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CONSTANZA DEL RIO
Portrait En se mettant sur la trace de ses parents biologiques il y a dix ans, Constanza del Rio a contribué avec sa fondation Nos Buscamos à mettre au jour des trafics d’enfants de grande ampleur au Chili, des années 1970 aux années 1990. Mais la justice reste encore muette.
Gilles Biassette, à Santiago (Chili)
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« Il y a exactement quarante ans, j’ai été donnée en “adoption” dans ce lieu, la maternité Carolina-Freire. Je cherche mon histoire. » Victime d’un tremblement de terre en 1985, le bâtiment était abandonné depuis longtemps. Le quartier avait changé, tout comme le pays. Mais rien ni personne n’aurait fait renoncer Constanza del Rio à sa quête. Une adresse électronique suivait, porte ouverte, espérait-elle, sur ce passé si obscur.
Une déchirante quête de trois ans
Quelque temps plus tôt, le 12 février 2012, Constanza avait fini par apprendre de ses parents ce que tout son entourage savait – biologiquement parlant, elle n’était pas leur fille. Retrouver la clinique où Cecilia et Jorge étaient passés en coup de vent, après un bref appel téléphonique leur annonçant qu’un bébé les y attendait, était un premier exploit. D’autres suivront, au cours d’une enquête acharnée et déchirante qui la mènera, trois ans plus tard, jusqu’à ses parents biologiques : une mère qui la rejettera avec froideur ; un père qui l’attendait depuis quatre décennies et lui offrira une seconde famille.
Mais cette petite affiche de papier cartonné clouée sur la porte d’une bâtisse en ruine n’a pas seulement été le sésame du passé enfoui de Constanza. Dans les années 1970, l’adoption était très limitée au Chili, et largement taboue. Or, comme elle le raconte dans le livre publié au Chili qui retrace son impressionnant parcours, « quand une chose est difficile à obtenir légalement, on s’en remet à l’illégalité ». On connaît des gens, ou on vous les recommande, en chuchotant. Comme ce gynécologue réputé – et également député –, proche d’un ami de Jorge et Cecilia.
Des papiers faux, mais en règle
Cette voie clandestine ne laissait aucune trace, ne fournissait aucune explication aux nouveaux parents. Les documents étaient faux, mais en règle. « On considère que 50 000 enfants ont été donnés à adoption de manière illégale, des années 1970 aux années 1990», explique Constanza, qui a abandonné sa carrière dans le marketing pour se consacrer à la quête de son passé, et à celui de dizaines de milliers de Chiliens et Chiliennes séparés au premier cri.
Car les courriers ont abondé dans la boîte mail de Constanza à la suite de son appel cloué sur une vieille porte comme une bouteille lancée à la mer. Pour tenter de mettre en contact des parents biologiques désireux de retrouver les enfants, dont beaucoup ignoraient, jusqu’à la parution des premiers articles de presse et des interventions publiques de Constanza, qu’ils avaient survécu à la naissance, elle a lancé une page Internet. Une page qui, compte tenu de l’ampleur de la tâche, est rapidement devenue une fondation, Nos Buscamos.
Des dizaines de milliers de cas, une justice muette
En dix ans, Constanza a croisé des destins plus bouleversants encore que le sien. Elle a assisté à des embrassades plus poignantes. Des histoires terribles, que l’Amérique latine des militaires savait concocter : « On connaît les enfants volés d’Argentine et les Grands-Mères de la place de Mai à Buenos Aires, mais au Chili, c’est encore différent : il ne s’agissait pas de bébés de militants qui étaient pris à leur famille pour être confiés à des proches des militaires, mais purement d’affaires de fric. »
«Il y avait deux types de situations, poursuit-elle. Les cas comme le mien, où une jeune fille de bonne famille tombait enceinte sans être mariée. Ses parents s’arrangeaient alors pour dissimuler l’affaire, et l’enfant était donné à adoption, illégalement. » La mère de Constanza a été cachée dans un couvent, et son bébé confié aux bons soins du fameux médecin, aujourd’hui décédé. « Il y avait aussi les cas des familles pauvres, généralement indiennes, mapuches. On disait aux mères que leur enfant était mort-né, on pouvait même célébrer une messe, et le bébé était adopté, généralement à l’étranger dans ce cas. »
Beaucoup de ces Chiliens et Chiliennes ont grandi loin des Andes, en Europe. La Suède, il y a quelques mois, a annoncé l’ouverture d’une enquête. Au Chili aussi, des investigations sont menées. « J’ai communiqué de nombreuses informations à la justice dans 900 cas, mais rien ne bouge », déplore la quadragénaire en hochant la tête. La justice piétine, tempère. Mais Constanza, elle, continue d’avancer.
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Le travail de mémoire sur les disparus de la dictature
Après la fin de la dictature, une commission a œuvré à faire la lumière sur les atteintes aux droits de l’homme commises par le régime d’Augusto Pinochet et sur les détenus disparus. Le rapport Rettig, publié par cette commission en 1991, a ouvert les yeux à une bonne partie de la société chilienne.
C’est une source d’inspiration et un modèle pour Constanza del Rio. « Mon rêve est que ce même travail soit accompli aujourd’hui pour le trafic d’enfants : que les femmes, qui ne sont pas écoutées parce que pauvres ou indiennes, le soit enfin, déclare-t-elle. Qu’une enquête complète soit menée et donne lieu à la publication d’un rapport, précisant le nom des mères et des enfants. Ainsi que celui des responsables (médecins, assistantes sociales, etc.) et la façon dont ils procédaient. » Pour que la société prenne enfin conscience de la gravité des faits.
Chili, adoption, Amérique latine
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