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RÉGIS DEBRAY, MIGUEL LITTIN
ET SALVADOR ALLENDE EN 1971
PENDANT LE TOURNAGE DE
« COMPAÑERO PRESIDENTE ».Rencontre / Chili : Miguel Littin, le destin d’un clandestin/ Exilé chilien durant dix-huit ans avant de tourner clandestinement un documentaire sur la dictature de Pinochet, le cinéaste et écrivain, militant lié au président Allende, est aujourd’hui conseiller constitutionnel. Rencontre à Santiago à l’occasion d’une rétrospective visible en ligne, témoignage d’un attachement viscéral à son pays.
Miguel Littin attend à l’heure dite derrière la grille de l’ancien congrès, à mi-chemin entre la Plaza de Armas et la Moneda, le palais présidentiel, au cœur de Santiago. Le garde à l’entrée lui sert du «Don Miguel, vous attendez quelqu’un ?» Sa présence permet même d’éviter les portiques de sécurité. Il n’en a pas toujours été ainsi. Le cinéaste-écrivain chilien, 81 ans, qui fait l’objet d’une rétrospective en accès libre sur le site de la Cinémathèque du Chili, est réapparu sur les écrans des chaînes d’infos en continu le 7 mai, à l’heure de l’élection des 51 conseillers constituants chargés de réécrire le texte fondateur du pays andin, hérité du règne d’Augusto Pinochet en 1980.
Présenté par le Parti socialiste, presque malgré lui, il s’est retrouvé à siéger auprès d’une majorité d’élus d’extrême droite (23 membres), hostiles par principe à un remix de la Magna Carta, lui, qui faisait partie des milliers d’opposants persona non grata qui ont fui la dictature après le coup d’Etat du 11 septembre 1973, sous peine d’être torturés ou passés par les armes. «La vie réserve parfois de drôles de surprises. Je suis venu ici tourner un film en tant que clandestin en 1985 (Actas de Chile) et voilà que je fais désormais partie de l’officialismo. Maintenant, en tout
Maintenant, en tout cas, soyons dignes de la tâche qui nous est assignée, trouvons un accord pour la sérénité d’une nation divisée. Sinon, l’histoire ne pardonnera pas à ceux qui se laissent emporter par les passions ou les revanches du passé», assure-t-il d’emblée.
Miguel Littin, au congrès de Santiago, au Chili, le 7 juin. 2023 The Associated Press. Photo Esteban Felix
Il y a deux mois, tous les membres de la nouvelle assemblée constituante, des communistes à l’ultra-droite, l’ont ovationné lors du discours inaugural qui lui incombait en tant que doyen. Pour préparer sa harangue, il convient avoir lu «les 10 constitutions précédentes et beaucoup d’ouvrages d’auteurs et d’hommes politiques qui n’ont pas été bien appréciés au Chili», comme Santiago Arcos et Francisco Bilbao, les fondateurs de la Société pour l’égalité, la première organisation officielle d’intellectuels libéraux au milieu du XIXe siècle. A son retour d’exil, en 1991, Littin deviendra aussi durant deux mandats le maire de Palmilla, sa ville natale, dans la vallée de Colchagua, à 90 kilomètres au sud de la capitale.
