vendredi, mai 25, 2007

LE VOYAGE AU BOUT DE LA RUE


RUE SANTA FÉ

Un certain regard . Dans la rue Santa Fe de Santiago du Chili, Carmen Castillo, dont le compagnon fut tué par les hommes de Pinochet, s’interroge sur l’engagement révolutionnaire. Rue Santa Fe, de Carmen Castillo. France-Chili, 2 h 40.
Claude Cabanes

Qu’y a-t-il, là-bas, au bout de la rue Santa Fe de
CARMEN CASTILLO
Santiago du Chili que la caméra de Carmen Castillo scrute avec avidité ? Le souvenir d’une petite fille sage, en socquettes blanches, qui jouait à la marelle ? La silhouette d’une femme heureuse et libre à la voix de chanteuse de bar, comme dans un film de Wim Wenders, qui rit dans les bras de son amant ? Le fracas d’une bataille à l’arme automatique qui oppose une unité de la police à des révolutionnaires clandestins ? La fin d’une manifestation à drapeaux rouges qui sera peut-être la dernière ? Qu’y a-t-il là-bas ? Une histoire à jamais engloutie et les sanglots de la nostalgie ? Ou une autre rue, qui continue la rue Santa Fe, où une bande de jeunes gens bruyants attendent leur heure ?


Rue Santa Fe, le 5 octobre 1974, Carmen Castillo a vécu une atroce tragédie. La police de Pinochet a donné l’assaut à la maison où elle était réfugiée avec Miguel Enriquez, le leader du MIR, organisation de résistance armée à la dictature ; il était l’amour de sa vie ; elle était enceinte. Il a été tué après une heure de combat. Blessée par un éclat de grenade, Carmen a été jetée, ensanglantée, sur le trottoir. Son bébé ne survivra pas. La maison de la rue Santa Fe est le commencement et l’aboutissement de son film.


Et c’est un film. Pas un tract ni un manifeste. Un film de cinéaste. Elle filme le temps. Le long de la rue Santa Fe, paisible comme les avenues de province d’autrefois, elle filme le temps qui passe, à s’assoupir sur les marches d’un perron, à jeter un coup d’oeil par la serrure d’un portail, à s’inviter chez l’un, chez l’autre, parmi un désordre de casseroles et de bébés, à traîner à l’ombre des marronniers ( ?). Il y a un art subtil de la lenteur chez Carmen Castillo, comme pour contenir la précipitation nerveuse qui habite tous les militants, et le principe d’accélération du monde où nous vivons. Il est l’ennemi de la pensée. 


La lenteur est son amie.

Le film de Carmen Castillo est une machine à montrer comment marchent les têtes des révolutionnaires d’aujourd’hui. Il transforme dans le langage propre du cinéma la conscience de ceux qui n’ont pas renoncé à travailler dans le noyau dur de l’histoire. Il soumet leurs défaites successives à la férocité du regard froid de la raison et du regard brûlant de la passion. Cela nous concerne infiniment, n’est-ce pas ? Et au final, n’avons-nous à transmettre que des récits de désastres ? Mais non. Nous transmettons ce que nous avons reçu : l’intelligence critique du monde.


C’est dire que le film de Carmen ne relève pas de ce que l’on appelle en littérature l’autofiction, cette sorte de grossesse nerveuse de la « lumpen-bourgeoisie », qui gémit dans les ténèbres de l’Occident, réduit à l’état de tête de gondole. Certes la réalisatrice se met en scène et se met en images, au cours de sa recherche du temps perdu : mais ce n’est ni narcissisme ni exhibitionnisme. Parce que l’histoire ne se déroule pas seulement dans le ciel des idées pures et dans l’algèbre des nombres - les masses, comme on dit... Elle traverse les corps, elle prend visage, elle s’insinue dans les nappes phréatiques de l’être, elle se faufile dans les mondes intimes, elle ronge les saintes familles, elle assiège les inconscients. « Il faut faire quelque chose de ce que la société a fait de nous », disait Sartre. Carmen Castillo l’a fait. Nous aussi. Et maintenant ?


Maintenant quand l’exilée est rentrée au Chili il y a deux ans, elle a été suffoquée. « Je me suis sentie profondément illégitime. Il n’y avait plus rien. » Elle veut dire : il n’y avait plus rien de l’énorme mouvement social, politique, intellectuel, culturel qui avait surgi à la sortie de la dictature. Plus rien, le Chili cassé. En quatre ans, l’ultralibéralisme a fait à fond son travail dans le laboratoire chilien. Alors tout ça pour en arriver là ? La question hante chaque image, chaque document, chaque scène, chaque dialogue du film. Tout ça - les rêves, les chants, les drapeaux, les victoires, les débâcles, les cris, les morts, le sang... - Tout ça pour rien ? Tout ça, dont la mort de Miguel, son amour, pour rien ? Étrange découverte que va faire Carmen en tournant le film : un voisin de la maison cernée autrefois par les policiers lui raconte qu’il a aperçu Miguel au bout de la rue, qui semblait avoir échappé au piège mortel, et puis qui fait demi-tour, qui s’occupe de sa compagne blessée, qui la met à l’abri derrière un meuble, et qui se bat jusqu’à la mort. « La nature est historique et l’histoire est naturelle », écrivait Marx. L’homme relève de la seule espèce animale qui fait sa propre histoire. Tout est historique, on n’a pas le choix. L’histoire nous traverse de part en part.


« Au MIR, nous étions à la fois léninistes et libertaires, Oulianov plus Freud et Reich », dit Carmen. J’ajoute en riant : et un peu staliniens sans Staline. « La transmission a été ratée. Il y a des mots que je n’osais plus utiliser : le mot lutte, ou le mot révolution. Ils ont été corrompus par la modernité. Contaminés, brouillés, salis. Il faut les nettoyer. Malgré l’écrasante figure du terrorisme, malgré tous les stigmates qui affectent le mot révolutionnaire, je crois qu’il est toujours vivant. » Et les mots pèsent lourd dans l’histoire. Ils doivent être maniés avec beaucoup de soin, de scrupule et d’intelligence. L’esprit des mots survit très longtemps à l’usage, dogmatique, académique, ou même criminel, qui en a été fait.


L’esprit de la révolution, par exemple. Il hante Rue Santa Fe.


Claude Cabanes