Les images des tortures utilisées dans la campagne publicitaire lancée par la chaîne de magasins Ripley au Chili dépassent le cadre de la « publicité provocante ». Elles sont chargées de la démesure d'une société qui n'a pas encore effectué son travail de deuil.
La torture consiste à produire une souffrance psychologique ou physique, intense ou prolongée, en évitant ou, du moins, en retardant la mort. Le but avoué du tortionnaire est l’obtention d’informations, mais parallèlement un autre « but » s’y ajoute, moins rationnel, plus jouissif : la soumission. Le tortionnaire tient la victime à sa merci et de ce pouvoir il en retire une jubilation sans limites. Vouée à la passivité la plus extrême, la victime ne peut lui échapper. Le tortionnaire est partout. La publicité aussi. Ubiquité de la pub, toute-puissance du tortionnaire.
Les images des corps des jeunes gens cagoulés et pendus par les pieds ou par les mains jouent sur le même mécanisme : l'humiliation et la jouissance qu’elle procure, jouissance aussi perverse que celles des tortionnaires de la Dina, ivres de leur pouvoir sans limites. C’est un électrochoc de honte et de mauvaise conscience. Son courant arrive jusqu’à nous.
Les images offrent pourtant plusieurs interprétations. Car, à la différence des mots, elles n'affirment rien, mais restent indéfiniment ouvertes. Elles proposent un message ambivalent et laissent aux spectateurs le soin d’y répondre. Les questions sont innocentes, c’est par la réponse que le mal s’insinue. Ripley n’a jamais torturé personne, ses publicitaires ne font en aucun cas l’apologie de la torture, ils se contentent de montrer, et par cet acte, en apparence innocent, ils introduisent l’obscénité dans l'espace public.
L’obscène
L’obscène apparaît quand l’approche corporelle s’accompagne d’une « déqualification du langage » : on anéantit l’écart entre l’acte et la parole. L’obscène a à voir avec l’explicite absolu. C’est une transitivité totale du langage.
L’obscène survient quand la parole, l’écrit ou l’image font de la chose sexuelle, du crime, de la violence, un objet de communication. L’acte obscène peut ainsi être accompli aux seules fins d’être dit ou montré.
Nous vivons dans le « monde de la transparence », dans la « perte du secret des choses de l’intimité ». Conflit entre l’intime et le besoin de visibilité absolue. Pour Baudrillard, est obscène ce qu’on ne représente plus : il n’y a plus de regard subjectif derrière la caméra filmant (passage de l’ordre de la représentation à celui de la présentation). Le regard n’informe plus (au sens premier du terme) ce qui est montré. D’où la possibilité d’une immersion totale dans l’intime (qui ne fait d’ailleurs que reprendre en la métaphorisant l’idée d’une immersion dans l’intérieur du corps). On retombe alors sur le problème du montrable et de l’inmontrable : l’obscène n’est plus « ce qui représente mais ce qui présente absolument ».
La mode, stade suprême de la modernité
Depuis les années soixante la mode devient le creuset de la modernité. Jusque là, la mode subissait traditionnellement le « diktat » de la haute couture. Le relais était assuré par les «petites mains» couturières et la filière fonctionnait tout entière grâce à l'artisanat et sur le principe du sur-mesure.
à partir des années soixante, la diffusion des techniques de production de masse et l'apparition de matériaux nouveaux entraînent une révolution du marché. La donne a changé: la mode se démocratise. De nouvelles conventions sociales se développent, imposant un idéal de beauté où triomphe la mode futuriste, adoptée et copiée par toute la jeunesse de l'époque.
Cette génération d'après-guerre joue un rôle déterminant en tant qu'acteur essentiel de la création. « Fournisseur de mode », elle ne cesse d'alimenter divers courants. Un double mouvement intervient entre la rue et les créateurs. Les stylistes sont approvisionnés des idées chez les adolescents clients des Puces et d’autres surplus américains. Et tout ceci sert de fil conducteur aux créateurs qui s'en inspirent pour créer des modèles que l'on retrouve ensuite réproduits à l'infini.
Grâce à la diffusion du prêt-à-porter, la consommation de vêtements « à la mode » se développe en diversifiant ses sources de création et de production. Les innovations sont relayées par les media, dont le rôle devient décisif. La mode s'impose alors comme source de biens de consommation pour tous. Etre à la mode devient le point de départ d'un bon nombre de comportements qui rivalisent dans la course vers le « toujours plus ».
Le tout organisé en concentrant et en reproduisant les tendances d'un côté à l’autre de la planète. La globalisation aidant, dans une « diversité » des modes que chaque acheteur interprète et adapte à sa propre individualité. La mode fluctue entre l’uniformisation relative des styles et l’adaptation personnelle des tendances.
Les séries d'images d'Abou Ghraib sont un exemple des tactiques utilisées par les Etats-Unis dans leur guerre contre le terrorisme. La diffusion d'images qui sont restituées dans le circuit médiatique, cette monstration, n'est pas étrangère à l'idée de fonder une campagne de publicité sur ces dernières. C’est l’évocation salace d'une réalité mondialisée.
Dans ce cas, il s'agit d'une stratégie à visée démagogique et commerciale. L'obscénité s’avère « payante ». Certains médias développent une pragmatique de l'obscène pour répondre à la loi du marché.
La consommation nous consomme
Suite à une intervention d'Amnistie Internationale qui a sollicité à Ripley de retirer la campagne en question, l'agence de publicité Mc Cann-Erickson - au nom de son client Ripley - a informé par lettre à Amnistie Internationale que la campagne « serait remplacé au cours des prochains jours ».
Nombreuses associations de droits de l’homme, victimes survivantes et parents des victimes de la dictature, ainsi que des organisations politiques ont essayé d'organiser des réponses « citoyennes » à la campagne de Ripley. Plusieurs initiatives sont apparues, certaines d’entre d'elles couronnées de succès, tel l'envoi des courriers par internet aux fournisseurs de Ripley. Malheureusement, l'initiative de brûler ou rendre publiquement les cartes de crédit appartenant à la « Banque Ripley » n'a pas prospéré, du fait que presque la totalité des clients se trouvent avec des dettes en suspens. ( Achetez maintenant et payez durant toute votre vie ! ).
La « consommation nous consomme », l’asservissement fonctionne sur la base du Crédit à la consommation étendu. Les organismes de crédit pullulent. Les grands magasins ont le leur et ils sont d'un accès facile. S’ils multiplient par trois ou par cinq le pouvoir d'achat des consommateurs, ils les asservissent au système dans les mêmes proportions.
NOLO RIZKÁ
Mars 2006