De sa démarche hésitante, il fait admirer un cèdre du Liban plus que centenaire, des palmiers en majesté et une paire de cloches venue d’une église voisine qui a brûlée il y a plus d’un siècle et demi qui trône dans le courtil. Comme s’il signifiait sa connexion à un passé antédiluvien. Miguel Ernesto Littin Cucumides fait partie d’une famille composée d’aïeuls palestiniens (versant paternel) et grecs (versant maternel), arrivés juste avant la Première Guerre mondiale, d’où émergeront plusieurs générations de Chiliens dont «presque tous étaient socialistes en raison de l’importance du rôle de l’Etat». Dans son enfance, la propriété de sa grand-mère arabe dans sa province d’O’Higgins est souvent utilisée par des forains itinérants. Un jour, un homme vient avec un projecteur de cinéma et demande s’il peut accrocher un drap entre les arbres. Littin a 9 ans et découvre alors Rome, ville ouverte de Roberto Rossellini. Il comprend confusément que «le cinéma allait habiter [s]a vie. Je ne savais pas encore ni pourquoi ni comment…»
Plus tard, il étudie le théâtre, à l’université du Chili à Santiago, avant de devenir réalisateur de feuilletons pour la chaîne de la fac. Ses compétences le confrontent alors à l’histoire politique de son pays et, en 1964, à l’âge de 22 ans, il participe à la troisième campagne présidentielle de Salvador Allende, le candidat du Front d’action populaire (Frap), la coalition de gauche. «Du jour au lendemain, j’ai été chargé de superviser les «spectacles de masse» du Frap. Comme ça a été un succès, j’ai continué», dit-il. Un de ses amis de la «U», l’université, se souvient qu’il «s’occupait du look du «Chicho» [surnom d’Allende, ndlr], de ses prestations télévisées. Il restait néanmoins connecté au cinéma. Il connaissait Patricio Guzmán qui allait à la même fac et surtout Raúl Ruiz, son grand pote depuis l’adolescence. Les deux rêvaient de révolutionner le théâtre et le cinéma chiliens mais pas de la même façon».
«Je me souviens de chaque plan» Bien qu’évoluant dans des directions opposées, Littin et Ruiz, tous deux apprentis cinéastes, partagent le même goût pour la cuisine, la poésie et «un amour irrationnel pour les films» (dixit Littin). En 2007, Raúl Ruiz écrivit une sorte de lettre ouverte qui situait la différence entre les deux hommes : «Au début des années 70, Miguel a choisi une voie que j’appellerais nerudienne. Il est parti à la recherche d’un cinéma grand public […], au ton généreux, à l’esprit épique […]. Moi, en bon Chilien, j’ai choisi le camouflage, l’ironie, la cinéphilie. Miguel n’a pas voulu changer d’attitude. Imperturbable, il est resté fidèle à la voie qu’il s’était tracée, le panaméricanisme révolutionnaire, national et populaire.»
En réalité, le futur conseiller constitutionnel va débuter son œuvre avec un film qui résonne comme une déflagration, fort éloigné de celles qui allaient suivre. Le Chacal de Nahueltoro (1969) revisite en noir et blanc un fait divers atroce advenu en 1960 où un paysan analphabète et alcoolique tue la veuve avec qui il s’est mis à la colle avant d’assassiner ses cinq enfants et d’être fusillé, après un passage en prison supposément rédempteur. «Je me souviens de chaque plan. Nahueltoro a marqué ma mémoire à jamais. Cette histoire racontait un Chili presque médiéval qui a traumatisé tout le pays. C’était comme si chacun voulait s’accaparer une partie de l’horreur : la police, les journalistes, la justice, l’administration pénitentiaire et même les simples citoyens», dit-il. Un coup d’éclat ascétique jusqu’à l’os, avec peu de dialogues, dans des paysages décharnés.
«Le Chacal de Nahueltoro» (1969) de Miguel Littin.
Deux ans plus tôt, en 1967, Littin a découvert le cinéma Novo brésilien au festival de Viña del Mar et, à l’évidence, il en a retiré des bénéfices secondaires freudiens. Plébiscité par Pablo Neruda, le film connaît à sa sortie un certain succès. Bientôt, pourtant, Glauber Rocha, chef de file de la nouvelle vague brésilienne, et les siens ne seront plus qu’un lointain souvenir. En novembre de la même année, Salvador Allende est élu président à sa quatrième tentative, grâce à l’Unidad Popular, la première coalition de gauche à accéder au pouvoir de l’histoire de la nation andine. Littin devient une manière de cinéaste officiel, prend les rênes de ChileFilms, la boîte de production de l’Etat chilien, et filme la rencontre dispensable entre Allende et Régis Debray pour Compañero Presidente.
