprise et les responsables des partis politiques de droite. Sa demande, quand on examine les chiffres, est une critique profonde et judicieuse de la répartition des bénéfices, un des aspects les plus néfastes du modèle néolibéral qui régit l’économie et la société chilienne. Modèle qui a l’air d’être une réussite à la lumière des grands chiffres macroéconomiques, lesquels le désignent en même temps comme un des pays ayant la pire répartition des richesses au monde. Une minorité gagne beaucoup, et beaucoup trop gagne juste, et pas toujours, de quoi subsister dignement.
Lundi Dans le métro de Santiago

Monter dans une des rames du métro qui traverse Santiago n’est pas chose facile. Les gens se pressent dans les stations, montent enfin dans un wagon après une longue attente et entament un trajet dans des conditions qui rappellent le transport du bétail pour l’abattoir. C’est le résultat des changements instaurés il y a six mois dans les transports publics et qui, au lieu de les améliorer, en ont fait un cauchemar quotidien que les gens supportent dans un silence résigné. Une nouvelle semaine commence et les visages anonymes et blasés s’enfoncent dans un tunnel souterrain qui ne va sûrement pas s’arrêter à la station du bonheur.

Mardi Emprisonnés dans un shaker

L’image de la foule qui se bousculait hier dans le métro, me hante encore, même si je la revis tous les jours. Aujourd’hui, tout en essayant vainement de lire un livre dans la rame, j’observe les visages et j’y vois un mélange de passivité et de rage contenue. J’ai l’impression qu’il suffirait d’un mot, d’un cri déplacé, pour qu’éclate une révolte de grande ampleur. Je me demande si les Chiliens sont heureux, en particulier ceux qui, à l’image des voyageurs qui m’entourent et qui représentent sans doute 80 % de la population, touchent un salaire leur permettant à peine de survivre. Voilà l’origine du taux élevé de l’endettement des personnes, des dépressions, de la violence croissante à l’intérieur des familles, illustrée par un gros titre du journal qu’on me tend à la sortie du métro : «Quarante femmes assassinées par leur conjoint depuis le début de l’année.» Le problème, comme on le dit souvent, c’est que les parts du gâteau sont inégales et que les gens vivent emprisonnés dans un shaker qui n’arrête jamais d’être agité.

Mercredi Jusqu’à voler des livres

Coup de fil d’un journaliste pour me demander quel est le problème essentiel des écrivains pour diffuser leurs œuvres. Je lui réponds que c’est le manque de lecteurs. Dans un pays où plus de la moitié de la population reconnaît qu’elle ne lit même pas un livre par an, les œuvres des écrivains finissent par être des gouttes d’eau dans le désert. Et ce manque de lecteurs est dû à la dévalorisation - consciente ou inconsciente - du livre dans de vastes secteurs de la société, à quoi il faut ajouter le prix du livre, prohibitif pour la majorité de la population ; l’absence de diffusion dans des médias comme la télévision ; le manque de bibliothèques, entre autres problèmes qui ne permettent pas de replacer le livre parmi les centres d’intérêt du plus grand nombre. Le prix du livre n’est que la partie visible d’un problème complexe, la place du livre dans nos vies. Il faudrait que la magie du livre envoûte à nouveau les gens, un véritable défi. Si nous avons envie de lire, nous irons jusqu’à voler des livres, marcher pendant des kilomètres pour entrer dans une bibliothèque publique ou fouiller dans les librairies d’occasion ou au marché aux puces. Sinon, même si nous nageons dans les billets de banque, nous préférerons dépenser notre argent au fast-food, auquel les Chiliens sont accros, ou passer des heures à regarder des émissions idiotes à la télévision. Est-ce que la lecture nous intéresse ? Voilà la vraie question. La dernière idée du gouvernement consiste à offrir une petite caisse de livres aux familles démunies pour activer le réflexe de lire. Il faut s’interroger sur la place que le livre occupe dans nos vies. Après l’interview, j’ouvre dans mon ordinateur le fichier de mon prochain roman. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il s’agit d’une nouvelle goutte d’eau.

Jeudi Les survivants du trottoir

À la sortie du métro, je me dirige vers le centre-ville, où les premiers cafés ouvrent et proposent les petits déjeuners. Les gens, encore embués de sommeil, s’acheminent d’un pas pressé vers un travail qui a ses horaires et ses exigences. J’observe les personnes qui gagnent leur vie sur les trottoirs, encore debout pour donner à leur existence un sens parfois difficile à comprendre. Ces personnes ont sans doute leurs propres joies et leurs rêves qui leur servent de refuge à l’approche de la nuit. J’ai vite perdu le compte des gens que je vois se succéder. Cracheurs de feu, ­vendeurs de sopaipillas et de biscuits ; cireurs, laveurs de voitures, vendeurs de gants, de bonnets, de crayons, de peignes et de mille autres babioles ; trois ou quatre mendiants à la même place chaque matin, deux hommes qui se baignent dans une fontaine, ­indifférents au froid et à la foule qui passe. Vies minuscules, protagonistes d’histoires qui n’auront jamais les honneurs des informations. «Aujourd’hui, on n’aura pas de pluie», dit le crieur qui me vend le journal, et cela semble suffisant pour échanger un sourire et continuer sa route chacun de son côté, ­tandis que les survivants des trottoirs disparaissent peu à peu, ­absorbés par la routine d’une nouvelle journée sur la ville.

Vendredi La goutte tombée dans le désert

Je suis invité à un atelier d’écriture destiné aux fonctionnaires d’une université. Des gens qui lisent, qui veulent écrire. Des lecteurs attentifs qui ont envie de parler de romans et de la manière de les écrire. À la fin de la séance, une des participantes, disons qu’elle s’appelle María, me dit qu’elle a lu un de mes romans. Je me mets sur la défensive. On ne sait jamais ce que peut vous sortir un lecteur. Mais le propos est ailleurs. María dit qu’elle a une amie dont le mari est à l’agonie, et que l’épouse, traverse des moments difficiles. María a prêté mon roman à cette amie et celle-ci voudrait en lire d’autres, qui l’aideraient à supporter cette épreuve, à oublier pendant quelques minutes l’homme prostré. María dit que son amie garde mon roman sous son oreiller, pour le lire comme s’il s’agissait d’une tablette de chocolat qu’elle grignoterait par petits bouts. Je ne sais que dire. L’image d’un livre chocolat me désarçonne autant que l’idée d’un livre utile à quelqu’un. La goutte tombée dans le désert a trouvé une petite branche qu’elle peut aider à fleurir. Je ne dis pratiquement rien jusqu’à la fin de la conversation. Et je m’en vais. Il fait froid, j’allume une cigarette et je me mêle aux gens qui rentrent chez eux. La vie continue et il faut penser à la semaine prochaine.

(Traduction de Claude Bleton)


Né à Punta Arenas, au Chili, en 1956. Auteur d’une quinzaine de romans, dont trois ont été publiés en France par les éditions Métailié : les Sept Fils de Simenon, La mort se lève tôt et les Yeux du cœur.Il a obtenu de nombreux prix, parmi lesquels :el premio del Consejo nacional del libro y la lectura (1995), el premio Las Dos Orillas (Salon du livre ibero-américain de Gijón) (2000).En 2003, il a participé, comme écrivain invité, à l’atelier de traduction de la fondation Grinzane-Cavour. Ses romans ont été publiés au Portugal, en Espagne, en Grèce, en France, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Croatie, en Argentine et en Italie.