Même s’il a du mal à le reconnaître encore aujourd’hui, il démissionne au bout d’un an à la suite de désaccords idéologiques avec certains ministres. Les jours de la «voie chilienne du socialisme» sont comptés. Le 11 septembre 1973, les militaires chiliens, aiguillonnés par l’administration Nixon et la CIA, renversent le gouvernement élu et bombardent la Moneda. Le chef de l’Etat meurt dans le palais présidentiel dans des circonstances restées obscures. Ce jour-là, Isabel, la femme de Littin, apprend que son mari a été arrêté et exécuté devant le bâtiment de ChileFilms. En fait, un sergent de l’armée compatissant, qui avait vu son premier film, l’a laissé s’échapper. Durant un mois, le couple et leurs trois enfants déménageront de maison en maison, avant de s’enfuir pour un exil qui durera dix-huit ans. Au Mexique pendant une décennie, au Nicaragua, puis en Espagne. «Je n’ai jamais douté revoir mon pays. Le président innommable allait forcément finir par dégager» jure-t-il.
«Exilé à l’intérieur de moi-même»
Au cours de ces années à l’étranger, Miguel Littin réalise six films pour des compagnies de sept pays. Invité à Cannes ou Berlin, nommé deux fois pour l’oscar du film étranger, le cinéaste ne rêve que de rentrer chez lui à l’ombre de la cordillère. En 1985, il revient clandestinement au Chili pendant la dictature pour y tourner le documentaire Actas de Chile. «L’expérience a été très intense. Chaque jour était comme une vie. Je devais coordonner toutes les équipes qui travaillaient dans le pays et rendre compte de la situation. J’étais impatient de le faire car je pensais que c’était ainsi que je pourrais aider mon pays à gagner en liberté. Au fil du travail, j’ai senti que le temps m’échappait, que je risquais d’être arrêté par la police», raconte-t-il.
Pour l’aventure, il se façonne une couverture : celle d’un homme d’affaires uruguayen à la tête d’une agence de publicité parisienne. Il rase sa barbe, sa calvitie est accentuée, change de démarche, modifie son accent, ses gestes et même son rire. Trois équipes arrivent au Chili avant lui. Elles sont censées tourner autant de documentaires sous divers prétextes. Durant ces six semaines, le réalisateur se balade du nord au sud et redécouvre son attachement viscéral à la terre qui l’a vu naître. Bien sûr, on sent le danger, la mort qui rôde quand il y a des contrôles de police ou qu’il se balade à Santiago. Plus que le film lui-même, c’est sans doute le livre, l’Aventure de Miguel Littin, clandestin au Chili, qu’en a tiré son ami Gabriel García Márquez qui fascine. «Il m’a interrogé pendant dix-huit heures dans une bodega madrilène. C’est un journaliste, il s’est toujours intéressé aux histoires que personne ne peut inventer», confie le cinéaste. «Moi, Miguel Littín, fils de Hernán et Cristina, réalisateur et l’un des 5 000 Chiliens avec une interdiction absolue de revenir, j’étais de retour dans mon pays après douze ans d’exil, bien que toujours exilé à l’intérieur de moi-même : j’avais une fausse identité, un faux passeport et même une fausse épouse», écrit l’auteur colombien à la première personne tout au long du récit.
En novembre 1986, un magazine de Santiago publie une interview du réalisateur, titrée en une : «Littin est venu, il a filmé et il est parti». En représailles, les agents des douanes de Pinochet qui se rappellent que la devise du pays stipule «Par la raison ou par la force» brûlent les 14 000 exemplaires de la première édition de l’ouvrage en public. Au moment de le quitter, on demande s’il a l’impression d’être un survivant. «Dieu ne joue pas aux dés», conclut-il, sybillin.
Rétrospective Miguel Littin sur le site de la Cinémathèque du Chili avec treize films du cinéaste en accès libre.
Exilé chilien durant dix-huit ans avant de tourner clandestinement un documentaire sur la dictature de Pinochet, le cinéaste et écrivain, militant lié au président Allende, est aujourd’hui conseiller constitutionnel. Rencontre à Santiago à l’occasion d’une rétrospective visible en ligne, témoignage d’un attachement viscéral à son pays. Exilé chilien durant dix-huit ans avant de tourner clandestinement un documentaire sur la dictature de Pinochet, le cinéaste et écrivain, militant lié au président Allende, est aujourd’hui conseiller constitutionnel. Rencontre à Santiago.